Édito extrait du Plein droit n° 65-66, juillet 2005
« Étrangers en Europe, étrangers à l’Europe »

Des juridictions d’exception ?

ÉDITO

SI le chef du gouvernement et le ministre de l’intérieur ont du mal à s’entendre sur le visage que pourrait prendre la future immigration de travail, tous les deux s’accordent, comme d’autres avant eux, pour afficher fermeté et rigueur à l’égard de l’immigration irrégulière. Sous le cri de ralliement - « immigration choisie plutôt que subie », ils présupposent que la reprise officielle de l’immigration, sous une forme sélective, mettra fin à la venue d’étrangers estampillés « clandestins » et dont on ne veut pas. C’est aussi contestable que de prétendre que l’intégration des étrangers régulièrement installés est subordonnée à la lutte contre l’immigration illégale. Si l’on ne voit guère d’avancées sur le terrain des droits, participant de l’intégration, en revanche, le durcissement à l’égard de ceux qui résident de façon précaire en France n’a jamais été ressenti avec autant de force. Du discours à la pratique, le pas a été incontestablement franchi, notamment en matière d’éloignement des étrangers. Outre un regain d’interpellations à la légalité plus que contestable, notons un renforcement des moyens matériels au service d’une meilleure « effectivité » des mesures de départs forcés.

Nicolas Sarkozy a ainsi annoncé, lors de la convention de l’UMP du 9 juin dernier portant sur l’immigration, avoir fixé à ses services un objectif de reconduites à la frontière de clandestins en hausse de 50% pour la seule année 2005, en désignant dans le même temps comme facteur de clandestinité les détournements de procédure, les mariages blancs et l’aide médicale état, sans oublier le regroupement familial – « immigration subie » – dont les conditions sont appréciées avec trop de souplesse, comme chacun sait.

En attendant de porter de nouveaux coups au statut des étrangers, les pouvoirs publics s’activent pour mettre en œuvre certaines dispositions légales adoptées par la loi du 26 novembre 2003 et censées faciliter l’éloignement des indésirables. Ainsi, le législateur a prévu la possibilité de délocaliser certaines audiences dans des salles de justice « spécialement aménagées à proximité [du] lieu de rétention ». C’est chose faite désormais à Coquelles où les étrangers n’ont que quelques mètres à faire pour aller du centre de rétention à la salle d’audience où un juge décide de prolonger ou non leur placement en rétention dans l’attente de l’éloignement du territoire français. Cette délocalisation (le centre de Coquelles relève normalement de la compétence du tribunal de grande instance de Boulogne-sur-mer), justifiée par des considérations pratiques et financières, interroge les principes constitutionnels de l’organisation juridictionnelle, au rang desquels figure celui de la publicité des débats. Le bâtiment, qui fait désormais office de prétoire pour des exilés à la recherche compromise d’une terre d’accueil, est ainsi coincé entre le parking d’un centre commercial, un commissariat et le centre de rétention du coin. Comment dès lors prétendre que le principe de publicité des débats puisse être effectif puisque la présence du public est exclue ? La possibilité d’entrer dans une salle d’audience pour écouter les débats suppose que celle-ci se situe dans un lieu symbolique, identifié comme un tribunal.

Il est constant que les procédures dites de 35 bis ont toujours fait office d’une justice à part, en raison notamment du peu de marge de manœuvre du juge. Une nouvelle étape a été franchie et il est permis de s’interroger sur la création d’une véritable « justice d’exception » [1]. Ce qui vaut pour les personnes sous le coup d’une mesure de reconduite à la frontière vaudra demain pour celles qui sont placées en zone d’attente et auxquelles l’entrée en France a été refusée. A Roissy, devrait bientôt ouvrir ses portes une autre salle d’audience « ad hoc », pour clairement faciliter le rapatriement des non-admis tout en économisant les forces policières. Sans avoir besoin d’être transférés sous escorte vers le tribunal de grande instance de Bobigny, les étrangers seront jugés sur place sans jamais avoir vu de la France autre chose que l’aéroport. Qu’il s’agisse de se prononcer sur le prolongement du placement en rétention ou celui du placement en zone d’attente, le fait de statuer dans une zone placée sous le contrôle de la police aux frontières ou dans un autre proche d’un commissariat et du centre de rétention, conduit à interroger l’impartialité du juge.

Dans le même temps, les pouvoirs publics ont décidé d’augmenter les places dans les centres de rétention, antichambre du départ, le temps que l’on trouve un avion et l’on obtienne, à défaut de documents d’état civil, un laissez-passer du consulat dont est censé relever la personne concernée. Ainsi, le décret du 30 mai 2005 relatif à la rétention administrative et aux zones d’attente fixe à cent quarante le nombre maximum de personnes pouvant être retenues dans les centres. Une telle capacité d’accueil, supérieure à celle qui était initialement prévue – on ne devait pas dépasser le chiffre déjà important de cent étrangers –, combinée à l’allongement de la durée de la rétention depuis la loi dite Sarkozy (elle peut atteindre trente-deux jours), questionne cette fois les conditions dans lesquelles les étrangers sont retenus. La Cimade, sur la base de l’expérience qu’elle a acquise grâce à sa présence en centres de rétention, tire la sonnette d’alarme, en prenant l’exemple du centre du Mesnil-Amelot où le nombre d’étrangers retenus dépasse régulièrement la centaine : « c’est une déshumanisation de ces lieux : faut-il encore parler de rétention ou n’est-ce pas temps de dire clairement que nous assistons à l’apparition de véritables “camps ?” » [2]. Au-delà des seules considérations matérielles qui ont leur importance, c’est l’accompagnement juridique réel des étrangers en instance de départ forcé qui tend à être remis en cause.

Indiscutablement, il n’y a pas que des effets d’annonce dans les propos de l’actuel chef du gouvernement et de son ministre de l’intérieur. Les pratiques policières, comme les pratiques préfectorales au service de la politique de fermeture des frontières aux étrangers non désirés n’ont sans doute jamais été aussi redoutables. Elles ne règleront pas pour autant la question obsessionnelle, pour les gouvernements successifs, des sans-papiers.




Notes

[1Voir le communiqué du 10 juin 2005 signé par l’Anafé, l’ADDE, la Cimade, ELENA, le Gisti, la LDH, le SAF et le SM .


Article extrait du n°65-66

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Dernier ajout : mardi 2 juin 2015, 18:14
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