Article extrait du Plein droit n° 8, août 1989
« La gauche et l’immigration un an après »
Note sur les accords de Schengen
François Julien-Laferrière
Commission de Sauvegarde du Droit d’Asile
Les représentants des gouvernements de la Belgique, des Pays-Bas, du Luxembourg, de la République fédérale d’Allemagne et de la France ont signé, en juillet 1985, à Schengen (Luxembourg), un accord approuvé par la France et publié au Journal officiel du 5 août 1986, en vue de l’harmonisation des politiques d’immigration et d’asile.
Il était prévu que certaines de ses dispositions seraient précisées par des accords ultérieurs. Tel est le but des négociations actuellement en cours, et qui devraient aboutir très prochainement, « sur la sécurité aux frontières et le contrôle aux frontières ». L’état actuel de ces négociations est mal connu car l’une des caractéristiques du « groupe de Schengen » est que tout s’y passe dans le plus grand secret, qu’aucune consultation n’a jamais été menée ni aucune information donnée, y compris aux parlementaires dont certains ont pourtant interrogé le gouvernement français à ce sujet.
Cependant, une « indiscrétion » a permis que soit connu l’avant-projet d’accord dans sa rédaction issue d’une réunion qui s’est tenue à Bruxelles en avril 1988. Bien que ce texte soit déjà dépassé sur plusieurs points, il donne une idée qui demeure valable de l’esprit dans lequel les négociations sont conduites et du contenu du futur accord qui doit être soumis au Parlement avant sa ratification.
L’esprit des négociations
L’élaboration de l’accord, depuis la création du « groupe de Schengen », est dominée par le secret. Ni la composition précise des délégations des pays participants, ni le lieu et la date des réunions ne sont connus. Le principe n’est pas seulement celui de la discrétion, comme c’est le cas pour les négociations internationales, mais celui de la diplomatie secrète.
Ceci ne laisse rien présager de bon sur les conditions dans lesquelles va s’édifier l’Europe des Douze dans la perspective de l’entrée en vigueur de l’Acte Unique, le 1er janvier 1993. Il est à craindre qu’il ne s’agisse que d’une Europe des États - voire d’une Europe des polices à propos de Schengen - dont les individus seront totalement exclus.
Il est symptomatique de relever que, en matière de police des étrangers, alors que le gouvernement français a annoncé qu’il allait procéder à une « large concertation » pour l’élaboration du texte destiné à remplacer la loi Pasqua, rien de tel n’a été réalisé pour la définition de la « politique commune » entre les cinq États membres du groupe de Schengen. Les associations de défense des étrangers et du droit d’asile n’ont, à aucun moment, été associées au processus, ni même tenues au courant de son déroulement. Cette façon de procéder ne peut qu’être dénoncée, car elle fait fi des principes démocratiques et entretient la suspicion sur les intentions des gouvernements concernés.
Il en va d’autant plus ainsi que, d’une part, les accords de Schengen prévaudront sur la loi interne des États membres dans les matières dont ils traitent et que, d’autre part, ces accords sont appelés à être étendus. L’Espagne et l’Italie auraient déjà demandé à participer à la suite des négociations - à l’échelon de la Communauté européenne et même, à plus long terme, du Conseil de l’Europe.
C’est donc bien l’avenir du droit d’asile en Europe qui est ici en cause.
Principes directeurs
L’économie générale du texte consiste à ériger le territoire des États membres en un « territoire commun » unique, au sein duquel les décisions prises par l’un des États sont opposables aux quatre autres. Les frontières intérieures - c’est-à-dire celles qui séparent les cinq États les uns des autres - disparaissent et les problèmes relatifs à l’entrée des étrangers sont donc traités par le premier pays sur lequel l’intéressé pénètre.
La « politique commune » des États membres est, par ailleurs, celle de la dissuasion : généralisation des visas en attendant l’instauration d’un visa unique ; conditions de ressources ; institution d’une liste d’étrangers indésirables (« personae non gratae ») ; refus d’entrée pour des motifs d’ordre public ; etc. Mais la dissuasion est également indirecte. En particulier, l’accord prévoit que, si l’entrée est refusée par l’un des États, le transporteur (aérien, maritime ou terrestre) doit ramener l’intéressé dans le pays d’où il provient et s’expose à des sanctions pénales. Le transporteur doit même s’assurer que ses passagers remplissent les conditions pour être admis dans leur pays de destination : les États sous-traitent ainsi leurs pouvoirs de police aux transporteurs qui ne voudront plus prendre en charge des étrangers dont la situation leur paraîtra douteuse (voir l’affaire des chauffeurs de taxi de Tourcoing).
Cette politique commune ne se limite pas aux conditions d’entrée mais englobe en outre les mesures d’éloignement. Tout État sur le territoire duquel se trouve irrégulièrement un étranger doit l’expulser du territoire commun, au besoin par la contrainte. Et si l’étranger ne peut prendre en charge le coût de son voyage, celui-ci est alors financé par un « fonds commun » auquel chaque État doit participer...
L’ensemble de ces dispositions est mis en œuvre grâce à un système d’échange d’informations entre les États, notamment en ce qui concerne les étrangers qui constituent un danger pour la sécurité ou l’ordre public et ceux qui sont entrés irrégulièrement sur leur territoire.
Les demandeurs d’asile
Un titre entier et douze des trente sept articles de l’accord sont consacrés à « l’asile », ce qui montre l’importance attachée au problème. Mais si des dispositions spécifiques traitent de cette question, il ne faut pas conclure que les autres stipulations ne concernent en rien les demandeurs d’asile : elles peuvent directement ou indirectement les affecter.
Le demandeur d’asile est défini comme tout étranger qui présente une demande de reconnaissance de la qualité de réfugié en application de la Convention de Genève.
Le principal aspect de l’accord sur l’asile est celui de la détermination de l’État responsable de l’examen de la demande d’asile. C’est en principe l’État qui a accordé un visa (ou le visa expirant le dernier en cas de pluralité de visas) ; à défaut de visa, c’est le premier État sur le territoire duquel est entré l’intéressé.
En cas de demandes successives d’asile présentées par un même étranger, l’État qui a examiné la première doit examiner la nouvelle. Enfin, si un État examine spontanément une demande, l’État qui devait en être responsable perd sa responsabilité. Le mécanisme est complexe et c’est pourquoi il est prévu que la détermination de l’État responsable doit s’effectuer « aussi vite que possible », ce qui n’est guère précis. En tous cas, ces dispositions risquent d’allonger la procédure de reconnaissance de la qualité de réfugié.
Par ailleurs, s’il est spécifié que « les États contractants s’engagent à ce que la demande d’asile présentée par un étranger (...) soit prise en considération », il est ajouté que « cette obligation n’entraîne pas pour un État contractant celle d’autoriser dans tous les cas le demandeur d’asile à pénétrer ou à séjourner sur (son) territoire ». L’asile territorial n’est donc pas garanti et la « demande d’asile » ne protège pas contre le refoulement ou l’expulsion. On peut s’interroger sur la conformité de ces règles aux articles 31 et 33 de la Convention de Genève.
L’éloignement des demandeurs d’asile
C’est qu’en effet le demandeur débouté devient rétroactivement en situation irrégulière et tombe alors sous le coup de la disposition relative à l’expulsion de l’étranger qui « ne remplit pas ou ne remplit plus les conditions concernant son séjour ». C’est peut-être ce qui a conduit le gouvernement néerlandais à suggérer que les demandeurs d’asile constituent une catégorie de « personae non gratae » ; mais il semble que, jusqu’à présent du moins, cette proposition n’a pas reçu de suite.
De plus, bien que l’accord semble (sa rédaction n’est pas claire) faire la réserve des dispositions spécifiques concernant l’asile - c’est-à-dire principalement de la Convention de Genève -, il risque en réalité de sonner le glas du droit d’asile dans les pays contractants. Peu de transporteurs accepteront d’embarquer un demandeur d’asile non muni de l’ensemble des documents exigés pour l’entrée sur le territoire commun, alors qu’ils s’exposent ainsi non seulement à devoir rapatrier l’intéressé mais aussi au paiement d’une amende, voire à la confiscation de leur appareil. L’accord prévoit le cas du demandeur d’asile qui entre sur le territoire commun avec un visa et de celui qui « est exempté de l’obligation de visa dans les États contractants » ; les autorités de contrôle aux frontières n’en déduiront-elles pas, en violation de la Convention de Genève, que le demandeur d’asile qui se présente sans visa, alors que les ressortissants de son pays n’en sont normalement pas dispensés, doit être refoulé ?
L’accord officialise donc et étend au territoire des cinq États le risque de refoulement et d’expulsion des demandeurs d’asile pour la seule raison de leur entrée ou de leur séjour irrégulier. Il y a là un danger réel pour le droit d’asile.
Les échanges d’information sur les demandeurs d’asile
Enfin, l’accord prévoit des échanges d’informations propres aux demandeurs d’asile. Ces échanges sont de deux types : d’une part, ils portent sur les changements d’ordre législatif et réglementaire en matière de droit d’asile, sur les statistiques relatives aux demandeurs d’asile, sur la jurisprudence en ce domaine et sur la situation dans les pays d’origine ; d’autre part, ils concernent les « données d’identité » : état-civil, documents d’identité, photographies et empreintes digitales, mais aussi séjours et itinéraires empruntés, état de la procédure de demande d’asile, décision intervenue, voire motifs de la demande d’asile et de la décision prise sur cette demande. Ceci porte une grave atteinte aux droits et libertés des demandeurs d’asile, car il y a un risque de diffusion d’informations à caractère privé et confidentiel.
Quelle indépendance pour les parlements nationaux ?
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