Article extrait du Plein droit n° 65-66, juillet 2005
« Étrangers en Europe, étrangers à l’Europe »

L’asile en chiffres

Basma Ben Mansour ; Marie Duflo ; Blandine Marty et Antoine Math

Membres et stagiaires du Gisti
Le taux de reconnaissance du statut de réfugié, chiffre publié chaque année par l’Ofpra, est un indicateur de moins en moins apte à mesurer l’état de l’asile en France, et surtout la forte dégradation intervenue ces dernières années.

Le Baromètre des inégalités et de la pauvreté (BIP 40), que publie le Réseau d’alerte sur les inégalités (RAI), est un indicateur alternatif destiné à mesurer les évolutions en tenant compte des multiples dimensions des inégalités et de la pauvreté [1]. Il se base sur des séries statistiques dans des domaines aussi différents que l’emploi, le travail, le logement, la santé, les revenus, l’éducation et la justice. Parmi les nombreuses mesures utilisées par le BIP 40, figure le taux de refus des demandes de statut de réfugiés.

Cet indicateur est égal au complément à 100 du taux de reconnaissance des demandes de statut de réfugié, chiffre fourni par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). Ce taux de reconnaissance est égal au nombre de personnes s’étant vu accorder le statut de réfugié une année donnée sur le nombre de décisions prises la même année par l’Ofpra et la commission de recours des réfugiés (CRR), qui examine les recours des demandeurs d’asile qui se sont vu opposer un refus par l’Ofpra. Ce taux de reconnaissance est passé de 95 % environ en 1976 à 16,6 % en 2004. Autrement dit, le taux de refus est passé, pendant la même période, de 5 % environ à 83,4 % (graphique 1).

Graphique 1

Taux de refus des demandes du statut de réfugiéTaux de refus des demandes du statut de réfugié

L’Ofpra fournit depuis peu un autre indicateur qui est la proportion des personnes pour lesquelles le dépôt d’une demande d’asile a été accepté une année donnée et qui se verront finalement, cette même année ou les suivantes, accorder le statut de réfugié. Cet indicateur permet donc de mesurer la manière dont évolue la probabilité d’obtenir le statut de réfugié pour une personne ayant pu déposer une demande une année donnée. Dans l’absolu, il serait préférable à celui utilisé pour le BIP 40. Il n’a cependant pu être retenu pour deux raisons : d’abord, ses valeurs pour les années antérieures à 1993 ne sont pas connues ; ensuite et surtout, sa valeur n’est rendue publique qu’avec beaucoup de retard, en raison des délais liés à l’instruction des demandes d’asile, ce qui ne permet pas de suivre les évolutions rapidement. Ainsi, seul le chiffre de l’année 2001 est connu au début de l’année 2005, alors que celui du premier indicateur est déjà connu pour l’année 2004. Conserver l’indicateur actuel dans le BIP 40 n’est cependant pas un réel problème dès lors qu’il s’agit de suivre les évolutions du taux de reconnaissance – ce qui est le but poursuivi – car les deux indicateurs évoluent logiquement de manière parallèle (graphique 2).

Graphique 2

Evolution du taux de reconnaissance du statut de réfugié selon l’indicateur retenuEvolution du taux de reconnaissance du statut de réfugié selon l’indicateur retenu

Taux accord 1 = nombre de statuts accordés l’année t/nombre de décisions prises la même année t. Indicateur retenu pour le BIP 40.

Taux accord 2 = nombre de statuts accordés (année t ou années suivantes)/nombre de demandes déposées l’année t.

L’indicateur retenu pour le BIP 40 mesure assez bien la forte dégradation intervenue depuis le début des années 1980 jusqu’au début des années 1990. Durant cette période, les discours et les politiques se sont durcis vis-à-vis des étrangers en général et des demandeurs d’asile en particulier, de plus en plus suspectés d’être des « faux ». Ce durcissement va se traduire par un taux de reconnaissance de plus en plus faible du statut de réfugié, mais également par d’autres mesures restrictives pour les demandeurs d’asile, comme l’interdiction de travailler à partir de 1991.

Depuis le milieu des années 1990, le taux de reconnaissance est en revanche relativement stable, entre 15 et 20 %. Cependant, cet indicateur permet désormais beaucoup moins qu’auparavant de mesurer les évolutions, et en particulier l’ampleur de la forte dégradation de l’asile. Trois changements permettent de l’expliquer.

1. L’administration en charge de l’examen des demandes s’est considérablement durcie

Parmi ceux qui se voient reconnaître le statut de réfugié, on peut distinguer ceux qui l’obtiennent par décision de l’Ofpra directement, et ceux qui l’obtiennent après avoir fait un recours devant la commission de recours des réfugiés.

L’Ofpra est une administration placée sous la tutelle du ministère des affaires étrangères, tutelle partagée en fait depuis 2004 avec le ministère de l’intérieur. Bien que chargée de mettre en œuvre la Convention de Genève de 1951 sur les réfugiés, cette administration est évidemment sous la forte pression de son ministère de tutelle, d’autant qu’une part croissante de ses agents est en contrat à durée déterminée, ce qui rend ces derniers d’autant plus dociles face aux instructions qu’ils reçoivent.

La commission de recours des réfugiés est une juridiction qui présente un peu plus de garanties pour un examen équitable de la demande. Un peu seulement car, par exemple, la part des agents travaillant sous CDD chargés de préparer les audiences et les décisions de la commission est là aussi très importante.

Cette distinction entre les décisions favorables prises l’Ofpra et celles qui viennent de la CRR permet de montrer que, derrière la relative stabilité du taux de reconnaissance des réfugiés depuis le milieu des années 1990 (autour de 15-20 %) se cache en fait une forte baisse des reconnaissances attribuées par l’Ofpra : d’environ 20 % en 1996, le nombre de statuts accordé par l’Office est passé à moins de 10 % depuis 2003, soit une diminution de moitié (graphique 3). A tel point, qu’aujourd’hui, près de la moitié du nombre de statuts de réfugiés accordés ne le sont pas par l’administration en charge de le faire, mais par la CRR, après un recours du demandeur ayant reçu une réponse négative en première instance (graphique 4).

De toutes les activités administratives connues, il s’agit sans doute d’un cas unique dans l’histoire. Dans tous les autres secteurs où les administrations prennent des décisions, les juges, sollicités contre une décision de l’administration, n’interviennent qu’à la marge. Une part infinitésimale des décisions prises par les administrations sont en définitive invalidées par le juge. Au final, la décision du juge n’intervient que pour moins de 0,1 % des décisions dans les activités de l’administration.

En matière d’asile, c’est près de la moitié des accords en 2004 qui sont décidées par la CRR, ce qui illustre les graves carences de l’Ofpra et les profonds dysfonctionnements dans le traitement des demandes d’asile, au détriment des personnes demandant une protection.

Graphique 3

Evolution du taux de reconnaissance du statut de réfugié par l’Ofpra et par la CRREvolution du taux de reconnaissance du statut de réfugié par l’Ofpra et par la CRR

Graphique 4

Proportion des décisions d’accord obtenues après recours auprès de la CRRProportion des décisions d’accord obtenues après recours auprès de la CRR

2. De plus en plus de personnes sont empêchées de déposer une demande d’asile

L’indicateur retenu pour le BIP 40 qui est relativement stable depuis le milieu des années 1990 – autour de 15 % – ne permet plus de refléter l’ampleur de la dégradation de l’asile due surtout aux changements intervenus dans les possibilités qu’ont les personnes qui cherchent protection de déposer une demande d’asile. Cet indicateur minore la diminution de la « générosité » de la France dans ce domaine, car il prend en compte uniquement les étrangers qui ont pu déposer une demande. Or, déjà pendant les années 1990, mais surtout depuis le début des années 2000, de plus en plus de personnes se voient empêchées de déposer une demande d’asile. Ces évolutions ne sont pas appréhendées par l’indicateur qui ne prend pas en compte ces situations pour lesquelles on peut donc considérer que le taux de reconnaissance implicite est égal à zéro.

Ces situations correspondent à :

des personnes qui ne parviennent plus à atteindre le territoire français en raison du renforcement considérable des mesures opérationnelles et policières déployées : agents de liaisons envoyés dans les aéroports des pays de départ pour empêcher l’embarquement ; accords plus ou moins explicites avec les pays de départ ou de transit pour effectuer un travail policier de dissuasion ou de refoulement en amont ; augmentation des amendes aux transporteurs afin de les inciter à effectuer également ce travail de police et de refoulement ; renforcement considérable des contrôles des frontières maritimes et terrestres de l’Union européenne ; refoulements après « contrôles passerelle » à la sortie des avions, etc.

  • des personnes ayant atteint le territoire français mais qui seront empêchées de formuler leur demande par un éloignement hâtif décidé par la police de l’air et des frontières (PAF) ou empêchées d’entrer en France après un examen bâclé de leur demande formulée en zone d’attente, ou encore qui, une fois admises sur le territoire français, vont renoncer à déposer leur demande en raison des pratiques préfectorales de dissuasion. Une illustration parmi d’autres des nouveaux obstacles opposés aux personnes demandant protection : un décret du 30 mai 2005 prévoit que les personnes qui feront leur demande à partir d’un centre de rétention (où elles se trouveront suite à un contrôle et à la constatation de leur situation irrégulière) n’auront que cinq jours pour remplir leur dossier en français. Si elles ont besoin d’un interprète, ce sera à leurs frais. Quand on sait que pour avoir une petite chance devant l’Ofpra, le demandeur d’asile doit présenter un dossier particulièrement soigné et circonstancié, et que, dans ces centres, gardés par la police, toute communication avec l’extérieur est problématique, on peut considérer qu’il sera quasiment impossible de déposer un demande d’asile dans ces conditions.
  • des personnes ayant atteint le territoire français qui souhaitent demander l’asile mais à qui on va refuser le dépôt d’une demande par application de la convention de Dublin. Entrée en vigueur en France en 1997, cette convention permet à la France de refuser qu’une personne dépose une demande d’asile si elle est passée par un des autres pays européens partie à la convention. Comme, d’une part, le nombre de pays concernés n’a cessé depuis 1997 de s’étendre, la convention concernant actuellement les vingt-cinq États de l’Union européenne ainsi que la Norvège et l’Islande, comme d’autre part, des mesures opérationnelles d’identification policière ont été mises en place, comme par exemple le système informatisé européen Eurodac qui intègre les empreintes digitales (des dix doigts) de tous les demandeurs d’asile, le nombre de personnes qui se voient opposer un refus à leur demande ne cesse de croître.

Signalons également le cas des personnes dont la demande sera traitée en procédure prioritaire car jugée par la police « manifestement infondée » sur des critères flous tels que « pays d’origine sûr », « fraude » ou « demande visant à éviter une mesure d’éloignement ». Le taux d’accord pour ces personnes a été de 1,8 % en 2004. La part des demandes d’asile (mal) traitées en procédure prioritaire dans le total des demandes est passée de 7,7 % en 2001, à 9,6 % en 2003 et 16 % en 2004.

3. L’asile territorial a représenté une catastrophe

La mesure de la dégradation de la protection accordée aux personnes qui viennent la demander serait encore plus forte depuis 1998 si l’on y intégrait les demandes d’asile territorial. Ce dispositif de protection inférieur, accordé par les préfectures, a été créé par la « loi Chevènement » du 11 mai 1998. Il a été supprimé et remplacé, en 2004, par une autre protection au rabais appelée « asile subsidiaire », accordé, comme l’asile conventionnel, par l’Ofpra.

L’asile territorial était présenté comme un volet « positif » de la loi Chevènement, supposé contrebalancer de nouveaux durcissements. Il devait en particulier résoudre la situation de nombreuses personnes fuyant des persécutions, les Algériens en particulier, à qui on refusait jusque là le statut de réfugié. Cette innovation s’est vite révélée une impasse avec des taux d’acceptation catastrophiques. Sur 81 884 décisions prises par les préfectures de 1998 à 2003, 1058 ont été des accords et 80 826, soit 99 %, des refus. Après avoir atteint un « pic » déjà bien faible à 6 % en 1999, le taux d’accord (mesuré par rapport au nombre de décisions prises) n’a ensuite cessé de diminuer pour atteindre 0,3 % en 2003 (tableau 1 et graphique 5).

Les résultats seraient les mêmes si on rapportait les décisions de refus non plus au nombre total de décisions prises, mais au nombre total de demandes déposées dans l’année (87 925 entre 1998 et 2003, dont environ 6000 recevront une réponse après 2003).

Tableau 1

L’asile territorial : évolutions (1998- 2003)L’asile territorial : évolutions (1998- 2003)

Graphique 5

Evolution du taux d’accord de l’asile territorial Evolution du taux d’accord de l’asile territorial

par rapport au nombre de décisions prises la même année2

Pour les années 1998-2004, nous avons calculé un taux de reconnaissance (ou d’accord) de la protection englobant non seulement l’asile conventionnel (convention de Genève sur les réfugiés), c’est-à-dire l’indicateur retenu pour le BIP 40, mais également l’asile territorial. La prise en compte de l’asile territorial montre clairement une poursuite de la détérioration de la situation de l’asile, mesurée par la part des personnes demandant protection qui l’obtiennent, à partir de 1998 (graphique 6). Le taux d’accord qui intègre les décisions relatives à l’asile territorial, diminue à environ 10 % en 2003 (contre environ 15 % pour l’indicateur retenu pour le BIP 40 qui, lui, reste à peu près stable sur la période).

Graphique 6

L’évolution du taux d’accord, sans et avec inclusion de l’asile territorialL’évolution du taux d’accord, sans et avec inclusion de l’asile territorial

Le taux d’accord est égal au nombre de décisions favorables sur le nombre total de décisions prises dans l’année.




Notes

[1Voir le site internet www.bip40.org


Article extrait du n°65-66

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Dernier ajout : vendredi 26 avril 2019, 17:58
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