Article extrait du Plein droit n° 6, janvier 1989
« Les demandeurs d’asile »

Eloignement du territoire : une protection insuffisante

Un des principes fondamentaux du droit des réfugiés est celui du non-refoulement en vertu duquel une personne à qui la qualité de réfugié a été reconnue, ou même qui demande que cette qualité lui soit reconnue, ne peut être renvoyée vers son pays d’origine.

La qualité de réfugié, au sens de la Convention de Genève, suppose la réunion de trois éléments :

  • l’existence de craintes fondées de persécutions dans le pays d’origine ;
  • les causes des persécutions que l’on craint : la race, la religion, la nationalité, l’appartenance sociale ou les opinions politiques ;
  • les conséquences de ces craintes de persécutions : l’impossibilité ou le refus de se placer sous la protection du pays d’origine.

Dans ces conditions, on comprend aisément que le réfugié bénéficie d’une protection spéciale destinée à empêcher qu’il puisse être contraint à retourner dans le pays dont il a fui les persécutions. Cette garantie revêt deux aspects :

  • d’une part, le principe du non-refoulement qui interdit le renvoi direct d’un réfugié sur son pays d’origine ;
  • d’autre part, les restrictions à l’expulsion, y compris sur un pays tiers, pour éviter le risque d’une remise indirecte au pays d’origine.

Le premier acte du réfugié, après avoir quitté son pays pour échapper aux persécutions dont il est l’objet ou susceptible d’être l’objet, est de se présenter à la frontière (terrestre, aérienne ou maritime) d’un autre pays, limitrophe ou non, pour obtenir d’y pénétrer afin d’y bénéficier de l’asile. Il doit alors être en mesure d’entrer sur le territoire de cet État tiers, quelles que soient les conditions dans lesquelles il se présente aux autorités de police à la frontière.

C’est pourquoi l’ordonnance du 2 novembre 1945 relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France dispose en son article 5 :
« Pour entrer en France, tout étranger doit être muni :
1° des documents et visas exigés par les conventions internationales et les règlements en vigueur ;
2° sous réserve des conventions internationales, des documents prévus par décret en Conseil d’État et relatifs, d’une part, à l’objet et aux conditions de son séjour et, d’autre part, s’il y a lieu, à ses moyens d’existence et aux garanties de son rapatriement
 ».

Dans sa décision du 3 septembre 1986, le Conseil constitutionnel a considéré que, parmi les conventions dont il est ainsi fait la réserve, figure la Convention de Genève relative au statut des réfugiés. Or, celle-ci stipule, en son article 33, qu’ « aucun des États contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée (...) » et, en son article 31, que les États contractants n’appliqueront pas de sanction, « du fait de leur entrée ou de leur séjour irréguliers, aux réfugiés qui, arrivant directement du territoire où leur vie ou leur liberté était menacée (...), entrent ou se trouvent sur leur territoire sans autorisation (...) ».

Cette double stipulation implique qu’un demandeur d’asile ne peut se voir refuser l’entrée en France, ni a fortiori ne saurait être renvoyé vers son pays au seul motif qu’il n’est pas en mesure de produire les documents exigés pour pénétrer sur le territoire français [1].

Une immunité pénale bien limitée

Ce qui n’empêche pas que l’entrée en France peut être refusée à un demandeur d’asile pour un autre motif, et notamment s’il constitue une menace pour l’ordre public ; mais ce refus d’entrée est alors soumis à une double condition :

  • il doit émaner du ministre de l’Intérieur après consultation du ministre des Affaires étrangères (article 12 du décret du 27 mai 1982) et, dans la pratique, le délégué en France du Haut Commissaire des Nations unies pour les réfugiés (H.C.R.) est, lui aussi, systématiquement consulté ;
  • il ne peut être exécuté sous la forme d’un renvoi de l’intéressé vers son pays d’origine (article 33 de la Convention de Genève), ce qui doit conduire les autorités françaises à rechercher un pays d’accueil pour le demandeur d’asile qui, en attendant, peut être placé en « rétention administrative » en application de l’article 35 bis de l’ordonnance de 1945.

Par ailleurs, l’article 31 de la Convention de Genève institue une immunité pénale pour les réfugiés qui, « arrivant directement du territoire où leur vie ou leur liberté était menacée (...), entrent ou se trouvent sur le territoire (d’un État signataire) sans autorisation, sous la réserve qu’ils se présentent sans délai aux autorités et leur exposent des raisons reconnues valables de leur entrée ou présence irrégulières ».

La Cour de cassation donne une portée extrêmement réduite à cette stipulation. Dans deux arrêts du 9 décembre 1987, elle a en effet jugé :

  • d’une part, que le demandeur d’asile turc qui était venu par voie terrestre en traversant la Bulgarie, la Yougoslavie et l’Italie n’arrivait pas « directement », bien qu’il n’ait mis que quarante-huit heures pour parcourir la distance séparant la Turquie de la France (affaire Bazencir) ;
  • d’autre part, que le fait d’attendre quatre jours, après être entré clandestinement en France, pour se présenter aux autorités administratives en vue de régulariser sa situation, ne constitue pas un comportement normal pour une personne venant se réfugier (affaire Boakye).

L’immunité pénale de l’article 31 est donc réduite à bien peu de chose. Elle paraît ne pouvoir bénéficier qu’aux réfugiés venant de leur pays sans aucune escale et qui signalent dès la frontière leur entrée irrégulière. La première condition est quasiment impossible à remplir. Quant à la seconde, elle suppose que l’intéressé fasse preuve d’un sang-froid et d’une connaissance des textes et de la jurisprudence qu’on ne saurait attendre du demandeur d’asile moyen...

L’expulsion du réfugié vers son pays d’origine est interdite par l’article 33 de la Convention de Genève, comme l’est le refoulement. Cette assimilation des deux mesures est logique car elles ont, finalement, le même effet.

Mais la Convention prévoit, dans son article 32, le cas de l’expulsion vers un pays tiers en instituant un régime dont l’objet est de protéger le réfugié contre les mesures arbitraires risquant de mettre sa vie ou sa liberté en danger ou, même, seulement de déstabiliser sa situation.

Aux termes de l’alinéa 1er de l’article 32, un réfugié ne peut être expulsé « que pour des raisons de sécurité nationale ou d’ordre public ». L’application, en France, de cette condition de fond à l’expulsion d’un réfugié vers un pays autre que son pays d’origine ne soulève pas de difficulté particulière dès lors que, selon l’article 23 de l’ordonnance du 2 novembre 1945, « l’expulsion peut être prononcée par arrêté du ministre de l’Intérieur si la présence sur le territoire français d’un étranger constitue une menace pour l’ordre public ».

Les deux textes prévoient donc le même motif, tiré de l’ordre public, pour l’expulsion. Il y a, sur ce point, parfaite coïncidence entre la législation interne et la Convention de Genève.

L’urgence absolue

Le problème existe, en revanche, de façon sérieuse quant à la compatibilité de l’article 26 de l’ordonnance de 1945, relatif à l’expulsion en urgence absolue, avec les garanties de procédure instituées par l’alinéa 2 de l’article 32 de la Convention de Genève.

Ce texte stipule :

« L’expulsion (d’un) réfugié n’aura lieu qu’en exécution d’une décision rendue conformément à la procédure prévue par la loi. Le réfugié devra, sauf si des raisons impérieuses de sécurité nationale s’y opposent, être admis à fournir des preuves tendant à le disculper, à présenter un recours et à se faire représenter à cet effet devant une autorité compétente ou devant une ou plusieurs personnes spécialement désignées par l’autorité compétente. »

L’article 24 de l’ordonnance de 1945, définissant la procédure « ordinaire » d’expulsion respecte les exigences de cette stipulation, puisqu’il prévoit la comparution de l’étranger devant une commission auprès de laquelle il peut faire valoir ses observations, tant écrites qu’orales, soit par lui-même, soit par un avocat, et se faire assister d’un interprète. Et le fait que, depuis la loi du 9 septembre 1986 (comme d’ailleurs avant la loi du 29 octobre 1981), l’avis de la commission ne lie pas le ministre n’est pas contraire à la lettre ni même à l’esprit de la Convention.

Les risques de l’urgence absolue

En revanche, l’article 26 de l’ordonnance, qui supprime toute procédure contradictoire « en cas d’urgence absolue » et « lorsque la présence de l’étranger sur le territoire français constitue pour l’ordre public une menace présentant un caractère d’une particulière gravité », paraît inconciliable avec l’article 32, alinéa 2, de la Convention.

Celle-ci exige, pour que le caractère contradictoire de la procédure puisse ne pas être respecté, qu’il existe « des raisons impérieuses de sécurité nationale ». À l’évidence, cette notion ne coïncide pas avec celle, beaucoup plus large, figurant dans l’ordonnance de 1945, car une menace, même particulièrement grave, pour l’ordre public, ne met pas nécessairement en danger la sécurité nationale. Dans la plupart des cas, il s’agit même d’hypothèses entièrement distinctes.

Il est vrai que la loi du 25 juillet 1952, portant création de l’OFPRA et prise en application de la Convention de Genève, dispose en son article 5 que « les réfugiés tombant sous le coup d’une des mesures prévues par les articles 31, 32 et 33 de la Convention » - ce qui exclut l’expulsion - peuvent demander à la Commission des recours « de formuler un avis quant au maintien ou à l’annulation de ces mesures » et que, « en cette matière, le recours est suspensif d’exécution » [2]. Le Conseil d’État en a déduit, par un arrêt du 27 mai 1977, Pagoaga Gallastegui [3], que « les stipulations de l’article 32-2 (...) n’exigent pas, par elles-mêmes, que la décision d’expulsion intervienne à la suite d’une procédure contradictoire, (mais) font seulement obstacle à ce qu’une telle mesure soit exécutée avant qu’il ait été statué sur le recours qu’elles ouvrent à l’intéressé et qui, en France, est organisé par l’article 5 de la loi du 25 juillet 1952 ».

Selon le Conseil d’État, et contrairement à la solution proposée par son commissaire du gouvernement, M. Genevois, la garantie de procédure prévue par la Convention peut donc ne jouer qu’après que l’arrêté d’expulsion a été pris et notifié à l’intéressé. Ce qui la prive d’une grande partie de sa portée puisque le délai de saisine de la Commission des recours, qui n’est que d’une semaine, n’est pas lui-même suspensif d’exécution. Et comme on se trouve, par hypothèse, dans des cas où il y a « urgence absolue », du moins aux yeux du ministre de l’Intérieur, l’exécution peut intervenir dès la notification de l’arrêté d’expulsion et le réfugié n’a pas alors la possibilité de saisir la Commission des recours. Il en va d’autant plus ainsi que, de surcroît, cette Commission ne peut plus être saisie que par voie postale, ce qui retarde nécessairement l’enregistrement de la demande d’avis.

Et il ne s’agit pas là d’hypothèses d’école. Les affaires récentes - expulsions de Basques vers l’Espagne entre juillet 1986 et mai 1988, expulsion d’Iraniens en octobre 1987 - montrent que la procédure d’urgence absolue permet pratiquement tout, en l’absence de tout recours efficace et, donc, de tout contrôle du juge.

Il serait bon que le législateur se penche sur cette question, non seulement pour limiter les cas où il peut être fait application de l’article 26 de l’ordonnance de 1945, mais aussi pour mettre ce texte et celui de l’article 5 de la loi du 25 juillet 1952 en conformité avec la Convention de Genève.

L’extradition

Reste le problème de l’extradition, troisième forme que peut prendre le départ forcé d’un individu.

Rappelons que l’extradition est « la procédure par laquelle un État souverain, l’État requis, accepte de livrer un individu se trouvant sur son territoire à un autre État, l’État requérant, pour permettre à ce dernier de juger l’individu ou, s’il a déjà été jugé et condamné, de lui faire exécuter sa peine » [4].

L’extradition conduit donc, non seulement à ce que l’intéressé quitte le territoire de l’État sur lequel il se trouve, mais en outre - contrairement, en principe, au refoulement et à l’expulsion - à ce qu’il soit remis aux autorités de l’État qui le réclame.

Si l’extradition d’un réfugié ou d’un demandeur d’asile est demandée à la France par un État autre que son pays d’origine, elle ne soulève générale ment pas de difficulté particulière, car il n’y a pas de raison, sauf cas exceptionnel, de craindre qu’il soit persécuté dans ce pays.

En revanche, l’extradition d’un réfugié ou d’un demandeur d’asile vers son pays d’origine revient à livrer directement l’intéressé aux autorités qui l’ont persécuté ou dont il craint d’être persécuté. Il existe, manifestement, une contradiction entre l’extradition et le droit d’asile, dont la reconnaissance de la qualité de réfugié est un des aspects, puisqu’extrader un individu consiste à le remettre au pays qu’il a fui.

C’est pourquoi la question a largement agité l’opinion publique et les milieux judiciaires depuis l’affaire Croissant, en 1977-1978, jusqu’à celle des Basques espagnols en 1984. Mais en ces diverses occasions, le Conseil d’État, saisi de recours contre des décrets d’extradition, n’a pas tranché le problème de fond qui lui était posé. Les décrets visant des personnes dont la demande d’admission au statut de réfugié était en cours d’examen, soit devant l’OFPRA, soit devant la Commission des recours, le Conseil d’État a préféré se prononcer lui-même, par voie d’exception, sur la qualité de réfugié des intéressés, en la leur déniant à chaque fois.

La méthode était critiquable à un double titre : d’une part, elle supprimait un degré de juridiction au moins, en « court-circuitant » l’OFPRA ou la Commission des recours ; d’autre part, elle amenait le juge de cassation à apprécier des situations de fait, ce qui n’est pas son rôle.

De son côté, la Cour de cassation, dans ses arrêts du 21 septembre 1984 rendus sur pourvois des Basques espagnols contre les avis de la Chambre d’accusation de Pau favorables à leur extradition vers l’Espagne, s’était clairement prononcée sur ce point. Sur le moyen tiré de l’article 33 de la Convention de Genève - qui stipule, rappelons-le, qu’« aucun des États contractant n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée (...) » - la Chambre criminelle avait considéré « que l’article 33 (...) concerne seulement l’expulsion ou le refoulement, mesures administratives juridiquement différentes de l’extradition ».

Il y a avait là une lecture fort étroite de l’article 33, qui ne tenait pas compte de l’expression « de quelque manière que ce soit » ou, du moins, la privait de son sens.

La position du Conseil d’État

Aussi, une décision du Conseil d’État était-elle très attendue. Et ce n’est que le 1er avril 1988 qu’elle a été rendue, encore à propos du cas d’un Basque espagnol (arrêt Bereciartua Echarri).

Plutôt que de se placer sur le terrain de l’article 33 de la Convention, qui donnait lieu à des interprétations divergentes et aurait abouti à une solution ambiguë, l’Assemblée du contentieux a considéré, comme l’y invitait M. Vigouroux, commissaire du gouvernement, « que les principes généraux du droit applicables aux réfugiés, résultant notamment de la définition (par l’article 1er-A-2°) de la Convention de Genève, font obstacle à ce qu’un réfugié soit remis, de quelque manière que ce soit, par un État qui lui reconnaît cette qualité aux autorités de son pays d’origine, sous la seule réserve des exceptions prévues pour des motifs de sécurité nationale par ladite Convention ».

L’article 33 n’est pas entièrement absent de cet arrêt puisqu’on y trouve employées les formules « de quelque manière que ce soit » et « motifs de sécurité nationale » figurant dans la Convention. Mais en s’appuyant sur la définition du réfugié pour en tirer le principe général selon lequel un réfugié ne peut en aucune manière être remis aux autorités de son pays d’origine, le Conseil d’État est allé bien au-delà. Il a faite sienne l’idée que toute forme de renvoi d’un réfugié dans son pays, y compris l’extradition sur laquelle la Convention est muette, est contraire au droit.

La Cour de cassation, au vu de cette position du Conseil d’État, a aussitôt infléchi la sienne puisque, par un arrêt du 10 mai 1988, Arrospide, elle a estimé que, contrairement à ce dont elle était convaincue en 1984, le texte de l’article 33 n’était pas clair et qu’il convenait d’en demander l’interprétation au ministre des Affaires étrangères. Précaution superflue puisque, en fin de compte, c’est le Conseil d’État qui statue en dernier ressort en se prononçant sur la légalité du décret d’extradition.

La Cour de Paris, pour sa part, a également réagi, mais en s’alignant complètement sur la solution du Conseil d’État. À propos d’une autre demande de l’Espagne visant Santiago Arrospide, elle a donné un avis défavorable au motif que celui-ci avait la qualité de réfugié.

Depuis, l’OFPRA lui a retiré cette qualité, ce qui ouvre la voie à l’extradition vers l’Espagne. À moins que ce retrait, qui paraît de circonstance, ne soit annulé par la Commission des recours qui a été saisie.

Comme on le voit, le débat n’est pas épuisé...




Notes

[1C’est d’ailleurs la conclusion qu’en avait également tirée le Conseil d’État dans son arrêt France Terre d’Asile, du 27 septembre 1985 (Rec. Lebon, p. 263).

[2La Commission, interprétant largement cette disposition, admet la recevabilité des requêtes présentées par des étrangers dont la demande d’admission au statut de réfugié est encore pendante, soit devant l’OFPRA, soit devant elle, ou qui ont formé un pourvoi en Conseil d’État contre la décision de rejet de la Commission.

[3Rec. Lebon, p. 244.

[4R. Merle et A. Vitru, Traité de droit criminel, tome 1, p. 377.


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Dernier ajout : mercredi 4 juin 2014, 16:39
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