Article extrait du Plein droit n° 36-37, décembre 1997
« La République bornée »
Le juge, l’éloignement et la liberté individuelle
Pierre Lyon-Caen
Membre du Collège des médiateurs. Avocat général à la Cour de cassation
Il ne peut être question, dans le cadre limité de cet article, ni d’un exposé exhaustif du droit positif actuel, ni d’un commentaire du projet de loi relatif à l’entrée et au séjour des étrangers en France, actuellement soumis à l’Assemblée nationale, mais seulement de quelques coups de projecteur sur le rôle de l’autorité judiciaire concernant les étrangers en situation irrégulière.
La dualité d’ordre de juridictions constitue, en France, tout particulièrement dans le domaine du droit des étrangers, un facteur de complication manifeste. Les efforts pour contourner ces difficultés ont été vains : la pénalisation de l’irrégularité du séjour pour permettre un débat public et contradictoire, en temps réel, s’est révélée néfaste, en remplissant les prisons d’étrangers dont ce n’était évidemment pas la place ; la tentative de créer un bloc de compétence en faveur de l’ordre judiciaire a échoué devant le Conseil constitutionnel.
Il ne reste plus qu’à naviguer entre les deux ordres de juridictions, et le projet de loi Chevènement n’apporte aucune mesure de simplification en ce domaine, pas plus qu’il n’améliore l’effectivité du contrôle juridictionnel des décisions administratives par le juge administratif. Il est permis de le regretter, même si l’on peut espérer que d’autres textes de portée générale y remédieront à l’avenir.
Ce qui justifie le maintien de l’intervention de l’autorité judiciaire, de manière semble-t-il irréductible, ce sont les dispositions de l’article 66 de la Constitution qui lui confèrent la mission de gardienne des libertés individuelles, ce qui implique la compétence judiciaire dès qu’il est porté atteinte à la liberté d’aller et de venir d’un individu.
Le rôle du Procureur
Encore que son rôle en ce domaine soit moins connu que celui du juge, le procureur de la République doit intervenir à de multiples occasions.
Le projet de loi n’a pas suivi, sur ce point, la recommandation du rapport Weil : le délit de séjour irrégulier est maintenu dans notre droit.
Le Parquet, auquel la police rend compte de l’interpellation d’un étranger en situation irrégulière, devra donc continuer à apprécier s’il engage ou non l’action publique.
La plupart des procureurs, lorsqu’aucune autre infraction grave n’a été commise par l’étranger, classent l’affaire et laissent à l’autorité administrative le soin de décider du sort de l’intéressé.
Encore faut-il que le magistrat, avant de prendre sa décision, s’assure, dans le cadre de ses pouvoirs de direction de police judiciaire, de la régularité de l’interpellation – par une lecture téléphonique, par l’officier de police judiciaire, de l’en-tête du procès-verbal – et n’hésite pas, dès ce stade, à faire remettre en liberté l’étranger irrégulièrement contrôlé.
Mais il y a plus : le procureur ne saurait admettre que soit différé le moment où il est informé du placement en garde à vue (l’article 63 du code de procédure pénale prévoit que cette information se fait dans les meilleurs délais) et, qu’en cette matière, celle-ci, sauf circonstances particulières, se prolonge au-delà du moment où il a fait connaître sa décision de classement. Toute prolongation « de confort », à seule fin de permettre au préfet de prendre sa décision – au-delà d’un délai raisonnable, nécessairement très court – constituerait une irrégularité que, nous le verrons, le juge de la rétention devrait sanctionner si le Parquet s’est montré défaillant.
Une fois l’arrêté préfectoral de mise en rétention intervenu, l’article 35 bis de l’ordonnance de 1945 prévoit que le procureur de la République en est immédiatement informé et que, pendant toute la durée de la rétention, il peut se transporter sur les lieux, vérifier les conditions de cette rétention et se faire communiquer à cet effet le registre tenu en ces lieux [1].
Cette faculté légale doit être considérée comme une stricte obligation. Non seulement il importe que le procureur soit à l’écoute des informations venant jusqu’à lui de la part des avocats, associations, médecins, policiers, etc. sur ce qui se passe dans le centre de rétention situé dans son ressort, mais sa présence active sur les lieux s’impose aussi fréquemment que possible, afin de s’assurer, à titre préventif, que les droits des étrangers retenus sont respectés et peuvent être effectivement mis en œuvre, aussi bien les droits spécifiques prévus par l’article 35 bis (droit d’accès au médecin, interprète, conseil, consul et une personne de son choix) que les droits fondamentaux (dignité, intégrité physique, nourriture, hygiène, …).
Il y a là un rôle essentiel du Parquet – comme en ce qui concerne les gardes à vue –, qui justifie son appartenance à part entière à l’autorité judiciaire, et qui est trop souvent méconnu des magistrats.
La loi Debré a conféré à l’appel du Parquet contre l’ordonnance du juge qui met fin à la rétention, un caractère suspensif jusqu’à décision du juge d’appel qui doit se prononcer sur le caractère suspensif du recours. Cette disposition aboutit à ce qu’un étranger puisse être retenu pendant plus de quatre jours en vertu d’un arrêté préfectoral pour seul titre de rétention, alors même qu’un juge a décidé d’une mise en liberté. Fort heureusement, le projet de loi Chevènement, dans son dernier état, met fin à cette aberration [2].
Devant les juridictions répressives, le Parquet est demandeur et requiert l’application de la loi. Il lui appartient de le faire à bon escient et, notamment en ce qui concerne l’interdiction du territoire, de s’assurer que le prévenu n’entre pas dans un des cas où cette peine ne peut être prononcée.
Pour lutter contre les mariages de complaisance, le ministère public s’est vu reconnaître le droit de s’opposer à la célébration d’un mariage. Ce droit a été sérieusement encadré, ce qui permet aux procureurs de résister aux pressions des maires qui refusent systématiquement de célébrer les mariages entre un Français et un étranger en situation irrégulière.
Le projet de loi Chevènement, en interdisant au procureur de faire opposition moins de dix jours avant la célébration, évitera les scandales qui consistaient parfois à faire interpeller, le jour même de la cérémonie, l’étranger en situation irrégulière.
Le rôle du juge
Si le rôle du procureur, qui doit souvent agir préventivement, à son initiative, et insuffler une véritable politique de protection des droits de l’homme au sein du Parquet comme auprès des policiers et gendarmes est essentiel, celui du juge l’est plus encore.
Le juge, par rapport au procureur, a, lorsqu’il est dans son rôle traditionnel, un rôle plus passif, y compris – ce qui est très contestable, nous le verrons – pour sanctionner des manquements à l’état de droit. Mais, sur les questions qui lui sont posées, et dans les limites de la loi, il dispose d’un pouvoir de décision plus étendu que le procureur.
À côté de son rôle juridictionnel civil et pénal, le juge est, en notre domaine, sollicité pour des fonctions administratives.
Deux juges du tribunal de grande instance avec un juge du tribunal administratif composent la commission départementale d’expulsion [3]. Au gré des alternances politiques, l’avis de cette commission lie ou non le ministre. Depuis la loi Pasqua de 1993, cette commission ne délivre plus qu’un avis « simple » et le projet Chevènement ne propose pas de changement sur ce point.
Avec la même composition, la loi Joxe avait institué une commission départementale de séjour des étrangers qui devait être saisie chaque fois que se posait le problème de l’octroi ou du renouvellement d’un titre de séjour. En cas d’avis favorable, le titre devait être délivré. La loi Pasqua a rendu cet avis facultatif, la loi Debré a supprimé cette commission, et le projet Chevènement envisage de la rétablir à titre consultatif et avec une composition élargie.
Le statu quo au sujet de ces deux commissions paraît très regrettable. Il y avait là un moyen remarquable de rapprocher les compétences judiciaires et administratives, au plus près de l’administration active et des administrés. Ces derniers étaient, après l’administration, écoutés avec la plus grande attention, au cours d’une audience pendant laquelle, assistés d’un avocat désigné le cas échéant au titre de l’aide juridictionnelle, ils pouvaient faire valoir leurs arguments. De plus, lorsque leurs avis s’imposaient à l’administration, elles effectuaient, avec toutes les garanties liées à leur composition, un contrôle efficace et rapide, protecteur de l’état de droit, sous l’œil du juge administratif.
Mais l’essentiel du rôle du juge judiciaire consiste évidemment à se prononcer sur le maintien ou non de la décision de rétention prise par le préfet.
En droit français, le principe veut qu’aucune privation de liberté n’excède vingt-quatre heures sans l’intervention d’un magistrat [4].Seul le maintien en zone d’attente située dans une gare ferroviaire ouverte au trafic international, un port ou un aéroport, peut durer jusqu’à quatre jours sans la décision d’un magistrat.
Mais cette disposition, introduite en 1993 par la loi Pasqua [5], très critiquable en elle-même, comporte cette double particularité que l’étranger est censé ne pas avoir été admis sur le territoire national et, surtout, qu’il peut mettre fin à tout moment à sa privation de liberté en décidant de partir pour toute destination située hors de France.
La loi Debré a introduit une véritable et totale exception au principe ci-dessus rappelé en conférant à l’autorité administrative le droit de détenir un étranger pendant quarante-huit heures au lieu de vingt-quatre heures, avant de demander au juge de prolonger ce délai.
Il y a là une mesure discriminatoire à l’égard des étrangers qui bénéficient de garanties moindres que les criminels. De plus, le risque d’alignement, un jour, du délai de droit commun sur ce délai de quarante-huit heures, ne peut être négligé.
Même si, bien à tort à mon avis, le Conseil constitutionnel n’a pas censuré cette disposition, l’on pouvait espérer de l’actuel gouvernement qu’il mette fin à cette incontestable régression de l’état de droit [6].
Il reste à attendre que le Parlement use de son droit d’amendement.
Quoiqu’il en soit, vient un moment où la rétention ne peut se prolonger sans la décision du juge. Son rôle s’est un peu étoffé depuis ces deux dernières années grâce à l’évolution de la jurisprudence de la Cour de cassation.
Dorénavant, le juge de la rétention, comme tout autre juge, doit vérifier qu’il est régulièrement saisi, autant sur le délai de présentation de la requête, qui doit être déposée au greffe aujourd’hui dans les quarante-huit heures, que sur la forme de celle-ci, qui doit être motivée, datée, signée par le préfet et à laquelle doivent être jointes toutes pièces justificatives utiles.
C’est ainsi que le défaut de pièces justificatives [7], notamment le rapport de police sur la base duquel avait été faite l’interpellation [8] a pu justifier le refus de prolongation de la rétention.
De plus, par trois arrêts remarqués du 28 juin 1995, rendus au triple visa des articles 66 de la Constitution, 136 du code de procédure pénale et 35 bis de l’ordonnance de 45, la Cour de cassation a reconnu compétence à ce juge pour contrôler la régularité des actes antérieurs à sa saisine. C’est ainsi que, comme doit le faire le juge pénal, le juge de la rétention doit s’assurer si l’étranger a été interpellé à la suite d’un contrôle d’identité, que la menace de trouble à l’ordre public de l’article 78-2 du code de procédure pénale (CPP) a été caractérisée par des éléments objectifs [9]. Ce qui est vrai pour le contrôle d’identité, l’est tout autant pour le contrôle de la régularité de la garde à vue au regard des règles du CPP, lorsque cette mesure précède immédiatement un maintien en rétention administrative [10].
Enfin, si la rétention fait suite à une détention, le juge doit s’assurer de la régularité de celle-ci : ainsi d’un étranger retenu illégalement à l’issue d’une peine d’emprisonnement, avant que lui soit notifiée la décision préfectorale de rétention, quelques heures s’étant écoulées entre la levée d’écrou et cette notification [11]. L’irrégularité peut résulter de la rétention elle-même (lors de la première ou de la seconde prolongation), notamment en cas de défaut d’interprète [12].
Dans toutes ces hypothèses, la constatation des irrégularités justifie le refus de maintien en rétention.
Est-ce à dire que les progrès constatés dans l’extension du rôle du juge de la rétention – pour éviter ce qui était jusqu’alors un véritable déni de justice, le juge administratif se refusant, quant à lui, à apprécier la régularité du contrôle d’identité [13] – puissent être considérés comme suffisants ?
Une jurisprudence exagérément restrictive
D’abord, sur deux points, la jurisprudence se montre exagérément restrictive : elle considère que les irrégularités des actes antérieurs à sa saisine doivent être soulevées lors de la première saisine du juge et non lors de la seconde demande de prolongation [14].
De plus, et de façon encore plus contestable, elle estime que le juge ne peut relever d’office ces irrégularités et qu’elles doivent être soulevées par l’étranger. Il en irait différemment pour le contrôle par le juge de la régularité de sa saisine, à condition évidemment que le principe du contradictoire soit respecté [15].
Ensuite, la Cour de cassation ne manque pas de rappeler, chaque fois qu’elle en a l’occasion, que le contrôle de la régularité des actes antérieurs à la rétention « ne préjuge pas de la validité de l’arrêté de reconduite à la frontière » qui relève, comme l’arrêté d’expulsion ou la décision initiale de placement en rétention prise par le préfet, de la compétence exclusive du juge administratif.
On déplorera enfin le fait qu’aggravant la situation résultant des lois Pasqua et Debré, le délai de rétention soit allongé de deux jours dans le projet de loi en dépit de l’hostilité marquée par le Conseil constitutionnel de dépasser le délai global de dix jours de rétention.
Les dispositions de la loi Pasqua instituant une rétention judiciaire dans des locaux non pénitentiaires [16] pouvant aller jusqu’à trois mois sont heureusement abrogées.
Notre dernière observation concernera l’interdiction du territoire (ITF), peine que le juge judiciaire a compétence pour prononcer lorsqu’il sanctionne au pénal certaines infractions de droit commun. Il y aurait beaucoup à dire à son sujet. L’on se contentera des quelques indications suivantes.
Si, à mon sens, qu’il s’agisse d’une peine prononcée à titre principal ou complémentaire, elle ne pose guère de problèmes spécifiques dans la mesure où l’étranger condamné n’a pas de lien avec la France, il en va différemment dans le cas contraire où il peut s’agir d’un véritable bannissement d’autant plus choquant que l’intéressé se trouve être davantage « sociologiquement français ».
A cet égard, l’obligation introduite dans le projet de loi (art. 33) de motiver la décision de condamnation d’un étranger « au regard de sa situation personnelle et familiale », constitue un progrès nettement insuffisant.
En réalité, il aurait fallu en revenir à la situation antérieure à la loi Pasqua de 1993, et rendre l’interdiction du territoire impossible pour les étrangers énumérés à l’art. 131-30.
À défaut, pourquoi ne pas avoir repris la formule introduite au nouvel art. 12 bis de l’ordonnance de 1945 (et 4 du projet) à propos de la délivrance de la carte de séjour temporaire « situation personnelle et familiale » et avoir précisé que l’ITF ne peut être prononcée à l’égard de l’étranger « dont les liens personnels et familiaux en France sont tels que [cette peine] porterait à son droit au respect de sa situation personnelle et familiale une atteinte disproportionnée au regard des [faits commis] » ?
* *
En définitive, le rôle de l’autorité judiciaire gardienne des libertés individuelles reste modeste en ce qui concerne les étrangers, même s’il est loin d’être négligeable.
Le projet de loi Chevènement n’apporte guère, en ce domaine, de progrès par rapport à la situation actuelle, à l’exception de la suppression de l’appel suspensif du Parquet contre un refus de prolongation de la rétention administrative par le juge judiciaire, ainsi que de la rétention judiciaire.
A l’inverse, l’allongement du délai de rétention et le fait que l’ITF prononcée à titre de peine principale et assortie de l’exécution provisoire emporte de plein droit rétention administrative (art. 19 du projet) constituent une aggravation.
Plus globalement, le projet de loi comporte certes d’incontestables avancées. L’on ne peut également que se réjouir des efforts qui ont été faits pour tenter d’éviter que le droit des étrangers soit un enjeu électoral trop important.
Une démocratie majeure ne peut se permettre de jouer à perpétuité les Pénélope et de revenir au statu quo ante lors de chaque changement de majorité.
Que, dès lors, des concessions soient à faire, paraît justifié, à condition cependant que le prix à payer ne soit pas exorbitant. Des progrès restent à accomplir pour que, à l’égard de l’État de droit, il n’en soit pas ainsi.
Notes
[1] Il en va de même en ce qui concerne le maintien en “zone d’attente” (article 35 quater de l’ordonnance de 1945).
[2] Article 19, § II.
[3] Art. 24 de l’ordonnance de 1945.
[4] Art. 323 du code des douanes pour la rétention douanière ; art. 63 et 154 du code de procédure pénale pour la garde à vue.
[5] Art. 35 quater de l’ordonnance de 1945.
[6] Le fait que le délai de recours suspensif contre les arrêtés de reconduite à la frontière soit porté de vingt-quatre à quarante-huit heures dans le projet Chevènement ne saurait justifier le maintien de cette dérogation au droit commun. Il s’agit d’une fausse symétrie qui n’enlève rien à la régression dénoncée de l’État de droit et au caractère discriminatoire de cette mesure.
[7] Civ2 28 juin 1995, préfet de Seine Saint-Denis c/M. Li.
[8] Civ2 11 juin 1997, Mme Nsimba.
[9] Arrêt Bechta et, plus récemment, 10 avril 1996, Kovacs ; 22 mai 1996 Onder, Bull. II n° 101.
[10] Civ2 28 juin 1995, Mpinga Mesu ; 11 juin 1997, Dembélé : dans cette dernière affaire, le procureur n’avait pas été régulièrement informé du placement en garde à vue.
[11] Civ2 28 juin 1995, Massemba.
[12] Civ2 27 mars 1996, Guirassy.
[13] CE 23 février 1990, Sioui.
[14] Civ2 18 déc. 1996, Zhang.
[15] Civ2 12 mars 1997, Belgacem.
[16] Art. 132-70-1 du code pénal.
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