Article extrait du Plein droit n° 36-37, décembre 1997
« La République bornée »
Tout le monde n’est pas égal devant l’inégalité
Jean-Pierre Alaux
Permanent au Gisti
La commission interministérielle de Patrick Weil s’est penchée sur les refus de visas qui, jusque-là n’ont pas à être motivés. De ses travaux, est sortie une proposition considérée comme une bonne nouvelle : une minorité de demandeurs malheureux de visas auraient enfin le droit de savoir pourquoi la France les leur refuse. Assez fidèlement reprise dans le projet de loi de Jean-Pierre Chevè-nement, cette suggestion donne lieu à une disposition qui prévoit la notification motivée des refus pour cinq catégories seulement de personnes : certains conjoints et enfants non-européens (la liste sera définie par décret) de ressortissants de l’Espace économique européen ; les conjoints ainsi que les enfants (de moins de 21 ans) et les ascendants à charge de Français ; les bénéficiaires du regroupement familial ; les étrangers autorisés à exercer un emploi salarié en France ; et ceux qui ont « fait l’objet d’un signalement aux fins de non-admission au Système d’information de Schengen », le fameux SIS. Ceux-là pourront enfin savoir qu’ils sont inscrits sur ce fichier et ainsi avoir accès à leur signalement pour peu qu’ils sachent comment s’adresser à la Commission nationale informatique et libertés (CNIL).
Ça ne fera que 4 % de motivations parmi les 400 000 refus annuels de visas [1]. Si l’on excepte les étrangers inscrits au SIS, les « privilégiés » seront, d’une part, des proches de Français ou d’Européens, d’autre part, certains des étrangers en situation régulière (titulaires d’un titre de séjour salarié, membres de famille bénéficiant d’un regroupement familial).
Bref, l’étranger moyen continuera à ne rien savoir des raisons pour lesquelles la France ne veut pas de sa visite. Et, s’il veut y opposer un recours, il devra encore et toujours saisir le Conseil d’État à l’aveuglette, autrement dit réduit à la condition de handicapé juridique.
Encore s’agit-il là de la partie des étrangers auxquels on a bien voulu notifier un refus. Mais, à côté de ces « privilégiés », combien ne peuvent déposer leur requête, ou croient l’avoir déposée parce qu’ils ont réussi à en parler à un agent qui ne leur remet aucune preuve de leur démarche ? Et combien d’étrangers répondant à l’ensemble de ces cas de figures n’obtiennent strictement aucune réponse ?
Dans ces conditions, la réforme proposée par Jean-Pierre Chevènement en matière de visas est, comme beaucoup d’autres, un trompe-l’œil. Un immense progrès eut été accompli si l’on avait commencé par le « b a ba », à savoir l’obligation de recevoir la totalité des demandeurs (dans de bonnes conditions d’accueil) et des demandes, l’obligation d’en accuser réception, suivie de l’obligation d’y répondre par écrit.
Mais cette disposition aurait supposé que le souci de l’égalité des droits entre Français et étrangers irrigue le rapport Weil et le projet de loi Chevènement. On en est bien loin, et pas seulement en matière de visas.
L’insécurité juridique a de beaux jours devant elle
Dans ces conditions, il y a bien des chances que, pour peu qu’elle ne soit pas définitivement écœurée comme l’administration l’espère, Mme F., professeur d’allemand en Algérie, se heurtera l’an prochain au même silence administratif que celui que le bureau des visas de Nantes lui a opposé cette année, alors qu’elle avait envoyé sa demande de visa de court séjour au début de juillet par l’intermédiaire d’une société privée de courrier rapide et qu’elle disposait, de ce fait, à la fois du numéro d’expédition de dossier et de l’accusé de réception.
Mais, à Nantes, rien n’y a fait : nul n’avait trace de sa demande. De même, il est hautement probable que, comme des milliers d’étrangers sans doute, les Maliens, Sénégalais, Mauritaniens du collectif des sans-papiers de Saint-Bernard, reconduits dans leur pays respectif tout au long de leur mouvement, continueront à essuyer des fins de non-recevoir orales à leurs demandes condamnées à l’oralité.
Il est vrai que le ministre des affaires étrangères, Hubert Védrine, membre d’un gouvernement par ailleurs légitimement conscient du fait que l’insécurité constitue une inégalité, ne s’embarrasse pas de ce souci à l’égard des étrangers.
La sécurité juridique des demandeurs de visas, autrement dit notamment l’universalisation de l’obligation de motiver les refus, revendiquée par la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), ne peut être mise en pratique parce qu’elle exigerait, selon lui, la création de centaines d’emplois dans les consulats [2].
Patrick Weil avait absout à l’avance le ministre en expliquant dans son rapport que « les postes diplomatiques et consulaires français sont saisis d’environ 2,3 millions de demandes de visa par an. Pour instruire ces demandes, ils disposent de 150 agents titulaires (cat. B ou C), totalement ou partiellement affectés à cette tâche, et d’environ 600 recrutés locaux. Chaque agent titulaire doit donc superviser en moyenne l’instruction de 15 000 demandes par an ».
L’argument vaut son pesant d’arachides. Il faut vraiment n’avoir pas beaucoup de considération envers les étrangers pour s’interdire, sur une base aussi misérable, de faire cesser des procédures expéditives (voire des non-procédures), et cautionner par là l’inégalité de traitement des étrangers dans l’attribution de visas. Heureusement que la ministre de la justice, Élisabeth Guigoux, n’a pas eu l’idée d’opposer le même argument aux avocats qui protestaient récemment, par une grève exceptionnelle, contre le manque de moyens et de personnel dans l’administration de la justice. Toujours est-il que la justification d’Hubert Védrine a au moins le mérite d’avouer implicitement que beaucoup de demandes de visas ne peuvent être traitées, puisqu’il manque plusieurs centaines d’agents consulaires pour le faire.
Qu’importe qu’une grand-mère ne puisse pas être là aux première heures de vie de son petit-enfant né en France, qu’un homme ne puisse pas enterrer son père mort en France, que des frères et sœurs, des cousins, des amis d’étrangers ou de Français soient privés du plaisir de se rendre visite, de séjourner quelques semaines les uns chez les autres, de s’aider dans un moment difficile, etc. Entre l’indifférence de l’administration justifiée par une carence en personnel et la règle du soupçon généralisé inhérente à tout examen de demande de visa, l’inégalité de traitement est érigé en principe.
Selon que vous serez puissant ou misérable…
Notes
[1] Selon les chiffres avancés dans Mission d’étude des législations de la nationalité et de l’immigration, rapport de la mission Weil, La Documentation française, 1997, 85F.
[2] Le Monde, 8 novembre 1997.
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