Article extrait du Plein droit n° 72, mars 2007
« Le travail social auprès des étrangers (2) »
Gérer l’impossible
Emilie Rive
Journaliste à L’Humanité
Florence Despré –
Toutes, de toutes sortes, matérielles, financières, administratives, avec les adultes et leurs enfants. Nous sommes des généralistes du social. Nous essayons de mettre des cautères sur toutes les plaies, mais notre travail est plus compliqué que celui d’un médecin. Nous sommes au front des difficultés et, sur ce front, les plus exposées sont les personnes qui ont des problèmes de régularisation. Ce n’est pas parce que l’on est sans papiers qu’on le sera toujours et c’est dans cette perspective que nous essayons toujours de travailler, même si elle existe de moins en moins. Nous sommes devant des gens qui tentent d’avoir encore de l’espoir. Mais les étrangers sans papiers sont les plus pauvres des plus pauvres. Pour les soins, par exemple, les étrangers bénéficient de l’aide médicale État, mais les conditions d’attribution sont de plus en plus draconiennes, il faut prouver trois mois de présence régulière sur le territoire… et il faut trouver des médecins qui ne rechignent pas à soigner ces populations. En outre, il est déjà difficile de faire prendre soin de leur santé à des personnes qui ont à peine les moyens de survivre, il est presque inimaginable de l’obtenir de celles qui sont dans l’instabilité la plus totale, qui craignent de se faire arrêter tous les jours… Quand la question se pose, les dégâts sont déjà très importants. Les restrictions à l’aide médicale d’État posent un vrai problème de santé publique, avec des cas de tuberculose de plus en plus fréquents, par exemple. Toute prévention est impossible. Il y a de quoi s’arracher les cheveux.
L’action sur la santé est prioritaire ?
Tout est prioritaire. Les sans-papiers ne peuvent que travailler au noir, victimes des marchands de sommeil et de leurs employeurs. Il est certain que ce volant de main-d’œuvre en intéresse plus d’un. Mais je pense que le plus important c’est le logement. Dans notre département, quelle que soit la situation administrative, nous aidons les familles avec des enfants, avec ou sans papiers, avec ou sans travail, à avoir un hébergement à l’hôtel. Je ne parle pas des autres, eux, ils n’ont droit à rien. Cela coûte une fortune, plus de mille euros par mois et par famille. Les besoins sont tels que nous sommes obligés de passer par des prestataires de services et nous n’avons aucun contrôle sur les hôtels. Nous sommes coincés. Et les familles aussi, parce qu’elles sont obligées de ruser pour faire chauffer les plats, les enfants font leur scolarité dans des conditions impossibles, en travaillant entre un lit et une télévision. Les parents sont en pleine précarité, souvent en situation de grande dépression. Les enfants ont énormément de difficultés à se projeter dans l’avenir, dans la vie. Ils sont dans une insécurité perpétuelle. Il ne suffit pas de les scolariser. Sans logement stable et décent, ils ne peuvent avoir de véritable parcours scolaire. Sans compter qu’ils sont obligés de changer d’école au gré des hébergements. La situation du logement est un scandale. Et encore, le Val-de-Marne est un des rares départements de France qui ne refuse pas les familles non régularisées… C’est vrai que le problème ne devrait pas relever des départements. L’État s’est complètement désengagé de la question et ce n’est pas demain qu’il va s’engager de nouveau. En outre, comme l’Ofpra accélère les procédures d’examen des demandes d’asile, les demandeurs sont déboutés de plus en plus rapidement. Ils deviennent alors des sans-papiers et se retrouvent à la rue… Et nous, nous tentons de gérer l’impossible, nous nous trouvons tous les jours devant des casse-tête insolubles, parce que nous avons à loger aussi ceux qui obtiennent un titre de séjour, mais qui n’ont pas accès à un logement parce qu’il n’y en a pas. Le logement est sans aucun doute le problème majeur, parce qu’il détermine tout, le travail, l’insertion professionnelle, l’obtention de papiers. La domiciliation par une mairie ou une association ne suffit plus à la préfecture. Et les maires nous envoient les gens, parce qu’ils n’ont pas de logements, alors qu’ils savent pertinemment que nous n’avons pas de solution miracle et nous n’avons pas le pouvoir. C’est un cercle vicieux parfait que nous vivons comme un véritable harcèlement.
Le droit des étrangers n’existe pas dans la réalité. Ce droit, pour le décoder, il faut être un juriste expérimenté et suivre des formations tous les ans ou tous les deux ans. Beaucoup de travailleurs sociaux ne sont pas formés ou ne connaissent pas les dernières évolutions. J’ai fait une formation au Gisti, il y a quelque temps, elle est déjà obsolète. Vous vous rendez compte du temps que cela prend sur notre travail quotidien, alors que nous devons gérer l’urgence sociale ?
Dans ce contexte, la loi relative à la prévention de la délinquance, c’est la goutte d’eau de trop. Nous allons être obligés de lever le secret professionnel. Aujourd’hui, nous avons à rendre des statistiques globales sur le nombre de personnes rencontrées, sur les problématiques à résoudre. Nous donnons des chiffres, jamais détaillés, et surtout aucune information nominative. Nous ne donnons pas la situation administrative des gens, mais je pense que cela doit dépendre des collectivités territoriales. Il n’y a que lorsque nous demandons une aide financière que nous parlons de la situation des gens à l’inspecteur à l’enfance, aux communes. Il y a une clause de confidentialité. Mais c’est vrai que quand on demande un financement d’hôtel pour une famille avec un bébé, sans emploi ni papiers, nous sommes bien obligés de préciser notre projet sur la durée, donc de donner des indications sur la situation administrative de cette famille. Dans notre département, c’est la protection des enfants qui compte, nous n’avons donc pas trop de problèmes.
Si on nous oblige à révéler la situation des gens, les conséquences vont dépendre des couleurs politiques des collectivités territoriales, à commencer par les communes. Comment seront utilisées ces informations ? C’est une inquiétude massive chez les travailleurs sociaux. On a vu ce qui s’est passé dernièrement place de la République à Paris où la distribution de repas par les Restos du cœur a été utilisée comme piège pour une rafle. La police peut aussi venir contrôler les gens que nous rencontrons. C’est la même logique : celle de la circulaire de février 2006 [2]. Nous n’avons pas encore eu de contrôle de police.
Il a toujours fallu être vigilant par rapport à l’option politique des collectivités avec lesquelles nous travaillons. Ce n’est pas nouveau. Mais nous sommes dans un département de gauche, notre employeur a sa part à jouer par rapport à cette loi et peut/doit, nous protéger. Nous avons assez confiance.
Même si nous, nous faisons tout pour protéger les gens, comment vont-ils avoir confiance en nous s’ils savent qu’ils peuvent être dénoncés ? Même si les travailleurs sociaux s’engagent de façon très forte, ce qui, de toute façon, ne sera pas le cas de tout le monde, simplement parfois, parce qu’il n’est pas facile de se battre contre son chef hiérarchique ou l’élu, même si le travailleur social a une déontologie, une éthique claire, l’usager, lui, ne sera pas rassuré. Pourquoi ferait-il plus confiance à l’un qu’à l’autre ? Quelle garantie aura-t-il ? L’attaque sur le secret professionnel ne met pas en danger les fonctionnaires, mais les usagers. A la limite, nous pouvons dire ce que nous voulons, la seule conséquence sera de nous enlever les moyens de travailler avec les gens. Quand nous nous opposons à cette loi, ce n’est pas pour nous défendre, c’est pour défendre une déontologie dans notre métier, pour défendre la protection que nous devons à des personnes qui nous font confiance. Les gens sont parfois enclins à dire des choses qui peuvent jouer contre eux, devons-nous les avertir ou profiter de l’information pour les livrer à un circuit répressif ? Toute la difficulté de notre déontologie est là. Et c’est là qu’intervient la notion de délit. A deux niveaux. D’une part, parce qu’on assimile l’absence de papiers à un délit et, d’autre part, parce que, maintenant, ne pas parler, protéger l’usager va peut-être en devenir un. Cela inverse la question.
Dans cette loi, me gène aussi le rôle de pilote attribué aux maires. Le maire, c’est le pouvoir le plus proche des citoyens. Cela m’inquiète qu’on lui donne la possibilité d’entrer dans la vie privée de ses administrés. Je pense qu’il y a des maires qui n’en ont aucune envie. Tous n’ont pas cette soif de pouvoir. Mais certains oui, et la loi leur offre ainsi les moyens de devenir encore plus autocrates. Cela ne développera pas la démocratie. C’est une dérive inclusive dans la vie privée de leurs concitoyens et un prétexte pour la contrôler encore plus. Nous avons déjà des maires qui ne supportent pas d’avoir, sur leur commune, des hôtels qui accueillent des pauvres, colorés de surcroît. Et ceux-là pourront donc d’autant mieux s’en débarrasser. Cela me fait penser au film La vie des autres, sur la Stasi, qui met en scène une société complètement paranoïaque, où des centaines de milliers de gens étaient observés. Je n’ai pas envie de vivre dans une société paranoïaque. Même si je sais que c’est déjà largement le cas. Les étrangers en situation irrégulière ne sont pas aussi nombreux que le ministre veut nous le faire croire. Il joue sur des leurres. Il ne cherche pas vraiment à connaître le nombre d’irréguliers, il s’en sert comme d’un épouvantail, tout en sachant que vouloir interdire l’entrée dans notre pays est tout aussi un leurre, que notre société va en avoir besoin pour assumer son avenir et qu’on ne traite pas les problèmes de fond quand on fait des étrangers un danger.
Notes
[1] Voir Plein droit n° 71, article p. 18 et s.
[2] Circulaire du 21 février 2006 relative aux « conditions de l’interpellation d’un étranger en situation irrégulière ». Voir Plein droit n° 70, p. 32 « Le parquet, complice de la chasse aux sans-papiers ».
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