Article extrait du Plein droit n° 72, mars 2007
« Le travail social auprès des étrangers (2) »

L’Europe pousse au crime, le Maroc fait des rafles

Jérôme Valluy

Maître de conférence en science politique à l’Université Paris 1
Cet article reprend les éléments du rapport intitulé « Rafles de subsahariens au Maroc à Noël 2006 – Rapport à l’association Migreurop », le 6 janvier 2007* et d’un autre rapport au 3 février 2007 publié sur le site de TERRA, dans les « Retours de terrain » du programme ASILES**. Les informations proviennent d’entretiens réalisés à Oujda début et fin janvier 2007 avec des victimes des rafles, des acteurs de solidarité ainsi que de la presse marocaine et des listes de discussion du Manifeste-euroafricain et de Migreurop.

Une opération policière de grande envergure engageant différentes forces de l’ordre dans des rafles et déplacements d’exilés d’Afrique noire a été réalisée au Maroc à partir du 23 décembre 2006. Elle apparaît comme une réplique des événements de la fin de l’année 2005 qui avaient conduit la police marocaine à abattre onze exilés, dans la nuit du 28 au 29 septembre 2005, sur les hautes grilles séparant le Maroc de l’enclave espagnole de Ceuta, et à en déplacer plusieurs centaines vers la frontière algérienne ou même dans le désert.

Depuis la fin des années 1990, l’Europe construit une politique étrangère destinée à enrôler ses voisins dans l’interception des migrants. À partir de 2002, cette politique devient l’axe principal de la diplomatie policière menée par les ministères de l’intérieur des États-membres et la direction générale « Justice, Liberté et Sécurité » de la Commission européenne. Dans cette guerre aux migrants, comme dans toutes les guerres, la diplomatie classique des chancelleries et de la DG « Relations extérieures » cède le pas aux services de sécurité. Formalisée en novembre 2004 dans le « Programme de la Haye » (2004-2009), cette politique vise à développer les « capacités d’accueil  » (policières et humanitaires) des pays voisins de l’Union européenne afin de réduire les entrées sur son territoire.

Le Maroc s’est d’abord opposé, entre 1998 et 2002, à cet enrôlement forcé puis, soucieux de son rapprochement avec l’Europe et des subsides qu’il peut en tirer, contraint aussi par les pressions espagnoles, a négocié sa participation et s’est converti à ces logiques anti-migratoires. La négociation a duré deux ans, de mars 2002 à octobre 2004, masquée par la crise diplomatique relative aux îlots Leila-Perejils. Les questions migratoires, à côté de l’aide au développement et des accords de pêche, ont été au cœur du processus de détente entre le Maroc, l’Espagne et l’Europe… détente qui s’est traduite par une répression accrue des exilés, s’intensifiant pendant les huit premiers mois de l’année 2005 jusqu’à la phase paroxystique de l’automne marqué par les événements devant Ceuta et Melilla.

Les rafles de Noël 2006 au Maroc confirment la continuation de cette guerre. Ces rafles concernent des Africains noirs, majoritairement chrétiens, originaires de Cameroun, Centrafrique, Congo Brazzaville, Congo RDC, Côte d’Ivoire, Gabon, Gambie, Guinée, Guinée équatoriale, Mali, Mauritanie, Nigéria, Sénégal, Soudan, Tchad… Leurs situations juridiques sont très variables au regard du droit du séjour : des sans-papiers, des personnes en situation régulière (passeport + visa non périmés), des demandeurs d’asile enregistrés auprès du HCR et des réfugiés statutaires. Les papiers de ces personnes sont régulièrement confisqués ou détruits par les forces de l’ordre. Transportées en autocars à travers le Maroc, les victimes sont abandonnées par groupes de quelques dizaines, en différents points séparés de plusieurs kilomètres, le long de la frontière maroco-algérienne non loin d’Oujda. Sous la menace de coups de fusils tirés en l’air, elles sont contraintes par les forces marocaines d’avancer vers l’Algérie puis sont refoulées par les forces algériennes tirant en l’air également. Après des heures de calvaire entre les deux armées, la plupart reviennent dans leur pays de résidence habituelle : le Maroc.

Témoignage d’une réfugiée raflée

L’une des personnes, réfugiée statutaire reconnue par le HCR, victime de l’opération du 23 décembre, interrogée à Oujda le 3 janvier, décrit ainsi sa journée :

« A 7 heures du matin, dix policiers ont enfoncé la porte de l’appartement où je dormais avec cinq autres personnes. Ils ont fait irruption en criant « vos papiers » et en prenant aussitôt tous nos téléphones portables. Je leur ai donné mon attestation du HCR. Ils crient que c’est une rafle générale et poussent tout le monde vers la sortie de l’appartement en distribuant des coups de matraques. L’un de mes compagnons, en situation régulière, indique qu’il dispose d’un passeport et d’un visa en règle : les policiers lui répondent que cela ne change rien, que tout le monde doit être emmené. Lorsque je demande que me soit rendu mon téléphone portable et mon attestation du HCR, je reçois en retour des coups de matraques par un policier qui déchire alors mon attestation.

Nous sommes emmenés dans un commissariat devant lequel sont garés six autocars déjà en partie pleins d’Africains. Plusieurs d’entre eux, encore dehors, demandent au Commissaire que leur soient rendus leurs biens personnels et notamment leurs téléphones portables. Le Commissaire leur répond « foutez le camp ». Les autocars démarrent à 9h du matin. Vingt minutes après le départ, une bagarre a lieu dans l’autocar où je me trouve ; les policiers sont attaqués par des Africains dont une trentaine parvient à s’échapper par les fenêtres. Le fait ne s’est pas reproduit dans les autres véhicules qui contenaient entre 40 et 50 personnes. Le voyage de Rabat jusqu’à Oujda en passant par Fès, s’est déroulé d’une seule traite avec de simples escales dans les stations d’essence. Dans mon autocar nous avons eu à boire et à manger et pouvions aller aux toilettes, sous surveillance, dans les stations. Nous arrivons vers 18h dans la proximité d’Oujda que nous contournons par le nord pour aller directement vers la frontière. Lorsque le véhicule où je me trouve s’arrête il n’est suivi que par un seul autre autocar. Au total une soixantaine de personnes en descendent. Les policiers nous disent de partir en nous montrant la direction de la frontière avec l’Algérie qui se trouve à dix minutes à pied environ. Lorsque nous y parvenons l’armée algérienne tire des coups de fusil en l’air pour nous effrayer et nous force ainsi à rebrousser chemin. Peu après des « forces auxiliaires » marocaines font de même, tirent en l’air pour nous forcer à repartir. Pendant près de dix heures nous errons ainsi entre les deux armées, terrorisés par les deux. Au cours de la nuit nous sommes entrés par mégarde sur le territoire algérien. Le groupe, épuisé, a marqué un temps de repos et s’est trouvé assailli par la police algérienne qui dit de repartir et arrête trois filles qui sont fouillées au corps et violées. Le groupe s’est dispersé dans la panique, je me retrouve avec une douzaine d’autres personnes courant pour trouver une autre route afin de rentrer au Maroc. Nous retrouvons enfin un chemin menant à Oujda où nous nous rendons aussitôt sur le camp près de l’université. Il est alors 4h du matin. Il fait très froid. Nous n’avons ni vêtements adéquats, ni couvertures. Une des personnes présente sur place me prête son téléphone portable et me met en relation avec des amis qui acceptent de m’héberger pour la nuit  ».

Nombre et profils des victimes

Entre Noël 2006 et le 6 janvier 2007, date de clôture d’un rapport à l’association Migreurop, 479 personnes avaient été raflées (248 à Rabat, 60 à Nador et 171 à Laâyoune). Parmi ces personnes ont été dénombrées à Oujda 8 parents avec enfants de 11 mois à 2 ans : 4 femmes en provenance de Rabat avec chacune un enfant dont un handicapé ; 3 femmes de Laâyoune avec chacune 3 enfants ; 1 homme avec une fille de 4 ans. On été raflées également trois femmes enceintes, une à Laâyoune et les deux autres à Rabat dont l’une, à six mois de grossesse, hospitalisée en urgence à Oujda a perdu son enfant. D’autre part, 6 cas de viols ont été recensés, dont 5 ont été constatés par un médecin. Trois femmes violées ont déclaré l’avoir été par des policiers marocains, une immédiatement à Rabat et les deux autres à la frontière. Une femme a déclaré avoir été violée par les militaires algériens ; une autre par une des bandes de migrants (anglophones) écumant la frontière ; le sixième cas de viol a été rapporté par des migrants présents sur le camp mais sans que la victime n’ait été retrouvée.

Les personnes raflées à Laâyoune, ville située géographiquement très au sud du pays, ont pour la plupart été raflées dans les tenues légères (short, teeshirt, espadrilles…) correspondant au climat de cette partie du Maroc. Elles se sont retrouvées, la nuit du 31 décembre 2006, dans le climat continental de la région du Maroc oriental où les températures chutent en dessous de zéro durant la nuit. Sur les 131 personnes victimes de rafles recensées par les associations de Laâyoune, seules 90 ont été retrouvées sur le camp près de l’université d’Oujda. Les autres n’avaient pu donner de leurs nouvelles au 5 janvier et sont peut être encore en Algérie, pensent certains de leurs proches déjà arrivés sur le camps d’Oujda.

Les personnes venant de Nador ne semblent pas avoir fait l’objet de la même opération policière que celles de Rabat et de Laâyoune. Ces arrestations font suite à des tentatives de passage de la triple barrière barbelée de neuf mètres qui enceint l’enclave espagnole de Melilla, le 24 décembre 2006. Plusieurs se sont blessées en tombant de la barrière et ont été hospitalisées. D’autres portent des traces de blessures faites par les barbelées. Après leur arrestation collective, les exilés ont subi des maltraitances policières et des humiliations : coups de matraques, confiscation de chaussures ou découpage de la partie avant des chaussures.

Simple opération ponctuelle de fin d’année ? Samedi 20 janvier 2007, de nouvelles rafles ont lieu à Rabat : 103 personnes sont transférées vers Oujda. Les observations que l’on peut faire une semaine plus tard montrent qu’il s’agit bien d’une politique continue. Les « refoulements », dont personne n’ignore qu’ils sont suivis de retours immédiats de la quasi-totalité des victimes, augmentent la population en transit près d’Oujda, Berkane et Nador, comme une noria interne poussant de plus en plus d’exilés à préférer la forêt aux quartiers. Les associations recensent entre 900 et 1200 exilés répartis sur quinze sites, près d’Oujda, sur le camp près de l’Université, dans les forêts avoisinantes, dans des grottes de la zone frontalière, à proximité de plusieurs villages voisins ainsi que, près de Berkane, dans cinq camps situés dans les forêts du Rif oriental.

Les raisons de ces rafles ?

Les raisons qui ont conduit le ministère de l’intérieur à organiser ces rafles sont obscures. Plusieurs interprétations peuvent être envisagées sans qu’aucune ne soit exclusive.

L’explication officielle référée aux pressions européennes est plausible. Lors d’une déclaration faite par le Wali de Rabat à la télévision marocaine le jour des rafles, l’opération est présentée comme entrant dans le cadre des « engagements pris par le Maroc » dans le cadre de la conférence euro-africaine qu’il a hébergée en juillet dernier. Il est vrai que l’Union européenne fait pression de manière continue et finance la politique anti-migratoire du Maroc contre les exilés d’Afrique noire. Cependant elle le fait depuis plusieurs années. Pourquoi ces rafles en ce moment ? L’idée que la date tardive dans l’année civile de cette opération puisse résulter de contraintes de fonds européens à dépenser avant la date comptable du 31 décembre peut être envisagée (le transport des exilés de Rabat jusqu’à Oujda a été estimée à 1350 € Dirham – environ 125 € – par personne par le Wali) mais ne suffit pas cependant à expliquer la brutalité des moyens employés après une année de calme relatif et d’apaisement des pratiques policières.

Une autre interprétation semble être implicitement suggérée par le journal marocain Libération (proche du parti de centre gauche USFP) titrant à la Une « L’Espagne recrute 180 000 étrangers pour 2007 – Une aubaine pour la main-d’œuvre marocaine » et, en tête de sommaire, renvoyant vers la page 3 du journal : « Campus universitaire d’Oujda – Le calvaire des subsahariens ». L’organisation de cette page 3 reproduit ce vis-à-vis en plaçant en haut de la page l’article sur le calvaire des migrants subsahariens et en bas l’article sur les opportunités migratoires des Marocains vers l’Espagne. On peut se demander si la rédaction du journal n’entend pas suggérer ainsi que l’opération des rafles puisse être une contrepartie répressive à l’obtention par le Maroc d’une ouverture des frontières espagnoles pour ses ressortissants.

Depuis le mois de septembre 2006, le Croissant Rouge marocain, proche du pouvoir, avait obtenu le feu vert politique pour aider les exilés en transit au Maroc. Cela fut marqué par un colloque de trois jours en partenariat avec la Fédération internationale des Croix-Rouges et Croissants Rouges à Oujda les 18, 19 et 20 décembre 2006 sur le thème « Le Maroc oriental face au phénomène migratoire ». L’opération policière des rafles de Noël du 23 décembre a été préparée probablement dès le mois novembre. Or, le 11 décembre 2006, la première distribution de couvertures sur le camp d’Oujda prévue par le Croissant Rouge marocain a été au dernier instant reportée à une date ultérieure et n’a jamais eu lieu depuis lors. Cela laisse penser que plusieurs parties de l’appareil d’État marocain s’affrontent autour de cet enjeu. On peut se demander si l’opération policière n’est pas une réaction des fractions les plus répressives de l’État marocain à l’égard des avancées réalisées par ceux qui, en son sein, souhaitent faire avancer le Maroc vers un État de droit.

Dans une perspective de plus long terme, une autre interprétation est avancée par Minoun Rahmani, secrétaire général adjoint d’ATTAC-Maroc, dans son « Rapport sur la situation à Oujda du 23 au 29 décembre 2006 » : « Voici le discours des autorités de l’“ère nouvelle” qui ont choisi cette période de la fête de fin d’année et de la fête du sacrifice pour les musulmans, pour effectuer leur sale boulot de gendarme de l’Europe et au moment où les mouvements sociaux au Maroc sont préoccupés par un autre problème, celui de la cherté de la vie suite à de multiples augmentations des prix des matières essentielles et à la dégradation continue des services publics de base  ». En effet, la conjoncture sociale au Maroc est marquée par l’ébullition des mouvements de lutte contre l’augmentation du coût de la vie. Mettre sur l’agenda politique un autre « problème », celui des migrants, peut permettre au gouvernement marocain de détourner l’attention de l’opinion publique marocaine comme l’ont fait les gouvernements européens, depuis les chocs pétroliers des années 1970 jusqu’à aujourd’hui, en jouant avec les politiques anti-migratoires.

Sur le front marocain de la guerre européenne contre les exilés, l’Empire du rejet s’impose, dans l’indifférence internationale, sans résistance et en trouvant ses collaborateurs : les autorités marocaines qui, converties aux idéologies sécuritaires, s’enrôlent dans la répression des circulations marginales avec leurs méthodes brutales. Dans cette collaboration, le Maroc fait office de « pays-camp » assurant blocage et dissuasion. Les persécutions raciales font peur aux exilés. C’est l’objectif recherché : les convaincre qu’il fait mieux vivre ailleurs.



Article extrait du n°72

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:59
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