Article extrait du Plein droit n° 21, juillet 1993
« Les étrangers sous surveillance policière »

Des chiffres en liberté très peu surveillée

Pierre Tournier

 

« Réduire l’erreur à une distraction de l’esprit fatigué, c’est ne considérer que le cas du comptable qui aligne des chiffres. Le champ à explorer est bien plus vaste lorsqu’il s’agit d’un véritable travail intellectuel [...] ; guidé par une doctrine des erreurs normales, on apprendra à distinguer [...] les fautes auxquelles il convient de chercher une raison de celles qui, à proprement parler, ne sont pas des erreurs, mais des affirmations gratuites, faites, sans aucun effort de pensée, par des bluffeurs [...] ».

Gaston Bachelard [1]

Chacun sait à quel point l’usage du nombre est fréquent dans les débats concernant les délinquances et les déviances, et cela quelle que soit la nature du débat.

Certains ont pu parler d’une véritable « quantofrénésie » qui, loin d’apporter plus de clarté aux questions traitées, a souvent pour fonction d’habiller des « raisonnements » faits essentiellement d’a priori, de choix idéologiques, parfois même d’aveuglements, pour les rendre plus présentables, plus convaincants.

On trouve un exemple remarquable de cet usage spécieux du nombre dans le dernier livre de Guy Sorman : En attendant les barbares. Le titre était certainement très alléchant - si l’on peut dire - et l’ouvrage a fait l’objet d’une très large couverture médiatique, sans que la question abordée ici ne soit un tant soit peu soulevée ! Mais était-ce bien utile ? À vous de juger...

Les comptes du Sorman...
...à dormir debout l’arme au pied ?

Sous une même jaquette, Guy Sorman a, en fait, publié deux livres : Livre I : L’immigré - Livre II : le drogué ». Aussi fallait-il bien une transition pour justifier un tel voisinage...

Le passage du Livre I au Livre II se fait à la page 227, où l’on trouve ces mots : « Mais le rapport entre la drogue et l’immigration n’est pas seulement métaphorique : les crimes et délits relatifs à la drogue remplissent la moitié des prisons occidentales et la quasi-totalité de ces délinquants sont des immigrés clandestins. »

Il y aurait beaucoup à dire sur cette phrase. Contentons-nous, pour plus de clarté, du point suivant : la phrase semble signifier, en particulier - du moins si les mots ont un sens - que les étrangers en situation irrégulière constituent au moins 50% de la population carcérale des pays occidentaux, et donc de la France. Si notre pays faisait « exception » sur ce point, l’auteur nous aurait sans doute prévenus.

Au 1er janvier 1992, on a recensé, dans les prisons de la métropole, 48 113 détenus : 3 627 d’entre eux étaient poursuivis ou sanctionnés pour infraction à la législation sur l’entrée et le séjour des étrangers en France, soit 7,5 % de la population carcérale. Parmi ces derniers, 2 332 étaient poursuivis ou sanctionnés pour « autre cause » - stupéfiants ou autre [2]. Ce qui donne 4,8 %. C’est-à-dire moins de 5 %

Par ailleurs, la dernière statistique pénale du Conseil de l’Europe indique que la proportion d’étrangers parmi les détenus - en situation régulière ou non, dealers ou non - au 1er septembre 1990, est de : 8 % au Portugal, 12 % en Italie, 15 % en Allemagne, 16 % en Espagne, 18 % en Autriche, etc. , le maximum n’étant que de 41 % (!) - c’est au Luxembourg. On ne connaît pas de pays, en Europe, où cette proportion soit d’au moins 50 % [3].

Deux déclarations faites par l’auteur à l’émission « La marche du siècle » sur France 3 ont retenu mon attention : « Il faut savoir qu’aujourd’hui, en France, à peu près un tiers des places de prison sont occupées par des dealers (...) ». Et un peu plus tard : « Les prisons américaines sont pleines à 50 % de dealers. En France, on ne connaît pas les chiffres (sic) parce que l’État français ne veut pas les communiquer ou parce qu’il ne les a pas calculés (...), mais les faits sont là (...) ».

Je ne me prononcerai pas ici sur les solutions préconisées par l’auteur pour régler à la fois les problèmes - réels - posés par l’immigration, et ceux - souvent tragiques - liés à la toxicomanie. Mais, face aux angoisses d’un grand nombre de nos concitoyens, éviter de tout mélanger devrait être pour chacun une exigence morale (cf. p. 341 : « immigration et drogue : même sujet, même cause, mêmes effets, même combat » !...). Pourquoi, en particulier, jeter en pâture à des opinions inquiètes, des chiffres impressionnants - certes - mais si éloignés de ce que l’on peut connaître de la réalité ?




Notes

[1Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Librairie philosophique J. Vrin, 1967 (cinquième édition), p. 243.

[2Pierre Tournier, « Démographie des prisons françaises - Toujours plus ? » (Conférence donnée à l’ENA le 16 septembre 1992), Paris, Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP), Études et données pénales, n° 64, 1992, 116 p.

[3Ibid.


Article extrait du n°21

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Dernier ajout : jeudi 11 septembre 2014, 17:21
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