Article extrait du Plein droit n° 67, décembre 2005
« Taxer les étrangers »

Quand la politique dicte le droit

Claire Rodier

Juriste, permanente au Gisti.
Avant-dernier épisode d’un feuilleton qui dure depuis cinq ans, les conclusions de l’avocate générale Mme Kokott sur le recours formé par le Parlement européen devant la Cour de justice des Communautés contre la directive européenne relative au regroupement familial symbolisent l’assujettissement du raisonnement juridique au discours ambiant qui, en Europe comme en France, tend à faire de l’immigration une charge. Et à ne concéder aux étrangers durablement installés que des droits conditionnels là où les droits fondamentaux, comme celui de vivre en famille, devraient s’imposer.

Définir un régime européen du regroupement familial des étrangers est le premier chantier auquel s’est attelée la Commission européenne lorsque, avec le traité d’Amsterdam de 1999, lui a été confiée la mission d’élaborer des normes communes en matière d’asile et d’immigration. Dès 2000, elle soumettait une première proposition de directive relative au regroupement familial au Conseil de l’UE. Soumise aux pressions répétées des États, cette proposition, dont la version initiale s’inscrivait dans le sens de la reconnaissance d’un droit pour les étrangers insérés dans les États d’accueil d’y vivre avec leur famille, s’est, au fil des négociations, transformée en instrument de dissuasion : dans un processus de nivellement par le bas – qui imprégnera d’ailleurs les autres directives adoptées entre 2000 et 2004, notamment dans le domaine de l’asile – les États membres ont progressivement imposé une approche extrêmement restrictive de l’accès des membres de famille au territoire des États membres [1]. Au point qu’après son adoption en septembre 2003, le Parlement européen, répondant aux interpellations des ONG qui en dénonçaient l’esprit et le détail, a saisi la Cour de justice des Communautés d’une demande en annulation de trois dispositions [2]. Si, à l’heure où Plein droit était sous presse, la décision de la Cour n’était pas connue, l’issue de cette procédure semblait bien mal engagée. Car l’avocate générale chargée d’éclairer la Cour a conclu, au début du mois de septembre 2005, à l’irrecevabilité de la requête du Parlement au terme d’un argumentaire qui transpose, au cœur du raisonnement juridique, un débat éminemment politique sur la place et les droits que l’Union européenne entend reconnaître aux millions de résidents étrangers qui vivent dans les États membres [3].

On rappellera que le Parlement demandait l’annulation de trois dispositions de la directive :

celle qui permet à un État de soumettre à une condition d’intégration le regroupement d’un enfant mineur de plus de douze ans qui arrive indépendamment du reste de sa famille ;

  • celle qui autorise par dérogation les États à limiter le regroupement des enfants à ceux âgés de moins de quinze ans ;
  • celle qui permet aux États d’exiger deux ans de présence régulière d’un étranger avant de l’autoriser à déposer une demande de regroupement familial et, par dérogation, leur donne la possibilité de porter à trois années le délai entre le dépôt de la demande et l’arrivée de la famille.

Pour estimer la requête du Parlement irrecevable, l’avocate générale considère, au nom d’une jurisprudence constante de la Cour sur les « actes détachables », que les trois dispositions contestées ne peuvent être isolées du reste de la directive sans en remettre en cause l’ensemble. Selon elle, leur annulation empêcherait que les autres dispositions de la directive puissent être appliquées car, si les articles incriminés étaient annulés par la Cour, « le droit au regroupement familial s’appliquerait sans restriction particulière également aux enfants mineurs, respectivement au-dessus de douze ans et à partir de quinze ans et indépendamment d’un délai d’attente  » et, par conséquent, la Cour « modifierait la substance de la directive et interviendrait dans les compétences du législateur communautaire  ».

Verrouillage

Il s’agit là d’une interprétation bien étrange. Et l’on pourrait conclure exactement le contraire, en estimant que, s’agissant d’exceptions à une règle posée par la directive (les enfants sont admis dans le cadre du regroupement familial jusqu’à l’âge de dix-huit ans), la suppression de ces dérogations, pour autant qu’elles soient jugées non conformes au droit communautaire, ne remettrait pas en cause sa « substance ». Le raisonnement de l’avocate générale, dans la mesure où il vient en préalable à toute discussion au fond, revient en quelque sorte à dire qu’on ne peut pas annuler une disposition si cette annulation contrarie la volonté exprimée par ses auteurs. On se demande dès lors quelle marge de manœuvre demeure pour contester des mesures estimées non conformes au droit communautaire, dès lors que cette seule contestation est considérée en elle-même comme un empiètement sur les pouvoirs de l’exécutif ?

La suite des conclusions de l’avocate générale confirme l’impression selon laquelle, dans cette affaire, le droit est passé au second plan derrière l’opportunité politique. N’excluant pas qu’elle pourrait ne pas être suivie dans la voie de l’irrecevabilité, elle complète son raisonnement en examinant, à titre subsidiaire, le bien-fondé du recours. Ce qui l’amène à se livrer, à propos des deux dispositions qui restreignent l’accès des enfants au bénéfice du regroupement familial, à une analyse très subjective des notions d’« intégration » ou d’« intérêt de la famille », à l’issue de laquelle elle propose des solutions propres à satisfaire ceux qui plaident pour que soit laissée le plus de latitude possible aux États membres dans l’interprétation des normes communautaires en matière d’immigration.

L’opposabilité du critère d’intégration aux mineurs de plus de douze ans arrivant isolément, vivement critiquée par les associations, est jugée compatible avec la protection de la famille. A l’appui de cette opinion, l’avocate générale considère comme suffisantes les réserves d’ailleurs prévues par la directive selon lesquelles les États « prennent dûment en considération la nature et la solidité des liens familiaux  » et l’existence d’attaches familiales au pays d’origine dans les cas de rejet d’une demande, et qu’ils « veillent, au cours de l’examen de la demande, à ce que l’intérêt supérieur des enfants mineurs soit suffisamment pris en compte  ». Elle ajoute que « la notion de critère d’intégration permet de prendre en considération des cas particuliers dans lesquels il existe exceptionnellement un droit de séjour pour les enfants de plus de douze ans  », et que les mesures nationales sont compatibles avec le droit communautaire si elles prévoient cette possibilité.

Dans le même esprit, l’avocate générale considère que la faculté donnée aux États de limiter le regroupement des enfants de plus de quinze ans peut être interprétée comme conforme aux droits de l’homme. Son raisonnement est le suivant : la directive prévoyant que les États membres qui décident de faire usage de cette dérogation doivent prévoir des règles autorisant l’entrée et le séjour des enfants de plus de quinze ans « pour d’autres motifs que le regroupement familial  », ceci suffit à préserver le respect des droits fondamentaux, puisqu’en cas de besoin cette « dérogation à la dérogation » pourra toujours être invoquée.

Un élégant tour de passe-passe, qui revient à expliquer que les dispositions qui posent des restrictions ou interdisent le regroupement familial des enfants au-dessus d’un certain âge seraient licites au regard du droit communautaire dès lors que les États membres ont une loi nationale qui permet d’y déroger ! ;




Notes

[1Voir Cécile Poletti, « Sombres tractations pour une directive, Plein droit n° 63, décembre 2003.

[2Sur le processus d’élaboration de la directive relative au regroupement familial, la réaction des associations et le recours formé par le Parlement européen http://www.gisti.org/doc/actions/2004/regroupement/index.html

[3Aff. C-540/03, Parlement européen contre Conseil, conclusions de l’avocat général, 8 sept. 2005, http://curia.eu.int/jurisp/cgi-bin/form.pl


Article extrait du n°67

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Dernier ajout : mardi 2 juin 2015, 18:28
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