Article extrait du Plein droit n° 72, mars 2007
« Le travail social auprès des étrangers (2) »
Du SSAE à l’Anaem, une liquidation annoncée
Alain Morice
Chercheur à l’URMIS (Unité de recherche Migrations et société)
Agé de quatre-vingts ans, le Service social d’aide aux émigrants (SSAE) est mort en avril 2005, englouti par la hiérarchie pesante et disciplinée de l’Office des migrations internationales (Omi). La nouvelle Agence nationale de l’accueil des étrangers et des migrations (Anaem) est officiellement le « nouvel opérateur » qui « fusionne les moyens et les compétences » de ces deux entités. Personne n’est dupe : il ne s’agit pas d’une fusion mais d’une absorption, et le SSAE, association privée, a bel et bien été digéré par une administration publique [1].
La présentation quelque peu « langue de bois » de cet événement le confirme : « En apportant leur longue expérience et leur savoir-faire, dans le domaine administratif pour l’Omi, dans le domaine de l’action sociale pour le SSAE, les deux organismes donnent à l’Anaem les moyens de mettre en place efficacement la politique migratoire définie par les pouvoirs publics. » On connaît trop les tendances autoritaires de cette politique : entre les lois Sarkozy I (2003) et II (2006) sur l’immigration, cette « efficacité » exprime la volonté de soumettre plus complètement que dans le passé non seulement le travail social en direction des immigrés, mais, à travers lui, ces derniers eux-mêmes. Et comme l’ambiance est plutôt à un désengagement de ses fonctions d’assistance, il n’est pas vain de se demander pourquoi l’État choisit ce moment pour récupérer un service social en son sein.
Pour qui portait autrefois un regard critique sur le SSAE, ses ambivalences et ses déchirements, le plus étonnant n’est pas sa disparition, mais plutôt que ce « service » (une association, rappelons-le) ait pu survivre aussi longtemps à l’inconfort d’une activité qui, quoique exercée en dehors de l’Administration, s’apparente à ce que Pierre Bourdieu appelait la « main gauche de l’État », et qui consiste à essayer de rendre les choses « moins pires » [2]. Ayant cet État pour premier partenaire, et instrument privilégié de sa politique « sociale » vis-à-vis des migrants, le SSAE s’est constamment trouvé pris entre des exigences contradictoires, avec le renouvellement de ses subventions pour horizon. Affirmer quotidiennement le principe d’hospitalité qui vous motive et qui vous fait travailler, face à une xénophobie d’État toujours présente (même dans les périodes de croissance, plus fastes aux étrangers), voilà une tâche acrobatique pour des travailleurs sociaux ainsi tiraillés entre leur idéal du bien public et le respect de la consigne.
Entre professionnalisme et idéalisme
Né en 1924 dans la mouvance de la bourgeoisie chrétienne internationale, déclaré en 1926, reconnu d’utilité publique en 1932 [3], le SSAE a traversé sans avoir à rougir, mais avec un rare sens du compromis, la grande récession des années trente, l’occupation allemande, la Libération avec ses « manches retroussées », puis la cascade de mesures de plus en plus dures visant les étrangers des années soixante-dix à nos jours. Il est vraisemblable que la constance du SSAE venait d’une mise en œuvre très décentralisée et très flexible de ses ressources, et avant tout d’un équilibre, pragmatiquement acquis au cours des ans et de crise en crise, entre un professionnalisme qui le rendait indispensable et le remarquable idéalisme de ses quelque quatre cents salariés.
Dans l’après-guerre, le SSAE n’a plus la relative latitude financière de ses tout débuts, où les contributions patronales côtoyaient à parts égales celles des membres. Il navigue avec l’État de convention en convention, où s’inscrivent les orientations du moment. Progressivement, l’« assimilation » des familles étrangères (en 1946) deviendra « adaptation » dans la convention de 1976, et enfin « intégration » dans celle de 1996 – où l’on verra apparaître aussi l’objectif de « faciliter leur retour dans le pays d’origine ou leur émigration dans un autre pays » – toute une terminologie dont l’évolution annonce, derrière les euphémismes, une mainmise directe des pouvoirs publics sur l’accueil des immigrants. Cependant, la soumission croissante des « programmes triennaux » du Service aux objectifs de la politique migratoire se heurtera souvent à l’indocilité d’un personnel farouchement attaché à son statut associatif, et toujours irrité que l’on puisse confondre – confusion courante – le SSAE avec une administration. Car, malgré les couleuvres avalées jour après jour, c’est qu’ils y tenaient, ses salariés, à leur statut privé et à l’autonomie qui symboliquement s’y rattachait ! Plus dure fut la chute.
Le tournant qui présage la fin du Service est sans doute à situer en 1993, année des lois Pasqua durcissant le contrôle des étrangers, avec la mise en place, à titre expérimental, de quelques plans départementaux d’accueil des familles rejoignantes, plans impliquant le personnel du SSAE sous l’égide de l’Omi et préfigurant les futures plates-formes d’accueil [4]. L’élargissement territorial du dispositif et sa généralisation à tous les primo-arrivants en 1999 consacrera le rôle central des services de l’État : le SSAE n’est plus cité que comme un de leurs « partenaires », et enjoint d’« évoluer selon les nouvelles orientations », tandis que la circulaire annonce une « montée en charge de l’intervention de l’Omi », qui « se fera progressivement » [5]. Les « nouvelles orientations » ? : citons entre autres l’extinction progressive du suivi social spécialisé et, pour l’étranger, l’apprentissage des « droits et devoirs » et « des règles de la vie commune », la connaissance de la langue française comme label de bonne « intégration ». Et l’on parle de plus en plus d’incitation au retour.
Dès lors, les plates-formes d’accueil, au nombre de deux en 1998, vont se multiplier, et bientôt le fameux Contrat d’accueil et d’intégration (CAI) sera au cœur de cette évolution, qui débouchera sur la décision, prise lors du Comité interministériel du 10 avril 2003, de créer un établissement public unique chargé d’« accueillir » les migrants et de leur faire signer le contrat (cf. infra). Des migrants en situation régulière, nécessairement : ni les sans-papiers ni les demandeurs d’asile en instance d’examen ne sont visés par le CAI. Une note de la Direction de la population et des migrations (ministère des affaires sociales) relative à la mise en œuvre du CAI ne mentionne même pas le SSAE parmi les « acteurs » de cette expérimentation [6].
« Lâchés » par la direction
Quoique sa mise en alerte puisse sembler un peu tardive, il n’a pas échappé au personnel de l’association que, pour la première fois depuis la fondation, c’est un fonctionnaire public qui fut nommé en 2001 à sa direction, avec de plus en plus clairement la fonction de liquidateur. La nouvelle conception de l’« accueil » qui se dessine alors paraît remettre en cause certaines traditions qui font la spécificité de l’« esprit » SSAE : le dialogue, l’autonomie, le travail à l’international. En outre, des inquiétudes planent sur le nouveau statut (salaire, carrières, etc.) des travailleurs sociaux dans le cas d’une intégration à la fonction publique en tant qu’agents non titulaires de l’État, tandis que les cadres s’attendent à une placardisation. Le sentiment régnera chez beaucoup d’avoir été endormis puis « lâchés » par leur direction.
Lors du transfert officiel des personnels, le 1er octobre 2005, un tiers des salariés, assistants sociaux [7], secrétaires et interprètes refusent d’intégrer l’Agence, ainsi que la loi les y autorise, et le comité d’entreprise du SSAE décide de remettre son reliquat budgétaire au Gisti. Une somme importante, que ce dernier interprète comme un « legs » à haute valeur symbolique [8].
Résumons la situation jusqu’en 2005 : branche française du Service social international (SSI), le SSAE se consacre traditionnellement à tout ce qui relève de l’accueil, l’installation et l’adaptation des étrangers, sans aucune distinction d’origine ou de statut, mais en concentrant prioritairement son attention et son énergie sur les plus vulnérables d’entre eux. Tout travailleur social est placé dans un champ de tensions entre, d’un côté, une déontologie basée sur des valeurs telles que l’écoute des personnes, le respect de leur dignité et de leurs droits et, de l’autre, les limites fixées par le cadre législatif et les moyens dont il est doté. Il vit dans une permanente négociation entre son éthique et les exigences normatives, voire répressives d’un État qui est bien souvent lui-même à la source des difficultés rencontrées par les personnes qu’il lui donne pour mission de secourir. Dans le cas de l’accueil des étrangers, ces contradictions sont aggravées par la nécessité d’adapter son travail à la politique migratoire du moment : les restrictions institutionnelles à l’action sociale que connaît le pays depuis un quart de siècle, ajoutées au slogan de la lutte contre l’« immigration subie » (terme qui vise les candidats à la vie familiale ou à l’asile, plus les irréguliers de toute sorte, c’est-à-dire presque tous les postulants à un titre de séjour), rendent l’exercice de ce travail de plus en plus problématique.
Devant ces contraintes grandissantes, l’assistant social du SSAE, qui est le pivot du dispositif, a longtemps pu mobiliser les ressources d’une tradition qui, précisément, en raison de l’ambivalence de sa position, entre statut associatif et mission de service public, lui offrait de précieuses marges de manœuvre.
Un exemple caractéristique est celui de l’accueil et du suivi des migrants en séjour irrégulier. Fidèle à ses principes, le SSAE n’a pas à faire de discrimination dans l’accueil selon le critère du statut. Évoluant de façon parfois délicate sur une crête entre le devoir professionnel et le risque d’un rappel à l’ordre, l’assistant social exerce dans certains départements une action primordiale en direction des sans-papiers : examen de la situation, information sur les droits (protection sociale et médicale, scolarisation des enfants), éventuellement aide pour des démarches en vue d’un régularisation ou pour un recours contre une décision, maintien des liens avec la famille à l’étranger – tout cela en liaison avec des entités parfois nettement plus impliquées dans l’action militante. Comme personne n’ignore que la surenchère dans la répression ne va pas résorber le nombre des « clandestins », il faut bien qu’on s’en occupe : par un accord tacite avec une autorité publique bien contente d’être débarrassée à bon compte de la gestion d’un problème structurel, et pourvu que les assistants sociaux ne fassent pas figurer cette activité dans les bilans, cette tâche entre de facto jusqu’en 2005 dans les attributions du SSAE.
Du fait de la répartition très inégale sur le territoire de la charge du travail social en direction des immigrés et des réfugiés, les structures locales ont pris des habitudes spécifiques : ici, le travail à distance, là les visites à domicile, et partout un partenariat, multiple et sur mesure, avec des entités publiques, des ONG, des associations, permettant de résoudre bien des problèmes individuels. (Quitte à abuser parfois, et ce n’est sans doute pas un hasard si, depuis 1998 et les premières plates-formes d’accueil, les bénévoles du Gisti ont souvent à se plaindre que certains assistants sociaux du SSAE commencent à avoir le téléphone un peu trop facile – le SSAE n’a pas de service juridique et n’emploie qu’un juriste pour tout le pays ! [9]). Ces bricolages résultent d’un réseau dense et souple, doté d’une initiative autorisée. La variabilité des publics et des tâches d’une antenne à l’autre, combinée à un statut associatif qui faisait du service une sorte de mutualité, a permis la création d’un gros capital de connaissances communes. Structure de droit privé, le SSAE est libre de côtoyer, au sein de regroupements comme la Coordination française pour le droit d’asile (CFDA), des organisations plutôt mal vues des pouvoirs publics pour leur action en faveur du droit et des droits.
Ces fragments de liberté ont leurs limites. Contingenté par une sujétion contractuelle qui pèse lourd sur le renouvellement des crédits annuels, l’esprit professionnel tend à refouler l’esprit militant hors de l’espace de travail, au bénéfice d’une dévotion au système sans fin du « cas par cas ». Souvent virulent en interne (notamment à l’égard d’une direction et d’administrateurs devenant pusillanimes à mesure que l’échéance se rapproche), l’esprit critique des salariés dépasse moins volontiers les murs de l’association. Dans la pratique quotidienne des assistants sociaux ou des binômes assistant social-secrétaire – où les secrétaires n’auront jamais eu reconnaissance de la qualification du travail qu’elles effectuent –, les interventions sur les dossiers individuels empêchent de prendre du recul et donnent assez de résultats pour maintenir la croyance qu’un jour les pouvoirs publics donneront des orientations positives et des moyens adéquats – croyance vitale par ailleurs si l’on veut exercer ce métier. Lucienne Chibrac a souligné combien la peur des « difficultés financières qui, à plusieurs reprises, ont menacé l’existence même de l’association » contribue à « cette “obsession” de reconnaissance auprès des décideurs », ajoutant que cela se combine avec « une vision plutôt “naïve” » de son « statut d’influence » susceptible d’améliorer le « sort des “protégés du SSAE” » [10].
Se voyant non comme subversifs, mais utiles, à la limite un peu « dérangeants », les salariés du SSAE sont dans une culture de l’inconfort qui se retournera contre eux lorsque, voués à se consacrer à des tâches de moins en moins valorisées (l’aide à l’hébergement par exemple, alors qu’on leur suggère de faire plutôt de l’aide au retour), attachés à leurs initiatives locales, ils se verront brutalement signifier qu’il est temps de mettre un peu d’ordre dans tout cela.
Le service social en coupe réglée
La création de l’Anaem en 2005 résulte de la convergence de deux idées et de deux moyens. Les idées : rationaliser l’accueil des primo-arrivants en créant un service administratif unique et favoriser leur intégration en vue d’empêcher qu’ils soient victimes de discriminations. Les moyens : mettre en place des plates-formes d’accueil et un contrat d’accueil et d’intégration, ayant tous deux vocation à devenir obligatoires [11]. Derrière un programme dont l’apparente légitimité aura anesthésié bien des gens, se cache un projet de mise en coupe réglée du service social aux étrangers doublé d’une volonté de domestication de la population concernée, avec la connaissance du français comme point d’appui.
Ce projet n’est pas nouveau. Il est présent dans des rapports non publiés de la Direction de la populations et des migrations. Le rapport Weil (1997) proposait déjà de « renforcer le rôle de l’Omi dans la procédure d’accueil des familles rejoignantes » et de « sensibiliser les demandeurs à la nécessaire intégration de leur famille » ; le rapport Belorgey (1999) préconisait la « création d’une agence de l’intégration et de lutte contre les discriminations » ; la même année, le rapport annuel de la Cour des comptes évoquait le SSAE pour dire que « la question du maintien de son statut associatif peut être posée » [12]. Enfin, le rapport du Haut commissariat à l’intégration pour 2001 demande que soit « mis fin à l’éclatement (…) entre les structures qui sont chargées des primo-arrivants ». Consacrée, en octobre 2002, par un discours de M. Chirac, la « politique d’accueil et d’intégration » est devenue en avril 2003, on l’a vu, une priorité effective du gouvernement, avec la décision de créer une Agence française de l’accueil et des migrations internationales, qui deviendra Anam puis Anaem. Il serait difficile de dire que l’on n’a pas vu le vent se lever.
La « contractualisation » du séjour, consacrée par les mots accueil et intégration et mise en œuvre par une agence publique, avait de quoi inquiéter, dans une conjoncture où un intense travail idéologique est fait pour convaincre l’opinion des dangers du communautarisme inhérent à toute présence étrangère. Derrière ces mots, les agents démissionnaires du feu SSAE ont lu sans s’y tromper : formatage et mise au pas. S’il est top tôt pour faire un bilan circonstancié des plates-formes d’accueil, on sait déjà, à partir de leur expérience de la période de transition, qu’il s’annonce désastreux à tous égards, et avant tout par rapport aux objectifs affichés.
Dans le nouveau dispositif, l’assistant social n’a plus sa place comme acteur. Surgit désormais la figure de l’auditeur social, nouvel interlocuteur de l’étranger dans les plates-formes d’accueil. En quelques heures, quelquefois loin de leur hébergement, dans une ambiance qualifiée de tous côtés comme surréaliste, souvent sans interprète, les immigrants vont devoir subir un sermon sur les valeurs de la République suivi d’un film sur ce qu’est la France, une visite médicale, un entretien débouchant sur un « positionnement linguistique » avec l’auditeur social qui, s’il le juge bon, propose une visite à l’assistant social.
Le profil de l’auditeur social ? Un bac + 2 à 4 ou un recyclé de l’Omi, aucune expérience du travail social pour l’étranger, juste (croit-on à l’Anaem, en attendant les prévisibles révoltes d’auditeurs sociaux) une aptitude à intérioriser la consigne. La consigne ? Officiellement, informer l’arrivant sur la nécessaire signature du contrat d’intégration, avec formations civique et linguistique à la clé. En voix off, dépister les gens à problème à travers tout ce qui, chez le candidat au séjour (polygamie et port du voile, par exemple, et avant tout difficultés de langage), pourrait justifier une intégration à marche forcée. Désormais la tâche est d’« informer » le migrant, non plus sur ses droits et les possibilités qui s’offrent à lui, mais sur les droits de l’État envers lui. Ravalé au rang de sous-traitant, l’assistant social voit sa mission inversée : là où il tentait d’aider les gens à identifier et résoudre leurs problèmes, on lui envoie désormais les gens qui posent problème à la République (et même pas tous ! – cf. infra).
La généralisation progressive des cartes de séjour précaires est paradoxalement le support matériel et psychique du CAI. Même si l’interlocuteur de l’auditeur social ne comprend rien à cet « accueil » qui lui est fait et à ce « contrat » qu’on lui fait signer, cela lui sera toujours assez pour comprendre que sa signature – au demeurant devenue obligatoire depuis le 1er janvier 2007 – lui sera indispensable pour, peut-être, ultérieurement transformer son titre de séjour d’un an en carte de résident ou obtenir la nationalité. Sans même évoquer la légitimité douteuse d’une démarche dite d’« intégration » [13] qui commence par la brusque injonction faite au migrant, à peine débarqué, de se renier soi-même, les travailleurs sociaux ont de quoi douter de l’efficacité de l’opération, et l’on peut craindre les réactions en retour qui finiront par se produire, de par la perverse circularité que toute politique basée sur la négation des personnes porte en elle.
Agent non titulaire, mis en deuxième ligne, l’assistant social de l’Anaem n’en est pas moins souvent obligé d’être présent sur les plates-formes d’accueil, qui sont devenues l’alpha et l’oméga du dispositif d’accueil. Quoique les pratiques restent localement diverses, la doctrine de l’Agence est que là se situe désormais son activité. Nous l’avons laissé entendre : sur les plates-formes d’accueil, l’accueil des sans-papiers et même des demandeurs d’asile ne fait plus partie du travail – ce qui va accélérer le processus de clochardisation et de rejet social des exclus du séjour. Le rétrécissement du champ d’intervention des assistants sociaux est considérable : il concerne aussi bien les visites à domicile que cette activité importante qu’était l’accompagnement des personnes en difficulté (notamment sur les questions vitales du logement, des soins, de l’emploi et des papiers). La logique des plates-formes d’accueil est ponctuelle et arithmétique : il s’agit d’engranger les contrats d’accueil et d’intégration et d’en produire une statistique. Peu importe que – ce dont les agents de l’Anaem ne font pas mystère – la formation linguistique, présentée comme une pièce maîtresse du dispositif, soit fréquemment une imposture, faute de moyens. Peu importe que la langue, moyen de se comprendre entre humains, puisse ainsi devenir un instrument de punition (« qui ne parle pas s’en va », dit en substance le CAI) : la plate-forme d’accueil est vite devenue un but à elle-même.
Les responsables de la nouvelle structure sont censés veiller à ce que les assistants sociaux n’aient ni le temps ni les ressources pour se consacrer aux catégories de migrants indésirables – pourtant, en certains lieux, les réfugiés et les sans-papiers représentaient le principal de leur activité. Dès la mise en place des plates-formes d’accueil, des associations telles que la Cimade ou le Gisti ont vu débarquer les dossiers que l’Anaem ne traite plus. L’affaire est potentiellement explosive car, au-dessus d’un seuil raisonnablement admis de part et d’autre, l’État se défausse ainsi très hypocritement d’un désordre par lui créé auprès d’organismes qu’il ne se prive pas par ailleurs de fustiger, et qui n’ont pas vocation à le résorber. Ce même État saura-t-il longtemps mobiliser ses agents sur des objectifs clairs, cohérents et légitimes ? De nouveaux départs d’assistants sociaux de l’Anaem sont survenus, d’autres suivront, et l’embauche est largement inférieure aux prévisions initiales (vingt et un assistants sociaux nouveaux pour cinquante postes budgétés). Quant aux auditeurs sociaux, agents non titulaires soumis à une période d’essai de neuf mois renouvelable, les voilà mis dans l’alternative devenue classique du travailleur à qui l’on dit : « Tu te soumets ou tu t’en vas ». Comme les immigrants dont ils ont à traiter.
Quelques lectures
|
La table-ronde du 18 mars 2006 (extraits) [14]
|
Le travail social face au racisme.
|
Notes
[1] En réalité, l’association, avec son journal Accueillir, continue d’exister, mais elle n’est plus dotée d’une mission de service public.
[2] « Tous ceux qu’on appelle les “travailleurs sociaux” […] constituent ce que j’appelle la main gauche de l’État, l’ensemble des agents des ministères dits dépensiers qui sont la trace, au sein de l’État, des luttes sociales du passé […], ceux que l’on envoie en première ligne remplir des fonctions dites “sociales” […] sans leur donner les moyens d’accomplir vraiment leur mission. » P. Bourdieu, Contre-feux I, Liber-Raisons d’Agir, 1998.
[3] En contrepartie de cette reconnaissance, le Service international d’aide aux émigrants (SIAE) prend en 1932 le nom de SSAE : le mot « international » n’a plus de raison d’être. Mais, étrangement, « émigrants » reste : serait-ce surinterpréter que voir là le signe que déjà, l’État français répugnait à l’idée d’une immigration durable sur son sol ? Des fondations à la première moitié du XXème siècle, cf. L. Chibrac, Les pionnières… Voir encadré bibliographique.
[4] Circulaire interministérielle 93/10 du 12 mars 1993.
[5] Circulaire DPM-CI1 du 1er juin 1999.
[6] Note DPM/ACI1 du 23 avril 2003.
[7] Nous conservons le masculin par commodité, mais la profession est presque exclusivement féminine.
[8] Cf. « Un legs lourd de sens », communiqué du Gisti du 3 octobre 2005. Il semble qu’il y ait eu dans ce communiqué – une fois n’est pas coutume, le Gisti étant attaché à la rigueur – une exagération : si en effet « 126 salarié(e)s sur 392 ont bien refusé d’intégrer l’Agence » le 1er octobre 2005, il ne paraît pas possible de dire que « 50% des travailleurs sociaux employés par le SSAE, découragés ou écoeurés, étaient déjà partis auparavant », c’est-à-dire depuis l’annonce de la fusion en avril 2003.
[9] Information obtenue par le Gisti lors d’une réunion en juillet 2002 avec la direction nationale et la délégation Ile-de-France du SSAE, après que ce dernier lui eut envoyé, pour traitement, le dossier complet d’un débouté de sa demande d’asile territorial. Les cadres s’engagent alors à ce qu’on n’envoie plus les gens « comme des paquets » aux associations mais, avec le découragement programmé des assistants sociaux, cela ne fait qu’empirer pendant toute la période de transition, certains secteurs n’ayant même plus d’assistants sociaux pour traiter les dossiers urgents.
[10] L. Chibrac, Les pionnières… Voir encadré bibliographique.
[11] Ce n’est pas le lieu de poser cette question, mais un contrat qui n’implique pas le libre accord d’une des parties est-il un contrat ?
[12] « L’étude de son adossement à un établissement public, tel l’OMI que le SSAE assiste déjà dans les plates-formes d’accueil, pourrait être approfondie » – on sait que dans le langage de la Cour des comptes, le conditionnel a valeur d’impératif.
[13] Le concept d’intégration ne signifie pas la même chose pour tout le monde : certains l’emploient dans un sens assimilationniste, tandis que d’autres jugent que la première des intégrations, c’est celle de la société à elle-même, et que dans cet esprit il est normal et sain que tout nouvel arrivant puisse contribuer à y modifier les valeurs partagées.
[14] Nous avons parfois pris quelques (rares) libertés avec le mot à mot, mais jamais avec le contenu – AM.
Partager cette page ?