Article extrait du Plein droit n° 31, avril 1996
« A la sueur de leur front »

Les discriminations à l’embauche : A compétence égale, Peter ou Mustafa ?

En dépit d’indéniables progrès, la discrimination fondée sur la race ou l’origine ethnique continue à être très répandue dans le monde du travail, même si elle est minimisée ou carrément niée. Le chômage parmi les immigrants et leurs enfants est quatre fois plus important que parmi les nationaux dans les pays hôtes. Des millions de gens sont ainsi frappés d’exclusion, constituant une sous-classe grandissante. Cette bombe à retardement sociale doit être désamorcée sans retard.

« Je regrette, vous m’appelez trop tard. L’annonce est parue dans le journal avant-hier et le poste est déjà pourvu. Une autre fois peut-être, Mustafa, mon ami ».

Dix minutes plus tard, autre appel, autre réponse : « Pouvez-vous me donner quelques renseignements sur vous-même, M. Liemt… Cela me paraît bien. Pourriez-vous venir immédiatement pour un entretien ? »

Le propriétaire du magasin, qui avait besoin d’un assistant, attendit en vain Jan Peter Liemt. C’était un nom d’emprunt, comme celui du premier interlocuteur, Mustafa El Mansury. En réalité tous deux étaient des étudiants, l’un d’origine marocaine, l’autre hollandais de bonne souche. Ils s’étaient portés volontaires pour des tests dans le cadre d’une enquête réalisée aux Pays-Bas sous les auspices de l’Organisation internationale du travail (OIT) et concernant la discrimination dans l’embauche pour des postes peu qualifiés.

Trois chances contre une

L’enquête a porté sur plusieurs centaines de postes vacants. Les résultats montrent que dans les cas où un jeune Hollandais et un jeune Marocain de compétence égale se présentent à un poste semi-qualifié, le Hollandais a trois chances contre une à l’« étranger » d’être invité à un entretien. Certains employeurs, qui n’ont pas refusé le jeune Marocain sur le champ, ont trouvé quelque excuse pour éliminer sa candidature un peu plus tard.

Des jeunes originaires de Suriname ont participé à un exercice parallèle mené sur le marché du travail pour des postes exigeant des études universitaires. Les jeunes Marocains, comme les jeunes de Suriname étaient nés au Pays-Bas et avaient la nationalité hollandaise. Ils avaient de nombreux amis hollandais et semblaient pleinement intégrés dans la société néerlandaise. Les Marocains et les Surinamais sont les deux groupes ethniques les plus importants aux Pays-Bas, où les étrangers représentent environ 8 % de la population.

La possibilité d’obtenir un poste semi-qualifié est extrêmement faible pour un demandeur d’emploi marocain, mais les Surinamais ayant fait des études universitaires ont été un peu mieux traités. Lorsqu’ils ont présenté leur candidature au même poste de travail que leurs homologues néerlandais, quatre sur cinq ont été invités à un entretien. Ils ont été plus souvent refusés par les entreprises privées que par les entreprises du secteur public, celles-ci développant des programmes d’action positive en faveur des groupes ethniques. Bien que ces programmes n’accordent pas une préférence d’embauche aux étrangers, ils semblent réduire les distorsions dans les procédures de recrutement.

Les résultats de cette enquête sont très décevants pour un pays qui a investi énormément d’argent, de main-d’œuvre et d’efforts dans une politique publique visant à intégrer les immigrants. Des cours leur ont été offerts pour qu’ils puissent apprendre le néerlandais. Des programmes de formation professionnelle spéciaux ont été élaborés pour les moins jeunes. Des avantages financiers ont été accordés aux employeurs qui embauchent des immigrants. Le gouvernement a modifié la législation nationale pour les aligner sur les conventions de l’OIT relatives aux travailleurs migrants. Tout cela, apparemment, n’a pas suffi à régler le problème.

Une lutte difficile

L’enquête menée aux Pays-Bas fait partie d’un projet du BIT visant à aider les États membres de l’Organisation à trouver des moyens meilleurs et plus efficaces de lutte contre la discrimination qui s’exerce à l’encontre des travailleurs étrangers et des minorités ethniques sur le marché du travail.

« Un grand nombre de nos mandants estiment qu’ils ont résolu ce problème, déclare le responsable du projet M. Roger Zegers de Beijl, parce qu’ils ont signé les conventions de l’OIT et adopté une législation assurant aux migrants l’égalité de traitement. Malheureusement, les choses ne sont pas aussi simples. Le problème demeure. Cela ne veut pas dire que l’on pourrait se passer de mesures législatives et de normes internationales. Elles sont nécessaires pour soutenir les efforts entrepris, mais en aucun cas elles ne peuvent être considérées comme suffisantes ».

Il ne sert à rien non plus de proclamer haut et fort : « Nous ne sommes pas un pays d’immigration ». Aucune frontière ne peut être fermée hermétiquement aux candidats à l’émigration, tous fortement motivés. Compte tenu de tous les efforts de libéralisation des échanges commerciaux entrepris à l’échelon mondial et régional, de plus en plus de travailleurs se déplaceront. La migration pour l’emploi sera l’un des traits marquants du prochain siècle.

Soixante-dix millions de personnes, principalement du tiers monde, vivent dans d’autres pays que le leur et chaque année, plus d’un million émigrent à titre permanent vers une « terre promise ». En Europe occidentale, le nombre de travailleurs d’origine étrangère avoisine actuellement treize millions, sans compter les résidents illégaux, les réfugiés et les demandeurs d’asile. Ces économies prospères et vieillissantes devront décider si elles choisissent de mettre en œuvre des politiques de restructuration interne afin de satisfaire la demande de main-d’œuvre spécialisée de différents secteurs, ou d’admettre des migrants toujours plus nombreux. La plupart des gouvernements des pays de l’Union européenne opteront probablement pour l’une et l’autre solution.

Les pays d’accueil traditionnels – Australie, Canada, États-Unis – ont déjà fixé leurs objectifs d’immigration pour les cinq prochaines années. Le regroupement familial concernera les groupes ethniques des pays en développement qui ont fourni la majorité des immigrants dans le passé récent.

Cependant, la caractéristique marquante de chacun des programmes des pays d’accueil, à l’avenir, sera l’accroissement du nombre des immigrants très qualifiés. En raison du renforcement prévisible des blocs économiques en Europe, dans la région Asie/Pacifique et dans les Amériques, certains experts prédisent une compétition farouche à l’échelle mondiale entre ces blocs qui voudront s’assurer les services des travailleurs les plus qualifiés.

Les vagues d’immigration du tiers monde ont contribué à la diversification ethnique et culturelle des sociétés occidentales. Cette tendance se poursuivra à l’avenir. Réussir à gérer cette diversité constitue un nouveau défi pour l’État-nation.

Les études du BIT montrent que les travailleurs migrants, en Europe occidentale, sont victimes d’une discrimination dans l’emploi généralisée et systématique et que cette discrimination est souvent minimisée ou carrément niée. Confrontés à des preuves concrètes, le personnel des bureaux de placement et les dirigeants des offices de l’emploi rejettent le blâme sur les employeurs, les responsables de la sélection sur leurs supérieurs, lesquels le rejettent à leur tour sur les clients de l’entreprise.

La discrimination s’infiltre non seulement partout, elle est aussi insaisissable en ce sens qu’il est extrêmement difficile de trouver qui en est véritablement responsable. La recherche montre également que la « race » demeure un facteur déterminant dans le placement des travailleurs sur le marché du travail américain, alors que d’autres études ont prouvé qu’il existe une discrimination contre les Antillais au Canada et contre les Vietnamiens en Australie.

Chances inégales

En Europe, où les immigrants du monde en développement ont souvent été admis en tant que travailleurs temporaires, leur présence était initialement considérée comme une solution provisoire à des pénuries de main-d’œuvre. De ce fait, les efforts des pouvoirs publics pour intégrer les nouveaux arrivants ont été insuffisants. Les migrants de la première génération, au début des années soixante, ont été entassés dans des quasi-ghettos suburbains. Aujourd’hui, leurs descendants élevés dans le culte de l’égalité découvrent que l’inégalité est en quelque sorte leur « droit de naissance ».

Ces jeunes sont confrontés à d’énormes problèmes lors du passage du milieu scolaire à la vie active, car peu d’emplois leur sont ouverts ; ils ont également moins de chances que leurs homologues nationaux de trouver des apprentissages et des possibilités de formation, ou de convaincre les employeurs qu’ils sont aussi qualifiés et dignes de confiance que les autres jeunes.

Par conséquent, ils doivent se contenter de ce qui leur est offert : les emplois les moins bien rétribués et les moins stables, dans les secteurs traditionnels de l’emploi de la main-d’œuvre immigrée plutôt que dans les branches et les métiers d’avenir. Ils peuvent ainsi, au mieux, se maintenir au niveau de la génération précédente, à savoir tout au bas de l’échelle du marché du travail.

Bien entendu, certains d’entre eux parviennent à sortir de ce cercle vicieux, mais la plupart y sont emprisonnés et constituent une sous-classe économique et sociale.

« Ce qui, en Europe, distingue les enfants et les petits-enfants de travailleurs migrants de leurs parents, constate M. Roger Bohning, chef du service des migrations et de la population du BIT, c’est qu’ils ne sont plus résignés. Ils en savent plus et ils veulent faire mieux. Si on ne leur donne pas leur chance, ils seront de plus en plus poussés à la révolte, d’abord individuelle, puis collective, au sein de bandes dans la rue ou au nom de la solidarité ethnique ».

Gaspillage de ressources

L’inégalité et la discrimination sont immorales et politiquement dangereuses. Il en résulte également un gaspillage des ressources humaines qui risque de conduire à une baisse de la productivité et une hausse des coûts de production. Au contraire, les employeurs qui prennent des dispositions pour éliminer la discrimination dans leurs entreprises en sont récompensés par une amélioration des performances, de l’efficacité des relations professionnelles, confirment diverses études.

La promotion de l’égalité des chances et de traitement au travail est la clé du succès de toutes les politiques d’intégration, estime le BIT. Le projet dont la mise en œuvre a commencé aux Pays-Bas entend non seulement démontrer l’ampleur et la profondeur de la discrimination dans la vie active, mais aussi faire le point sur les mesures prises pour la combattre dans différents pays.

« Ensuite, nous passerons à l’étape suivante, indique M. Zegers de Beijl. Nous prendrons, par exemple, le texte de la loi et nous verrons comment elle est appliquée dans la pratique. Existe-t-il un organe de recours auquel les gens puissent s’adresser ? Nous nous occuperons aussi de la question cruciale de la charge de la preuve en cas d’allégation d’injustice. Ne devrait-il pas incomber à l’entreprise d’apporter les preuves qui la disculpent, surtout si elle est connue pour n’employer que des nationaux ? C’est un point qui n’est jamais abordé, probablement parce que trop sensible sur le plan politique ».

Le projet évaluera également la formation et l’enseignement donnés aux directeurs du personnel, aux dirigeants syndicaux et au personnel des offices de l’emploi en matière de comportement anti-discriminatoire et d’égalité de traitement. Dans ce cas également, le test décisif résidera dans les résultats, non pas dans les objectifs. Le projet du BIT est axé sur l’action, car ses constatations seront immédiatement transmises aux États membres au moyen de publications et séminaires internationaux.

Pour les septiques, la complète égalité des chances et de traitement au travail peut paraître relever du domaine de l’utopie dans un monde où trois milliards d’êtres humains sont en concurrence sur un unique marché planétaire. Mais Roger Zegers de Beijl n’est pas de cet avis. « Même s’il y a trop peu de postes de travail et un trop grand nombre de candidats, affirme-t-il, au moins faudrait-il veiller à ce qu’aucun groupe ne soit exclu en raison de son appartenance ethnique, de sa couleur, ou de sa religion. Il est déjà suffisamment inquiétant que 10 % de la main-d’œuvre soient victimes du chômage de longue durée. Si de surcroît la majorité des chômeurs de longue durée sont des gens d’origine étrangère qui n’arriveront jamais à entrer dans la vie active normale, alors nous sommes assis sur une bombe à retardement, et il nous faut essayer de la désamorcer. L’inaction pourrait être très dangereuse, voire même fatale ».


Article paru dans le magazine Travail (n° 12, 1995) publié par le Bureau international du travail (Bureau de l’information publique, CH-1211, Genève 22, Suisse).



Article extrait du n°31

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Dernier ajout : jeudi 28 août 2014, 18:43
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