Article extrait du Plein droit n° 65-66, juillet 2005
« Étrangers en Europe, étrangers à l’Europe »

La pénalisation des prostitués selon la LSI

Johanne Vernier

Juriste, membre du Gisti
Cet article reprend le contenu d’une intervention faite à l’Assemblée nationale le 15 mars 2005 à l’occasion de la journée inter-associative intitulée « La loi pour la sécurité intérieure et les prostitué-es : deux ans déjà, deux ans de trop ». A l’issue de cette journée, de nombreuses associations ont signé une lettre destinée au Président de la République qui fait état des inconvénients majeurs de la loi sur la sécurité intérieure (LSI) [1].

Face au bilan désastreux que font les associations de l’application de la loi pour la sécurité intérieure à l’égard des personnes prostituées, il semble opportun d’opérer un rappel du contenu de cette loi entrée en vigueur le 19 mars 2003. En effet, dès la lecture de la LSI, nombre des effets déplorés aujourd’hui par les acteurs de terrain étaient bel et bien prévisibles.

Reprenons rapidement les mesures qui ont alors été prises concernant la prostitution. Si celle-ci n’y est pas explicitement abordée, elle fait néanmoins l’objet de mesures visant deux objectifs distincts : une lutte plus efficace contre les différents types d’exploitation qui portent atteinte à la dignité humaine, et la lutte contre les conséquences de ces formes d’exploitation c’est-à-dire les atteintes à la tranquillité et à la sécurité publiques. En quoi consistent exactement ces mesures et quelles sont leurs implications ? Concernant le renforcement de la lutte contre l’exploitation de la prostitution, trois dispositions ont été prises. Tout d’abord, la définition du proxénétisme a été élargie sur le modèle du proxénétisme hôtelier. La vente, la location ou le fait de tenir à disposition d’une personne un véhicule, tout en sachant qu’elle s’y livrera à la prostitution, ont alors été incriminés. Outre le fait que cette mesure peut poser problème au regard du droit de propriété, nous pouvons nous demander quel intérêt est ici protégé [2]. S’agit-il de protéger la dignité humaine des personnes prostituées ou bien d’empêcher l’exercice de la prostitution ?

Ensuite, a été créée l’infraction de traite des êtres humains. Est visé l’intermédiaire qui permet la réalisation de certaines infractions comme le proxénétisme en livrant une personne à une autre contre rémunération. L’idée est de sanctionner le proxénétisme en amont, avant même qu’il ne se réalise. Cependant ledit trafiquant peut être puni en tant que tel, même s’il ignore que la personne livrée sans contrainte sera exploitée. Cela revient en fait à aggraver la répression du simple « passeur » rémunéré pour transporter une personne étrangère d’un point à un autre puisqu’il encourt désormais à ce titre non plus cinq ans d’emprisonnement et 30 000 € d’amende mais dix ans et 500 000 €.

Enfin, le législateur a rendu le client pénalement responsable lorsqu’il s’adresse à une « personne particulièrement vulnérable ». Les mineurs faisant déjà l’objet d’une mesure identique depuis 2002, nous pouvons nous interroger sur la définition de ces personnes. Selon les textes, cette particulière vulnérabilité doit être apparente ou connue de l’auteur et due à une maladie, une infirmité, une déficience physique ou psychique ou un état de grossesse. Jusqu’alors, le critère de la particulière vulnérabilité permettait d’aggraver la peine de l’auteur de certaines infractions. Ici, la notion floue de particulière vulnérabilité risque de porter atteinte aux libertés individuelles des personnes dites victimes. Car, si ce qui est décrit comme une particulière vulnérabilité n’altère ni la volonté ni la capacité de discernement de la personne, celle-ci devrait dès lors être libre de se prostituer si elle l’a décidé puisque la prostitution n’est pas interdite. Peu importe qu’elle soit handicapée physique, malade ou infirme si elle ne supporte aucune contrainte et que son consentement est libre et éclairé. En revanche, si sa volonté et sa capacité de discernement sont altérées, elle était déjà protégée par la répression du viol et des autres agressions sexuelles. La création de cette nouvelle infraction était donc inutile. La question aurait plutôt dû être celle de la répression effective du viol et des autres agressions sexuelles dont les personnes prostituées sont victimes.

Priorité à la tranquillité publique

Concernant la lutte contre les atteintes à la tranquillité publique, la principale mesure a consisté en la création d’un délit de racolage public. Dans le code pénal, ce nouveau délit a été classé parmi les atteintes à la dignité humaine. Mais nous nous fierons ici à la circulaire d’application de la LSI du 3 juin 2003 qui le présente clairement comme un moyen de garantir la tranquillité publique. Comment pourrait-il en être autrement pour une infraction sans victime ? En effet, la personne prostituée exerce son activité tandis que le client ne s’en plaint pas. Le riverain serait-il alors la victime de cette atteinte à la dignité humaine ? Mais s’il peut être victime d’exhibitionnisme ou de tapage nocturne, il ne saurait être la victime directe du racolage.

L’article 225-10-1 du code pénal (CP) nous dit exactement que « le fait, par tout moyen, y compris par une attitude même passive, de procéder publiquement au racolage d’autrui en vue de l’inciter à des relations sexuelles en échange d’une rémunération ou d’une promesse de rémunération est puni de deux mois d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende ». Cette formulation peut difficilement être qualifiée de suffisamment claire ou précise et permettre de prévoir quel comportement est punissable. Et la marge d’interprétation ainsi offerte laisse pensif quand on sait que la simple tentative de racolage passif peut être sanctionnée ! Dès lors, il est possible de douter du respect du principe de l’interprétation stricte de la loi pénale. Le risque d’arbitraire est flagrant, c’est-à-dire le risque de voir apparaître de très grandes divergences dans les pratiques policières et la répression judiciaire pour des faits semblables. Rappelons que la répression du racolage passif a été abandonnée au début des années 1990 car, selon le ministre de la justice de l’époque, cette infraction aboutissait à une application aléatoire par les services de constatation [3].

Au vu de ces mesures, nous pouvions aisément prévoir deux conséquences majeures de la LSI à l’égard de la prostitution. La première consistait en la possible interdiction de la prostitution de rue. L’interdiction de la prostitution se traduit généralement par la sanction de tous les acteurs de la prostitution en plus du proxénétisme. Or, la LSI l’a rendue possible (pas nécessairement effective) en renforçant la pénalisation à l’égard du proxénète, du client et de la personne prostituée. Mais cette dernière est restée la cible privilégiée de la répression et cela à plusieurs titres : outre la volonté de mettre fin aux troubles causés à la tranquillité des riverains (ce qui expliquerait pourquoi seule la prostitution de rue était et reste visée), il s’agit aussi de priver le proxénétisme de sa source de profit. Autrement dit, la sanction des personnes prostituées permettrait en fait de sanctionner par ricochet ceux qui les exploitent (un peu sur le modèle des consommateurs de stupéfiants). Les personnes prostituées seraient dès lors sanctionnées dans leur propre intérêt, au nom du respect de leur propre dignité humaine !

Le délit de racolage public s’est avéré être l’outil « idéal » de la pénalisation de toutes les personnes prostituées. En effet, il fait peser une présomption de culpabilité [4] sur les personnes prostituées notoires qui sont ainsi susceptibles d’être arrêtées dès qu’elles communiquent avec autrui dans un espace public. Ici, ce n’est plus une action ou une omission qui sont sanctionnées, mais bien un état, celui de prostitué. De plus, sa définition floue et imprécise offre un champ d’application extrêmement large laissant chaque agent décider de l’opportunité des arrestations selon sa propre conception du racolage. Dès lors, des arrestations généralisées et discrétionnaires étaient à craindre. Le Conseil constitutionnel n’a cependant pas jugé bon de censurer cette mesure alors qu’il avait affirmé, dans une décision antérieure, que « la pratique de contrôles d’identité généralisés et discrétionnaires serait incompatible avec le respect de la liberté individuelle ». Oubliée donc la liberté individuelle !

Au-delà de la seule possibilité de sanctionner toute personne prostituée sur la voie publique, le délit de racolage public est également censé offrir de nouveaux moyens d’action aux forces de l’ordre, notamment celui d’interpeller celles dont l’extranéité est présumée. Premièrement, le prétexte du racolage flagrant permet de contrôler légitimement l’identité et la régularité du séjour des personnes prostituées. A cet égard, le ministre de la justice a encouragé, dans la circulaire d’application, à enclencher la procédure administrative d’éloignement du territoire plutôt que la procédure judiciaire. La catégorie des personnes étrangères concernées par cet éloignement a d’ailleurs été élargie par la LSI : aux personnes en situation irrégulière se sont ajoutées les personnes munies d’une carte de séjour temporaire (le retrait étant possible quand elles sont « passibles de poursuites pénales », notamment pour racolage), d’un visa en cours de validité ou en France depuis moins de trois mois (quand le racolage est considéré comme une menace à l’ordre public). La lutte contre l’immigration irrégulière s’allierait ainsi à la lutte contre la prostitution des migrantes. Deuxièmement, l’interpellation pour racolage permet de mettre en garde à vue les victimes de proxénétisme ou de traite des êtres humains afin de les inciter à faire des déclarations. Pourtant, le principe voudrait justement que les victimes ne soient pas mises en garde à vue pour éviter ce type de pressions.

La seconde conséquence notable de la LSI consiste en l’organisation de la pénalisation des victimes de proxénétisme et de traite des êtres humains. Pour mieux inciter celles-ci à porter plainte ou à témoigner, le législateur a fait d’elles des délinquantes de principe. Elles sont « invitées » à faire des déclarations pour ne pas aller en prison ou payer une amende (au titre du racolage public ou de leur situation irrégulière) ou être éloignées du territoire. Pour résumer, plutôt que d’être victime titulaire de droits, il s’agit de le devenir à condition de le mériter. A elles de faire leurs preuves !

Notons qu’en principe une personne qui commet une infraction sous la contrainte ne doit pas être sanctionnée. Par conséquent, une personne mise de force en situation irrégulière ou prostituée de force ne devrait pas être sanctionnée sur ce terrain. Mais ce garde-fou est apparu bien fragile. L’administration, de son côté, n’a en effet pas à prendre en compte cette contrainte lorsqu’elle éloigne une personne étrangère au motif du racolage. Et sur le plan judiciaire, le Conseil constitutionnel a semblé incité à atténuer la peine plutôt que de relaxer la personne qui a racolé sous contrainte.

En échange de ces déclarations et en fonction de leur utilité, une APS « peut » (ce n’est pas un droit) être remise [5], en plus d’un traitement judiciaire éventuellement adouci [6]. Remarquons que cette mesure n’a rien apporté de nouveau au droit positif puisque le préfet pouvait déjà attribuer discrétion-nairement un titre de séjour sur critère dit humanitaire. Par la suite, en cas de condamnation du proxénète ou du trafiquant, une carte de résident « peut » (ce n’est toujours pas un droit) être remise. Une certaine obligation de résultat semble ainsi peser sur les épaules de la victime. Autrement dit, rien ne garantit à une victime étrangère de pouvoir entamer et/ou suivre une procédure judiciaire à l’égard d’un proxénète ou d’un trafiquant. Pourtant, le droit d’accéder à la justice est consacré à l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme. Par conséquent, la LSI définirait davantage un statut de repenti qu’un statut de victime.

Pour conclure, la lecture de la LSI laissait déjà craindre que les questions de tranquillité publique et de lutte contre l’immigration irrégulière prévaudraient sur celles de la garantie des libertés individuelles et de la protection des personnes contre le proxénétisme et la traite. A cette occasion, certains grands principes du droit pénal et des droits de l’homme ont été contournés, pour ne pas dire violés. A la lumière de deux ans de pratique, on peut, sans aucun doute, affirmer que ces craintes étaient justifiées. Peu nombreuses, en particulier, sont les personnes prostituées qui, ayant accepté de collaborer avec la justice, ont obtenu un titre de séjour.




Notes

[1« LSI et prostitution : Lettre ouverte à Monsieur Jacques Chirac, Président de la République », 8 mars 2005

[2S’il avait été question de protéger les personnes prostituées, la question aurait pu, par exemple, être celle du prix parfois abusif de vente ou de location d’un local ou d’un véhicule.

[3Réponse ministérielle du Garde des sceaux, n° 19596, publiée au JO de l’Assemblée nationale du 9/01/95, p. 212.

[4En violation avec l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

[5Quand bien même ces déclarations laisseraient présumer un état de victime et seraient considérées comme « utiles » par les autorités répressives, le préfet reste libre de refuser l’octroi d’une APS sur ce terrain.

[6Les mesures concernant une éventuelle prise en charge sociale des victimes sont restées lettres mortes en l’absence de décret d’application.


Article extrait du n°65-66

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Dernier ajout : lundi 7 avril 2014, 16:01
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