Article extrait du Plein droit n° 8, août 1989
« La gauche et l’immigration un an après »

Immigration dans les DOM : un statut colonial

Le 29 mai dernier, le GISTI, le Cercle Frantz Fanon et l’Association des juristes pour la reconnaissance des droits fondamentaux des immigrés (Marseille) ont tenu ensemble une conférence de presse afin d’attirer l’attention sur la disposition (l’article 18) du projet de loi sur l’entrée et le séjour des étrangers reportant à plus tard, dans les DOM, l’entrée en vigueur de certaines garanties prévues par le texte. À cette occasion, la situation des immigrés dans les départements des Antilles et de Guyane a été longuement évoquée. Nous reproduisons ici des extraits de cette conférence.

Marcel Manville - Je prends ici la parole au nom du Cercle Frantz Fanon, que nous avons créé il y a quelques années en Martinique afin de faire connaître et de diffuser les idées de Fanon dans sa patrie d’origine.

Les immigrés qui vivent chez nous, souvent dans une situation effroyable, viennent de la Barbade, de Sainte-Lucie, de la Dominique, de Haïti. Ils ont le statut d’étrangers, et pourtant, ce sont en réalité nos frères les plus proches, puisque nous avons tous la même origine africaine et le même passé d’esclavage et de travail dans les plantations. C’est la colonisation, avec les barrières linguistiques qu’elle a engendrées, et aujourd’hui des nationalités différentes, qui nous ont rendus étrangers les uns aux autres.

Jusqu’à aujourd’hui, pourtant, les syndicats et les partis ont été très réticents à aborder cette question et à poser le problème de l’égalité des droits. Les partis indépendantistes sont en pointe, mais ils sont minoritaires. Les assimilationnistes - de droite ou de gauche - préfèrent ne pas aborder cette question épineuse. Mais la situation est peut-être en train d’évoluer : les Antillais commencent à prendre conscience de leur appartenance à la Caraïbe, et la construction européenne joue un rôle important dans cette prise de conscience, car elle fait très peur, y compris à la petite bourgeoisie martiniquaise. On commence à s’apercevoir que les Haïtiens et les Saint-Luciens sont nos frères, mais ce n’est pas encore un large mouvement d’opinion.

Les séquelles du colonialisme

C’est la première chose qu’il faut avoir à l’esprit lorsqu’on parle de l’immigration dans les départements d’outre-mer. La seconde, c’est la discrimination qui caractérise la situation de ces colonies par rapport à la métropole. La législation a toujours été - et reste - discriminatoire en dépit de tous les principes affirmés. Comme disait Orwell, nous sommes tous égaux, mais certains sont plus égaux que d’autres... Et la victoire de la gauche, en 1981, n’a en rien amélioré la situation, bien au contraire. Alors que le peuple martiniquais commençait à relever la tête, la victoire de Mitterrand l’a à nouveau anesthésié. Et quelqu’un comme Aimé Césaire, qui a proclamé un « moratoire » des revendications, porte une lourde responsabilité dans cet état de chose. Aimé Césaire a proclamé : « Avec Mitterrand, nous allons gommer les séquelles du colonialisme » ; or rien n’a changé. Pour ne prendre que l’exemple le plus récent, les conditions d’attribution du R.M.I. sont discriminatoires, comme l’étaient déjà les allocations familiales. Et la gauche n’a pas hésité à voter cette loi discriminatoire à l’égard des habitants des DOM. La loi actuellement en discussion ne fait qu’instaurer une discrimination supplémentaire, puisqu’elle laisse nos frères de la Caraïbe victimes de l’arbitraire du préfet.

Danièle Lochak - La disposition qui se trouve dans le projet Joxe et que nous critiquons est en effet une illustration parfaite de l’ambiguïté ou de l’hypocrisie qui régit la situation juridique des DOM. Ne serait-ce qu’au niveau du droit applicable, les départements d’outre-mer, en dépit de toutes les proclamations contraires, ne sont pas vraiment la France, sauf quand cela nous arrange. Il est vrai que le cas dont nous discutons aujourd’hui est un peu à part, dans la mesure où les principales victimes de la discrimination que le projet tend à instituer sont les étrangers résidant dans les DOM, ceux qui n’ont pas la nationalité française ; mais ces étrangers peuvent avoir des liens familiaux avec les habitants de Martinique, de Guadeloupe ou de Guyane, qui sont donc également atteints par cette législation.

La répétition de 1981

Pour apprécier cette disposition à sa juste mesure, il n’est pas inutile de remonter un peu dans le passé. Car déjà la loi du 29 octobre 1981, qui abrogeait la loi Bonnet et était dans l’ensemble une loi libérale, contenait un article 8 semblable à l’article 18 que nous critiquons aujourd’hui et différant pendant cinq ans l’application dans les DOM de certaines dispositions de la loi. Alors que la loi nouvelle confiait aux tribunaux le soin de prononcer la reconduite à la frontière des étrangers en situation irrégulière, le préfet restait compétent, dans les DOM, pour prononcer des expulsions sur le fondement des dispositions de la loi Bonnet restées en vigueur. Prenez 1981, ajoutez cinq : vous obtenez 1986. De là à soupçonner le gouvernement d’alors d’avoir spéculé sur l’alternance, il y a un pas que l’on ne saurait franchir sans mauvaise foi ; il n’empêche que la coïncidence est symptomatique. Et le résultat, c’est que la loi Defferre n’est jamais entrée en vigueur dans les DOM.

Mais le gouvernement a fait mieux - ou pire - encore. Le secrétaire d’État aux DOM-TOM a en effet pris en 1982 une circulaire d’application (il vaudrait mieux dire d’inapplication...) de la loi, dans laquelle il était précisé que n’étaient pas applicables dans les DOM non seulement les dispositions expressément exclues par l’article 8, mais également celles qui se révéleraient incompatibles avec le maintien en vigueur de la procédure administrative d’expulsion. Ainsi, les préfets n’avaient pas à tenir compte, selon cette circulaire, des dispositions protectrices empêchant d’expulser certaines catégories d’étrangers ayant des attaches en France (article 25 de l’ordonnance de 1945). Cette « interprétation » de la loi était non seulement scandaleuse dans son principe, mais rigoureusement indéfendable en droit : refuser les garanties juridictionnelles aux personnes en situation irrégulière est une chose, accepter l’expulsion des parents ou conjoints de Français en est une autre, et il n’y avait à l’évidence aucune incompatibilité entre le maintien en vigueur de l’ancienne procédure et l’application des dispositions nouvelles en ce qui concerne les personnes non expulsables. Le GISTI a déféré la circulaire au Conseil d’État et en a obtenu sans mal l’annulation... en 1985.

La loi Pasqua, elle, ne contenait aucune disposition spécifique concernant les DOM. Vu l’étendue des pouvoirs qu’elle conférait aux préfets, il a sans doute paru inutile de prévoir un régime dérogatoire pour les DOM. Mais dès que l’on propose de libéraliser les textes, les discriminations réapparaissent. Elles portent cette fois sur deux dispositions importantes de la loi nouvelle.

Le refus des garanties

Ne serait pas applicable avant cinq ans la disposition qui prévoit la consultation obligatoire de la Commission du séjour des étrangers avant tout refus de délivrance d’une carte de résident à ceux qui l’obtiennent normalement de plein droit (parents d’enfants français, conjoints de Français, étrangers résidant en France depuis plus de dix ans ou depuis qu’ils ont atteint au plus l’âge de dix ans), ainsi qu’avant tout refus de renouvellement d’une carte de séjour temporaire. Et la procédure de reconduite à la frontière resterait inchangée, excluant tout contrôle préalable du juge sur l’arrêté préfectoral de reconduite. Or il s’agit de deux dispositions protectrices, susceptibles de limiter sensiblement l’arbitraire des préfets.

Ce qui est également choquant, c’est la façon dont cet article 18 a été introduit dans le projet de loi. Il ne figurait pas, en effet, dans les premières moutures du texte soumis aux associations, qui n’ont donc pas pu faire entendre leur point de vue, et il a été ajouté de façon subreptice et quasi-clandestine après que la concertation entre le ministre de l’Intérieur et les associations ait pris fin.

Les raisons officiellement avancées pour justifier cette exclusion (l’exposé des motifs invoque la situation spécifique des DOM et les problèmes pratiques que pourrait soulever l’application immédiate des dispositions relatives à la commission du séjour des étrangers et au contrôle du juge) ne sont guère convaincantes. Patrick Mony dira tout à l’heure ce qu’il faut en penser. Mais pour s’en tenir au plan strictement juridique, la constitutionnalité même d’une telle exclusion fait problème.

Une constitutionnalité douteuse

Car le principe posé en 1946 - quoique non respecté - était bien celui de l’assimilation juridique des départements d’outre-mer à ceux de la métropole. Sans doute la Constitution prévoit-elle que « le régime législatif des DOM peut faire l’objet de mesures d’adaptations nécessitées par leur situation particulière ». Mais cette disposition n’autorise pas le législateur à déroger comme il l’entend au droit commun. Pour qu’une telle mesure soit justifiée, il faudrait pouvoir démontrer que les DOM connaissent en matière d’immigration une situation particulière ; or on peut douter que les problèmes de la lutte contre l’immigration clandestine, généralement invoqués pour justifier le maintien de dispositions plus rigoureuses, soient d’une nature différente dans les DOM et en métropole. A supposer même que les travailleurs clandestins y soient particulièrement nombreux, il s’agit là d’un élément purement conjoncturel et nullement structurel, qui n’est pas à lui seul constitutif de cette « situation particulière » à laquelle fait référence la Constitution. On ne voit guère, de surcroît, en quoi l’obligation de consulter la commission du séjour des étrangers serait une entrave à la lutte contre l’immigration clandestine.

La « situation particulière » des DOM ne saurait par ailleurs justifier n’importe quelle mesure d’adaptation : supprimer dans les départements d’outre-mer l’existence d’une voie de recours existant en métropole a un caractère choquant, s’agissant d’une disposition touchant à la fois à l’organisation judiciaire et aux garanties des droits individuels. Les voies de recours ne doivent-elles pas être les mêmes sur l’ensemble du territoire de la République ?

Il faut rappeler, d’ailleurs, que lorsque le Conseil constitutionnel a eu à faire application de cette disposition de la Constitution, il l’a interprétée dans un sens rigoureux (trop rigoureux, même, en l’occurrence) : il a estimé en effet inconstitutionnelle la réforme régionale dans les DOM qui prévoyait de fusionner le conseil général et le conseil régional. Or la réforme avait pour elle le bon sens : le fait que chaque département d’outre-mer constitue à lui seul une région n’était-il pas constitutif d’une situation particulière autorisant le législateur à prévoir des mesures d’adaptation et à fusionner deux assemblées qui avaient exactement la même assise géographique ? Le Conseil constitutionnel en a jugé autrement, estimant que la fusion des deux assemblées aboutirait, en supprimant le conseil général, à priver les cantons (!) de représentation, et qu’il s’agissait donc non plus d’une « adaptation » mais d’un régime spécifique, prohibé par la Constitution. Si la solution paraît en l’occurrence bien contestable, elle montre en tout cas que le Conseil constitutionnel a opté sur ce point pour une interprétation stricte de la Constitution.

Et ceci nous ramène au problème général du régime juridique applicable dans les DOM. Bien des discriminations subsistent encore, qui n’auraient vraisemblablement jamais passé l’obstacle du contrôle de constitutionnalité si elles avaient été déférées au Conseil constitutionnel. Pour ne prendre que quelques exemples, on peut comprendre que les DOM aient un régime douanier spécifique ; mais on ne voit pas bien - et c’est un euphémisme - quelle « situation particulière » justifie un régime moins avantageux en matière d’allocations familiales ou en matière d’indemnisation des congés de maladie. Et nous, qui luttons pour la suppression des discriminations entre Français et étrangers, nous ne pouvons évidemment pas rester insensibles à ces discriminations qui frappent ces citoyens de seconde zone que sont les habitants des départements d’outre-mer.

L’héritage du droit colonial

Christian Bruschi - Ma première remarque consistera à relever un détail assez piquant : c’est que l’article 3 de l’ordonnance de 1945, qui reste en vigueur, précise que l’expression « en France » doit s’entendre dans le texte au sens « du territoire métropolitain et de celui des départements d’outre-mer » : ce qui n’empêche pas, dans la suite du texte, de différer l’application de certaines de ses dispositions dans les DOM. Je dis bien « différer », car c’est là que réside en quelque sorte l’astuce : on ne prétend pas instaurer un régime législatif spécifique, on se contente de différer l’application du droit commun pendant cinq ans, le temps de permettre de réunir les conditions nécessaires à une application correcte du texte qui va être voté.

Ma seconde remarque est d’ordre historique. Car cet article 18 se situe dans le prolongement du droit colonial. Quand on s’intéresse au statut des personnes dans le droit colonial français, l’aspect le plus révélateur n’est pas le statut de ceux qui avaient la nationalité française, indigènes compris, comme on disait à l’époque, mais le statut des étrangers.

Dans toutes les colonies, il y avait en effet deux sortes d’étrangers : les étrangers « de souche européenne », et les étrangers « assimilés » aux indigènes ; et le droit applicable était tout à fait différent pour les uns et pour les autres. Les premiers bénéficiaient d’un statut plus favorable que celui réservé aux étrangers dans la France métropolitaine, notamment en ce qui concerne l’acquisition de la nationalité française. Alors que les seconds, les étrangers assimilés aux indigènes, et qui provenaient des territoires voisins, avaient un statut extrêmement dévalorisé : non seulement ils étaient entièrement soumis à l’arbitraire administratif, non seulement l’acquisition de la nationalité française était pour eux un rêve inaccessible, mais de plus ils n’avaient même pas tous les droits qu’on reconnaissait aux indigènes français.

Européens et Caribéens

Or je constate que le projet de loi consacre une distinction analogue. Il est évident que dans les DOM, à l’heure actuelle, il y a bien deux catégories d’étrangers : ceux du monde caribéen, qui sont les plus proches, et ceux qui bénéficient de la liberté de circulation (même si celle-ci n’est pas totale), les Européens de la Communauté économique européenne. Et ces derniers ne tomberont pas sous le coup du nouveau dispositif. Les seuls qui auront à souffrir de la non application de la future loi, ce sont évidemment les Caribéens.

Ce statut différencié accordé aux différentes catégories d’étrangers est d’essence coloniale - osons le terme - et loin d’être un accident historique, il s’inscrit au contraire dans une longue tradition juridique. Et au-delà de la violation de l’égalité de traitement entre la France métropolitaine et les DOM, au-delà de l’atteinte au principe de l’unité de l’ordre juridique sur l’ensemble du territoire de la République, il faut également voir dans cet article 18 la manifestation d’une discrimination ethnico-raciale.

Patrick Mony - Je vais commencer par vous raconter une anecdote qui me paraît illustrer parfaitement ce que vient de dire Christian Bruschi sur la différence de traitement entre Caribéens et Européens.

Nous souhaitions connaître, au GISTI, l’évolution de la population en Martinique, Guadeloupe et Guyane au cours des dernières années, population étrangère inclue. Au mois d’août 1988, je me suis donc mis en quête des chiffres relatifs aux titres de séjour délivrés dans ces trois départements. J’ai commencé par m’adresser au ministère de l’Intérieur, qui m’a envoyé la brochure sur les étrangers en France - brochure où le nombre d’étrangers résidant dans les DOM n’apparaît pas. J’ai téléphoné au ministère pour exprimer mon étonnement sur cette absence ; la personne que j’ai eu au téléphone, regardant la brochure en même temps que moi, a constaté effectivement que les chiffres n’y figuraient pas, et elle a laissé échapper cette phrase : « j’espère que ça n’est pas dans les chiffres qu’on nous a interdit de publier ». S’apercevant qu’elle venait peut-être de faire une gaffe, elle a ajouté : « Ce n’est pas lié à la nouvelle majorité, mais à notre nouveau chef de service » (c’était après la victoire de la gauche aux élections). Elle m’a promis de faire des recherches et de me communiquer les informations qu’elle obtiendrait, me conseillant également de m’adresser au secrétariat d’État aux DOM-TOM.

Je téléphone au secrétariat d’État, où je tombe d’abord sur le service de documentation qui me dit : « on ne peut pas vous répondre, vous devriez vous adresser aux services de police attachés aux DOM ». Ce que j’ai fait. Après m’avoir un peu cuisiné, on m’a dit : « vous savez, ces statistiques n’ont aucun intérêt, parce que les frontières sont totalement poreuses et il y a tellement de clandestins que les chiffres ne vous diront rien ». J’ai répondu que ce qui m’intéressait c’était uniquement de connaître le nombre de titres de séjour délivrés, et on m’a alors renvoyé sur le service de presse attaché au cabinet.

Au cabinet, on m’a répondu qu’il fallait qu’ils se renseignent. Dans la semaine, j’ai eu un nouveau coup de téléphone avec le cabinet, qui m’a confirmé qu’il n’avait pas ces statistiques et m’a conseillé de m’adresser à la Direction de la Population et des Migrations. La D.P.M. m’a répondu que ces statistiques n’existaient pas. Je me suis alors tourné vers l’INSEE, qui m’a répondu que le dernier recensement ne faisait pas apparaître la composante étrangère, mais uniquement le lieu de naissance.

Les Européens privilégiés

Il y a donc une sorte de black-out sur les chiffres. Mais de plus, il y a un black-out sur les chiffres relatifs à la présence des étrangers d’origine européenne. Lorsqu’on consulte les études comme le rapport Jarnac du Conseil économique et social ou la brochure de l’ORSTOM sur la population étrangère en Guyane, on constate que les seules populations mentionnées sont les populations caribéennes : on vous dit qu’il y a des Brésiliens en Guyane, dont beaucoup sont en situation clandestine, on vous parle de la bonne intégration des Mong, on rappelle la présence des Surinamiens qui sont au nombre de 12 000 mais qui devraient rentrer très prochainement au Surinam. Mais rien sur l’évolution de la population européenne. Or celle-ci augmente en nombre, car non seulement elle bénéficie de la liberté de circulation et d’établissement, mais on encourage son installation en lui accordant (égalité de traitement oblige) les mêmes dégrèvements fiscaux qu’aux Français.

Lorsque je suis allé en Martinique, à l’invitation de Marcel Manville, j’ai donc cherché à en savoir un peu plus sur ces questions. Et j’ai constaté que les statistiques de la population étrangère dotée de titres de séjour existaient bel et bien. En tout cas, elles existent en Martinique où je n’ai eu aucun mal à obtenir de la Préfecture (où l’on a été charmant avec moi) les chiffres de 1983 à 1987. Je pense donc que le ministère de l’Intérieur doit aussi les avoir...

Immigration et émigration

Et les données que j’ai obtenues sont intéressantes. On constate en effet une croissance assez importante de la population étrangère d’origine européenne au cours des trois dernières années, qui approche à présent du millier de personnes. Au contraire, on constate une stabilisation du nombre des étrangers d’origine caribéenne : l’augmentation annuelle est passée de 33% en 1983 à 4% en 1987. (Il faut rappeler qu’il s’agit uniquement des étrangers dotés d’un titre de séjour et non de ceux qui sont en situation irrégulière, dont je reparlerai tout à l’heure). Il y a eu également au cours des deux dernières années une augmentation du nombre des Canadiens et des Américains installés en Martinique.

Au total, la population étrangère en situation régulière s’élève à environ 4 000 personnes. Ce chiffre peut paraître modeste, mais il faut le mettre en parallèle avec un autre phénomène : l’importance de l’émigration martiniquaise et guadeloupéenne vers la France entre 1982 et 1985, qui touche 4% de la population de ces deux départements, et plus précisément la tranche d’âge 19-29 ans. D’où une diminution très forte de la natalité. Pendant ce temps, entre 1982 et 1985, 18 000 personnes venant de France se sont installées dans ces deux départements. Selon l’INSEE, 9 000 d’entre elles seraient revenues, mais cela fait quand même 9 000 qui sont restées. Il y a donc un accroissement de la population blanche, qu’il faut mettre en parallèle avec la politique suivie à l’égard des Caribéens.

À cet égard, il faut d’abord rappeler que c’est la loi Bonnet, en janvier 1980, qui a pour la première fois introduit l’ordonnance de 1945 dans les DOM. La première fois que je suis allé en Guadeloupe, Martinique et Guyane, je me souviens avoir été très surpris de voir que les cartes de séjour délivrées aux Haïtiens portaient la mention : « établies conformément à la loi du 8 août ». Ce n’est qu’à la fin de mon séjour que j’ai compris, en m’entretenant avec le directeur de la réglementation de Guyane, qu’il s’agissait de la loi du 8 août 1893, dont les décrets d’application remontent à 1935 et 1936 ! Cette loi permettait notamment aux employeurs locaux de faire venir comme ils voulaient les étrangers dont ils avaient besoin ; c’est ainsi qu’ils ont fait venir, au moment des grandes grèves de la canne à sucre, des Dominicains et des Haïtiens - ce qui peut expliquer une certaine réaction de méfiance ou d’animosité de la part des Guadeloupéens et de Martiniquais à l’égard des immigrés qui ont été utilisés pour casser les luttes menées contre les grands propriétaires de plantations.

Une situation de non-droit

Et lorsqu’en 1981 on nous parlait là-bas de régularisation, il ne s’agissait pas de la régularisation exceptionnelle des clandestins comme en métropole, mais du passage des anciens textes aux nouveaux qui s’est prolongé pendant plusieurs années. Et à la faveur de l’établissement des nouveaux titres, on en a profité pour déstabiliser beaucoup d’étrangers, Haïtiens notamment, qui étaient là depuis de longues années. C’est également à cette époque, en 1980, qu’on a établi des visas pour les ressortissants des pays de la Caraïbe désirant venir en Martinique, en Guadeloupe ou en Guyane. En octobre dernier, encore, les responsables du service de la réglementation des étrangers m’ont expliqué qu’on avait décidé de ne plus renouveler les titres de séjour de 300 Haïtiens et Saint-Luciens, auxquels on avait remis en 1980 - c’est à dire au moment de l’entrée en vigueur de l’ordonnance de 1945 - des titres de 9 mois qui avaient été ensuite régulièrement renouvelés (pourquoi 9 mois alors que les textes ne prévoient pas de tels titres ?). Autrement dit, en octobre 1988, on décide de faire partir des gens qui étaient déjà présents en Martinique avant 1980 !

D’une façon générale, les Caribéens vivent dans une situation de non-droit permanent. Je citerai un exemple très instructif. J’ai rencontré une Sainte-Lucienne, mariée à un Français, un Martiniquais, et ayant un enfant, lui aussi français bien entendu. Le Martiniquais a voulu faire venir sa femme et son enfant en Martinique. Il s’est adressé à la préfecture, qui lui a répondu qu’il devait faire une demande de regroupement familial : c’est déjà très contestable pour la femme, puisque le regroupement familial est une procédure qui s’applique aux étrangers uniquement et non aux Français (il est vrai que c’est devenu une pratique courante en métropole aussi depuis la loi Pasqua) ; mais pour l’enfant, qui est Français, c’est carrément grotesque au regard des principes et des textes. Une procédure de regroupement familial a néanmoins été entreprise, l’enquête logement a été positive, l’enquête ressources également, tout comme l’avis de l’ONI, et le demandeur a payé la redevance prévue ... moyennant quoi le dossier est resté bloqué à la préfecture pendant deux ans. Et à chaque fois qu’il allait à la préfecture pour se renseigner, on lui répondait qu’on ne pouvait pas venir comme ça, qu’il fallait attendre, qu’il y avait beaucoup de chômage en Martinique, et que si sa femme venait sans autorisation elle ferait l’objet de poursuites. Quand je suis revenu en France, j’ai saisi le ministère, et comme par hasard l’affaire a été réglée en quinze jours. Mais là bas, c’est la pratique courante, quotidienne. De même, en dépit des textes, il est pratiquement impossible d’obtenir une carte de résident en Martinique, en Guadeloupe et en Guyane.

Scandales en Guyane

Il faudrait également rappeler la situation en Guyane, où des milliers de Surinamiens qui ont fui leur pays pour des raisons politiques sont parqués dans des camps militaires, à Saint-Laurent du Maroni, sans pouvoir sortir du camp sans l’autorisation de l’armée. Dépourvus de titre de séjour, ils sont en situation de dépendance complète, y compris pour se nourrir : ils ont des cartes de denrées. La scolarisation est assurée grâce à des associations humanitaires hollandaises : puisque le vœu le plus cher du gouvernement français est de les voir rentrer chez eux, il vaut mieux qu’ils ne soient pas déculturés. La situation au Surinam ne s’améliorant pas, il est peu probable qu’ils repartent dans un avenir proche ; mais pour l’instant il n’est pas envisagé de leur faire engager de procédure de demande d’asile politique qui leur permettrait de vivre plus normalement en Guyane. La situation des Haïtiens est d’ailleurs assez comparable.

Il y a également tout ce qui se passe autour du chantier de Kourou, où les entreprises n’hésitent pas à aller embaucher, avec des contrats absolument aberrants, des Brésiliens au Brésil, alors qu’il y a un chômage endémique en Guyane et que les populations sur place n’arrivent pas à trouver d’emploi. Ces personnes sont embauchées pour six mois puis renvoyées chez elles et remplacées par d’autres.

Toutes ces atteintes aux droits les plus élémentaires, toutes ces violations de la légalité sont inadmissibles, et la situation des immigrés dans les départements d’outre-mer est véritablement scandaleuse. Mais en même temps, cette situation explique pourquoi on ne tient pas à introduire des garanties pour les étrangers : cela entraverait la politique qui y a toujours été menée en matière d’immigration.



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Dernier ajout : vendredi 6 juin 2014, 17:32
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