Article extrait du Plein droit n° 21, juillet 1993
« Les étrangers sous surveillance policière »

Police et société : des relations conflictuelles

Jean-Claude Monet

Chercheur au Centre d’analyse et d’intervention sociologique (CNRS-CADIS)
Depuis que l’on a pris, dans les sociétés occidentales, une claire conscience des problèmes d’intégration sociale qui se posaient aux minorités ethniques, une attention particulière s’est portée sur le rôle positif ou négatif des pratiques policières dans ce domaine. Sous l’influence des mouvements de défense de ces minorités, s’est peu à peu diffusée une sorte de lieu commun voulant que la police constitue une institution dont l’orientation générale était nécessairement raciste, que ce soit en raison de son mode de fonctionnement, en raison des personnalités qu’elle attire dans ses rangs, ou de la culture professionnelle qu’elle secrète.

Les développements de la sociologie de la police [1] d’un côté, et de la sociologie du racisme de l’autre [2], ont montré que si les affirmations des militants de l’antiracisme n’étaient pas toujours infondées, du moins méritaient-elles d’être précisées et approfondies. En bref, il est apparu qu’on ne pouvait pas expliquer tous les problèmes relationnels entre policiers et minorités ethniques en affirmant l’existence de préjugés racistes chez les policiers, mais que, dans la mesure où ces préjugés existaient effectivement, c’est cette existence qui devait être expliquée. Autrement dit, les choses sont plus complexes qu’on ne le pensait dans ce domaine, et il est aujourd’hui clair que les manifestations du « racisme policier » ne peuvent pas être expliquées uniquement par des éléments spécifiques à l’institution policière, comme si la police était une sorte d’île isolée au milieu de l’océan, et comme si les policiers n’étaient pas au centre d’un certain nombre de contradictions fondamentales qui traversent aujourd’hui nos sociétés.

Les rapports conflictuels entre policiers et « immigrés » [3] apparaissent surtout dans ces espaces urbains en crise, situés à la périphérie d’un certain nombre de grandes villes - et, au premier chef, de Paris. Au-delà des descriptions morphologiques et démographiques que l’on a pu en faire, ces espaces se caractérisent comme des lieux de concentration, au sens où sont condamnées à y vivre, sans guère d’espoirs d’en sortir, des populations hétérogènes qui, si elles le pouvaient, iraient habiter ailleurs [4]. À côté de minorités d’immigrés souvent très massives, parfois de l’ordre de 30 à 40 %, résident dans ces ensembles d’habitations des populations d’origine française qui vivent cette cohabitation inter-ethnique d’autant plus mal qu’elle est pour eux le signe d’un déclin social irréversible. Tout un ensemble de plaintes, de rancœurs et de frustrations viennent alimenter un racisme de petits-blancs qui s’exprime à travers la dénonciation de pratiques culturelles, de modes de vie, non seulement différents des normes françaises, mais soupçonnées de vouloir supplanter, avec la bénédiction des autorités, les coutumes et les traditions nationales. En bref, non seulement ces étrangers sont inassimilables, non intégrables dans la nation comme les immigrations d’origine européenne antérieures, mais, en plus, ils sont responsables des problèmes d’emploi, de la dégradation du cadre de vie, de la faillite chronique des systèmes de protection sociale, etc.

Ce racisme populaire trouve de larges échos dans le monde policier. Cela tient pour une part à des raisons professionnelles, car les policiers ont le sentiment qu’il leur est de plus en plus impossible de conduire des interventions normales dans des cités de plus en plus nombreuses, qui prennent des allures de jungle, où même des médecins sont dévalisés, les pompiers accueillis à coups de pierre, et d’où sortent périodiquement des bandes qui n’hésitent pas à aller attaquer des bureaux de police, sans parler des gardes privées chargées de la sécurité des grands magasins.

Un sentiment de déclin social

Mais ce « racisme policier » s’alimente également au fait qu’il est assez fréquent que, dans la région parisienne ou certaines grandes villes comme Marseille, les policiers vivent eux-mêmes dans ces quartiers. Non seulement, ils partagent avec la population d’origine française des conditions de vie difficile, mais, de plus, eux et leurs familles sont souvent stigmatisés comme « policiers » avec les inconvénients que cela peut provoquer. Ces policiers partagent donc avec leurs compatriotes, qui sont également leurs voisins dans ces quartiers, un sentiment de déclin social que renforce encore le faible niveau - qu’ils pensent constater - des établissements scolaires de ces secteurs à forte concentration d’immigrés, dans lesquels ils sont contraints de placer leurs enfants.

D’un autre point de vue, il suffit de donner quelques instants la parole à des policiers pour s’apercevoir à quel point est enracinée, chez eux, la conviction que la délinquance urbaine à laquelle ils sont confrontés est à 90 % le fait des jeunes habitant les banlieues populaires des grandes villes, englobés pêle-mêle dans la catégorie d’« immigrés ». Le point important ici, est de percevoir que la vision négative que les policiers ont des « immigrés » ne s’enracine pas dans un sentiment de supériorité raciale ou culturelle - contrairement à ce que l’on a pu observer aux États-Unis ou en Grande-Bretagne - mais d’abord dans un phénomène de saturation.

Les policiers disent ainsi communément que lorsqu’on entre dans la police on n’est pas raciste, mais qu’on le devient à force d’avoir affaire sans cesse avec la même « clientèle ».

On n’entrera pas ici dans le débat sur la question de savoir dans quelle mesure les logiques policières passent aisément d’une différenciation de type statistique - une proportion statistiquement anormale de délinquants habite dans tel quartier - à une discrimination fondée sur des critères extra-professionnels - tous les habitants de ce quartier ayant moins de vingt-cinq ans sont automatiquement suspects. Faisant la part généreuse aux argumentations policières, on admettra que se développent effectivement, ces dernières années, des formes de comportements inquiétantes et qui - même s’il convient d’éviter toute généralisation abusive - donnent quelque consistance aux griefs des policiers contre des groupes sociaux enfermés dans des secteurs urbains qui semblent entrer dans une spirale de déclin et se transformer en territoires anomiques.

S’il est excessif de dire - comme le font parfois les journalistes - qu’il existe des quartiers interdits à la police, il est vrai que, dans certains secteurs, toute intervention policière court le risque d’être assaillie depuis les balcons des immeubles par des jets de bouteilles, ou de chariots des grands magasins. D’une façon générale, toutes les manifestations de l’autorité policière (contrôle de motocycliste, perquisition dans des domiciles, intervention pour tapage nocturne) sont susceptibles de provoquer des incidents plus ou moins violents. Il apparaît ainsi que l’autorité traditionnelle du policier revêtu de son uniforme et dépositaire de la loi, ne parvient plus à s’imposer par elle-même, notamment devant les jeunes générations issues de l’immigration, et que, face à ces difficultés, les policiers pensent souvent n’avoir d’autre choix que d’abandonner le terrain, ou alors de faire intervenir des renforts avec le risque de radicaliser encore davantage une situation tendue.

Rumeurs et fantasmes collectifs

Mais essayer de comprendre où s’enracine ce que l’on appelle le « racisme policier » invite à dépasser la référence obligée, dans le discours de l’acteur policier, à la sur-délinquance de certains groupes sociaux ou au déclin de la déférence spontanée à l’égard des structures d’autorité. De même, en effet, que le discours des « jeunes immigrés » sur la police va bien au-delà de la réalité expérimentée individuellement par chacun d’eux et s’enfle sous la forme d’une rumeur qui charrie avec elle bien des fantasmes [5], de même, le discours des policiers sur les « immigrés » fonctionne sur la base de tout un ensemble de généralisations quant à la nature foncièrement antisociale et inassimilable des « immigrés », généralisations qui prétendent s’appuyer sur des anecdotes dont la structure constamment répétitive montre qu’il s’agit bien plus d’une sorte de rumeur engendrée par des fantasmes collectifs que d’expériences concrètes rencontrées par ceux qui les colportent.

Un des éléments particulièrement forts qui structurent les attitudes des policiers à l’égard de l’« immigration », c’est la capacité de ce thème à drainer et organiser autour de lui un ensemble de représentations et de dénonciations classiques sur les causes du « malaise policier ». Par exemple, la dénonciation du manque d’effectifs est une constante du discours policier. Mais, aujourd’hui, le thème est mobilisé pour expliquer que la police ne fasse pas davantage de prévention, qu’elle ne soit pas suffisamment présente dans les secteurs difficiles où, de ce fait, la délinquance a tout le loisir de se développer. Parce que les effectifs sont insuffisants, les policiers s’estiment débordés. Trop peu de temps est consacré, selon eux, à la formation, et ils considèrent être mal préparés à des tâches devenues de plus en plus difficiles à exécuter au milieu d’un environnement instable.

Parce que débordés, les policiers affirment qu’ils doivent agir constamment en urgence. De ce fait, les risques d’une mauvaise décision et les possibilités d’incidents s’accroissent. Or, les policiers ont le sentiment que la hiérarchie ne remplit pas ses obligations à leur égard. Les ordres sont peu clairs, contradictoires, et cette ambiguïté permanente permet de toujours rejeter sur les agents de la base les responsabilités lorsque les choses tournent mal. Autrefois, la hiérarchie considérait comme de son devoir de toujours défendre les policiers contre l’extérieur. Aujourd’hui, par souci de carrière, les chefs de police refuseraient de se compromettre en assurant la « couverture » de leurs subordonnés.

Un malaise focalisé sur les « immigrés »

On pourrait multiplier le nombre des thèmes que les policiers mobilisent pour expliquer, en fin de compte, pourquoi ils sont démobilisés, démotivés dans leur travail. On pourrait également montrer que tous ces thèmes sont traditionnels. On les voit surgir, par exemple, dans la première grande enquête conduite auprès des policiers il y a plus de dix ans, à l’initiative de la Direction de la formation de la police (Interface, 1982) [6]. Ce qui, par contre, est tout à fait nouveau, c’est la façon dont ils se focalisent et s’organisent autour des problèmes rencontrés avec les « immigrés ».

Le ressentiment des policiers à l’égard des « immigrés » s’alimente au sentiment d’une impuissance croissante à maintenir l’ordre à partir de leurs ressources d’autorité traditionnelle. Parce que prévaut souvent le sentiment explosif de certaines situations, parce qu’aussi trop d’infractions pénales, notamment en matière de drogue ou de vols, se commettent, des sortes de transaction - plus souvent implicites qu’explicites - se mettent en place. Ce n’est, en fin de compte, que la mise en pratique toujours reconduite du vieil adage policier selon lequel il faut savoir fermer les yeux sur ce que l’on ne peut pas empêcher. Mais, dans le contexte actuel, cette vieille routine est réévaluée de façon négative comme une sorte de démission institutionnelle.

Au cœur de cette démotivation, les policiers craignent avant tout les incidents dont ils se verront imputer la responsabilité à travers des accusations de comportement racistes, qui seront développés par les gens qu’ils contrôlent, accusations reprises par les associations de défense des immigrés et amplifiées par la presse. À partir de cette amplification médiatique, la fragilité des autorités politiques, administratives, judiciaires et policières vont faire redescendre des demandes d’explication en cascade et, face à ces suspicions qui se tournent vers lui, le policier a le sentiment d’être seul et abandonné par une hiérarchie dont il attend normalement qu’elle le protège des curiosités intempestives du monde extérieur.

Ces quelques indications rapides suffisent pour indiquer que le « racisme policier » a pour première spécificité de n’être pas la manifestation d’une idéologie structurée et cohérente. On peut illustrer cette affirmation de deux façons. D’une part, on peut remarquer que l’antisémitisme n’occupe aucune place dans la culture policière. De ce point de vue, les discours explicites ou les sous-entendus implicites de l’extrême droite n’ont pas prise sur un milieu policier qui rejette également le caractère systématique de l’hostilité contre les « immigrés » manifestée par un « syndicat » policier bien connu pour ses positions radicales. D’autre part, quelle que soit la violence des discours que tiennent les policiers sur le thème de l’immigration, ou même les comportements hostiles ou discriminatoires qu’ils peuvent avoir en situation face à des « immigrés », il existe une certaine conscience professionnelle qui interdit, par exemple, de ne pas porter aide et assistance à quelqu’un en raison de ses caractéristiques ethniques. C’est précisément la force de cette conscience professionnelle qui constitue d’ailleurs un frein puissant au passage du « racisme policier » au niveau d’un activisme idéologico-politique.

Un corps sans mémoire

Le « racisme policier » ne doit rien non plus à l’histoire et, en particulier - comme on le dit parfois - aux épisodes liés à la décolonisation et à la guerre d’Algérie. Contrairement à l’armée ou à la gendarmerie, la police en France est un corps sans mémoire. Son histoire reste d’ailleurs très largement à faire. Ceux qui ont vécu la période de la guerre et les rafles des juifs sont généralement partis à la retraite, sans transmettre un quelconque message sur une période que l’on cherche plutôt à oublier. Quant à ceux qui ont vécu les guerres coloniales, leurs discours sur les violences racistes du temps passé apparaissent largement archaïques aux jeunes générations de policiers qui ont grandi en dehors d’un contexte qui, pour eux, appartient à l’histoire et non au présent. On peut remarquer que les attitudes discriminatoires des policiers portent à l’occasion sur les Africains alors qu’il n’y a pas eu de guerre coloniale avec eux, et non pas sur les originaires d’Indochine où une guerre sévère a eu lieu. Les jeunes d’origine arabe dont les pères ont servi comme supplétifs dans l’armée française au moment de la guerre d’Algérie, sont d’ailleurs victimes des mêmes discriminations que ceux dont les pères ont combattu dans les rangs de l’Armée de libération algérienne.

Une autorité contestée

En définitive, les manifestations d’hostilité des policiers à l’égard des « immigrés » doivent surtout aux tensions qui traversent actuellement la société française et à la crise générale des institutions. Traditionnellement, les policiers se perçoivent et se définissent comme constituant une sorte de rempart qui protège la société civilisée des barbares - « the thin blue line », comme disent les policiers anglo-saxons. À travers l’autorité dont ils disposent, ils sont les garants que l’ordre social et toutes les valeurs qui l’accompagnent seront maintenus.

Or, aujourd’hui, les policiers ont le vif sentiment que cette autorité traditionnelle et indispensable ne fonctionne plus dans le cadre d’une société entrée dans la voie d’une crise générale. Le caractère ineffectif de cette autorité policière se manifesterait pas l’insolence des jeunes d’origine étrangère à leur égard lorsqu’ils interviennent. Mais elle se marquerait également à travers le fait que des interventions policières routinières ne peuvent plus se réaliser dans certains secteurs sans d’importants déploiements de force, ou alors comme à la sauvette. La crise de cette autorité tendrait à se développer en forme de cercle vicieux : parce qu’ils douteraient de leur autorité, les policiers seraient tentés de fermer les yeux ou de passer des compromis, en bref, ils s’abstiendraient de plus en plus de manifester une autorité contestée.

Si l’autorité policière n’a plus d’effectivité - disent les policiers -, c’est parce que la justice pénale elle-même est en crise et les policiers se font l’écho de certains propos tenus par des magistrats, selon lesquels la justice ne parviendrait plus à s’imposer dans les mêmes secteurs urbains et auprès des mêmes populations qui échappent au contrôle de la police : en bref, ces secteurs urbains en crise et ces populations d’« immigrés », jeunes, sans emplois, insaisissables. La justice pénale, il est vrai, est d’ailleurs débordée par la massivité des contentieux relatifs à cette délinquance quotidienne. Son action est d’autant moins effective que le taux d’élucidation policière est faible, et que même lorsqu’elle condamne, la police est peu capable de retrouver les coupables pour peu qu’ils soient itinérants. Que faire d’ailleurs des mineurs délinquants que la police arrête ? La prison étant exclue, restent des foyers de placement dépourvus de moyens coercitifs.

Saturée, la justice tente d’innover pour alléger son fardeau. De nouvelles politiques visent à éviter le recours au jugement pénal, notamment pour les mineurs, ou à développer des pratiques de médiation à la place des poursuites publiques classiques. Mais, pour les policiers, cette crise du judiciaire et les innovations qu’elle entraîne ont pour effet de rendre leur travail largement inutile : dès que les procès-verbaux sont achevés, les délinquants sont remis en liberté et peuvent narguer le policier qui les a arrêtés. Plus encore, le souci de flexibilité de l’appareil judiciaire, par exemple à travers des pratiques de dépénalisation de facto, comme dans le cas des vols dans les grands magasins, apparaissent pour les policiers comme autant de remises en cause du principe de l’universalité de la loi pénale applicable également à tous.

Il n’y a d’ailleurs pas que la justice qui donne aux policiers le sentiment d’une crise. L’ensemble des institutions sociales paraissent défaillantes ou submergées par une totale incohérence administrative.

Le crise générale des institutions

Rien ne semble mieux illustrer la faillite des institutions sociales et des politiques préventives développées ces dernières années que le fait que les violences urbaines de ces derniers mois se développent précisément dans des secteurs où un maximum d’efforts avait été mis en œuvre. Quant à l’incohérence administrative, elle ne cesse de se traduire à travers des changements constants de réglementation en matière d’étrangers clandestins et d’expulsion, de sorte que plus personne ne saurait précisément quel est l’état de la législation, et que tous les services se rejetteraient les uns sur les autres les cas litigieux, compliqués ou source de problèmes éventuels.

Mais la défaillance des institutions sociales est aussi une absence physique. Parce que toutes les agences susceptibles d’aider le policier à résoudre certains problèmes ferment à l’heure des bureaux, le samedi et le dimanche, le policier se perçoit seul, livré à lui-même et à ses faibles compétences pour résoudre des problèmes sociaux souvent complexes. Isolé, abandonné à ses seules ressources, sans personne pour le conseiller, le policier affirme fortement son sentiment d’être sacrifié par ceux-là même qui vont, par la suite, stigmatiser son action si les choses tournent mal.

Au-delà de ces carences maintes fois dénoncées dans le passé et qui pourraient n’être que ponctuelles, ce qui paraît mis en cause implicitement dans les discours policiers, c’est le déclin apparemment irrémédiable du modèle d’État républicain qui, depuis un siècle, fonctionnait comme référent central pour la police, au point que l’expression « police républicaine » en est venue à être souvent prise comme synonyme de « modèle français de police ». Le fait que, comme disent les policiers, « les jeunes immigrés ne respectent rien, pas même l’uniforme », le fait que la police n’entrerait plus qu’avec d’extrêmes précautions dans les cités à forte densité d’« immigrés », le fait d’être contraints de fermer les yeux ou de passer des compromis faute de pouvoir agir effectivement, tout ceci signerait, aux yeux des policiers, l’abandon de la conception républicaine de la loi égale pour tous, sur tout le territoire de l’État.

Certes, la nature même de leur profession fait que les policiers savent pertinemment que la société est traversée par des conflits qui prennent la forme de grèves, de manifestations et parfois de violences. Mais, au-delà de ces conflits, persistait jadis entre les antagonistes, le sentiment d’une commune appartenance à la nation française et à un État républicain qui, par son existence même, témoignait non d’un consensus social ni d’une impossible synthèse, mais de la possibilité de transcender les oppositions et les divisions sociales. Il n’était pas rare, dans les années 1950, qu’à la fin de violentes manifestations syndicales, les antagonistes, policiers et ouvriers, se retrouvent dans les mêmes cafés pour vider ensemble quelques bouteilles de vin.

Du moins, dans ces années-là, la police d’État disposait d’un monopole incontesté pour tout ce qui concernait l’ordre et la sécurité dans les villes [7]. Il n’en va pas de même ces dernières années où cette monopolisation des fonctions de sécurité par l’État semble remise en cause de divers côtés, que ce soit à travers la résurgence de polices municipales supprimées depuis la loi d’étatisation de la police de 1941, ou à travers la prolifération plus ou moins anarchique de certaines formes de police privées dans les entreprises, les banques, les grands magasins.

La perte des repères traditionnels

Or, les policiers en France sont fortement marqués par l’idée d’une police nationale, fonctionnant selon les mêmes règles sur l’ensemble du territoire national. Les policiers, par exemple, rejettent la notion de communautés ethniques telle qu’elle est utilisée en Amérique du nord ou en Grande-Bretagne. Ils rejettent l’idée que les quartiers arabes devraient être couverts par des équipes de policiers arabes, ou les quartiers africains par des policiers de même couleur [8].

En bref, les policiers marquent leurs convictions de la valeur du modèle français d’intégration sociale, « cette conception républicaine centralisatrice et égalitariste hostile à toute différenciation particulariste » (Wieviorka, 1992), tel qu’il fonctionnait aux temps de la Troisième République, à travers le rôle de l’école, de l’armée et de toutes les institutions qui incarnaient l’État républicain. Or, cette conception à laquelle les policiers sont très attachés, au point d’en faire un élément clé de leur identité professionnelle, paraît largement battue en brèche par l’immigration, ses particularismes culturels et religieux, son affirmation de la valeur des spécificités ethniques, et l’image qu’elle donne de ne vouloir ou de ne pouvoir s’« intégrer ».

Du fait de cette identification forte entre l’État et sa police, on comprend pourquoi l’antiracisme militant qui dénonce, parfois sur la base d’informations légères et peu vérifiées, certains comportements policiers, apparaissent, aux yeux des policiers, comme la manifestation tangible d’une tentative de déstabilisation de l’État lui-même. Elle est ce à travers quoi - et avec la complicité supposée de diverses forces politiques pour des raisons électoralistes se grippe un des rouages essentiels de l’État républicain, puisque c’est à travers le rôle de la police que s’effectuait, depuis toujours, la socialisation des nouvelles générations et des périphéries aux valeurs à la fois centrales et universalistes d’une loi égale pour tous.

Tous ces éléments mis en lumière ces derniers temps par la recherche sur « racisme et police », permettent de confirmer, dans le cas français, un point largement établi par la recherche anglo-saxonne : la nature spécifique du « racisme policier » qui n’est pas le simple reflet du racisme social ambiant, ni le reflet de la culture des milieux populaires d’où les policiers de base sont issus. « On n’est pas raciste lorsqu’on entre dans la police mais on le devient », constitue une sorte de leitmotiv chez les policiers, qui ont le sentiment d’avoir toujours à faire avec le même type de clientèle, les « immigrés ». La multiplication des interactions plus ou moins difficiles avec des « immigrés » engendre ainsi chez les policiers des sentiments de saturation, d’impuissance et d’exaspération. Et ces sentiments de frustration s’alimentent à leur tour d’un certain nombre de difficultés rencontrées dans l’organisation : effectifs, horaires de travail, rapports avec la hiérarchie, etc.

Le « racisme policier » provient donc, pour une large part, des difficultés concrètes - et parfois nouvelles - rencontrées par les policiers dans l’exercice de leur métier et dans leurs conditions d’existence professionnelle et familiale, mais il ne se limite pas à cette logique de crise qui sévit à l’intérieur de l’organisation elle-même. Pour une autre part, c’est une logique de crise sociale et politique qui est à l’œuvre. Si la figure de l’« immigré » est devenue le lieu central où aboutissent toutes les contradictions qui traversent l’univers policier, c’est parce que le policier a le sentiment que les repères de son action sont brouillés. La figure centrale et majestueuse de l’État républicain comme lieu privilégié de résorption de tous les antagonismes sociaux, apparaît aujourd’hui affaiblie et, de ce fait, la police ne se perçoit plus comme l’instrument privilégié de réalisation du consensus autour d’une loi universelle et égale pour tous.

Communiqué



Les organisations signataires, réunies en intersyndicale, dénoncent la multiplication de projets de lois qui portent atteinte à des libertés fondamentales. Ces textes, inspirés par des préoccupations purement démagogiques, ne peuvent conduire, par le sentiment de discrimination et d’exclusion qu’ils engendreront dans bon nombre de quartiers et de banlieues, qu’à des explosions sociales.

En ce qui concerne le code de procédure pénale, l’intersyndicale rappelle qu’elle a demandé aux pouvoirs publics de ne pas mettre en chantier, et une nouvelle fois dans la précipitation, une énième réforme, alors même que la loi du 4 janvier 1993 n’a que quelques mois d’existence, et qu’aucune évaluation sérieuse n’a pu en être faite. Elle s’inquiète du vote par le Sénat de dispositions contraires au principe d’égalité et au respect des droits de la défense, tant en ce qui concerne la présence de l’avocat dans la période de garde à vue, soumise au bon vouloir du procureur, qu’en matière de détention provisoire où l‘intervention du président du tribunal risque fort d’être à géométrie variable.

L’intersyndicale déplore l’absence totale de concertation sur l’ensemble de ces nouveaux textes, rappelle qu’elle avait demandé au Garde des Sceaux, il y a plus de deux mois, un entretien, et qu’à ce jour aucune réponse ne lui est parvenue.

Elle constate qu’aucun effort significatif en terme de moyens n’a été fait pour permettre aux institutions judiciaire et policière de remplir leurs missions, notamment au regard des charges nouvelles créées par la loi du 4 janvier 1993, et ce, malgré les promesses faites en matière budgétaire par l’ensemble des formations politiques au cours de la dernière campagne électorale.

L’intersyndicale se doit, dès à présent, d’envisager tous les moyens d’action de nature à mettre un terme à cette dangereuse et démagogique inflation législative, et à obtenir les moyens nécessaires à un fonctionnement des institutions judiciaire et policière conforme à un État de droit.

Paris, le 29 juin 1993



CFDT (Justice-Police-Union syndicale des journalistes) - CGT (Cours et tribunaux) - FASP (Fédération autonome des syndicats de police) - SAF (Syndicat des avocats de France) - SM (Syndicat de la magistrature) - SNPES-PJJ (Syndicat national des éducateurs spécialisés - protection judiciaire de la jeunesse)




Notes

[1Voir notamment : Lévy R., Du suspect au coupable : le travail de la police judiciaire, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1987 ; Monet J.-C., « Police et racisme », in Wieviorka M., dir., Racisme et Modernité, Paris, éd. La Découverte, 1993 ; Smith D. et Gray J., Police and People in London, Londres, Gower, 1985 ; Jefferson T., « Race, Crime and Policing Empirical, Theoretical and Methodological Issues », International Journal of Sociology of Law, 16, 1988 ; Reiner R., The Politics of the Police, Brighton, Wheatsheaf, 1985.

[2Outre l’ouvrage Racisme et Modernité déjà cité, il faut lire : Wiewiorka M., L’espace du racisme, Paris, éd. du Seuil 1991 ; du même auteur, La France raciste, Paris, éd. du Seuil, 1992 ; Taguieff P.-A., La force du préjugé, Paris, éd. La Découverte, 1987.

[3Chaque fois que le terme d’immigré est mis entre guillemets, cela signifie qu’il est pris au sens du discours policier lui-même, c’est-à-dire comme une catégorie polémique et non pas descriptive. En bref, l’« immigré », pour le policier, est un client « à problème » que l’on rencontre dans certains secteurs et à certaines heures, quelles que soient par ailleurs ses origines, sa nationalité, l’ancienneté de sa présence en France, etc.

[4Dans le cadre d’une littérature aujourd’hui abondante et quelque peu répétitive, on peut retenir : « Violences dans les villes », Les Annales de la recherche urbaine, n° 54, novembre 1992 ; « Banlieues : relégation ou citoyenneté », Les Temps modernes, n° 545-546, décembre 1991-janvier 1992 ; Dubet F. et Lapeyronnie D., Les quartiers d‘exil, Paris, éd. du Seuil, 1992.

[5Sur le rôle de ces rumeurs dans le déclenchement des émeutes urbaines aux États-Unis et en Grande-Bretagne, voir Monet J.-C., « Polices et violences urbaines : la loi et le désordre dans les villes anglo-saxonnes », dans le numéro de la revue Cultures et conflits consacré aux « Violences urbaines », n° 6, été 1992.

[6Pour une présentation résumée des résultats de cette enquête : « Les policiers, leurs métiers, leur formation », Ministère de l’Intérieur et de la Décentralisation, Paris, La Documentation française, 1983.

[7Même à l’époque où les polices urbaines étaient presque toutes municipales, elles étaient dirigées par des commissaires de police nommés par le pouvoir central et placés sous l’autorité hiérarchique des préfets.

[8La question d’intensifier le recrutement de policiers appartenant à des minorités ethniques n’a jamais été posée que de façon furtive en France ces dernières années. Les politiques de quotas mises en œuvre aux États-Unis à partir des années 1970 pour le recrutement de policiers donnent lieu, il est vrai, à des évaluations pour le moins mitigées. Voir Cashmore E., Black Cops Inc., in Cashmore E. et McLaughlin E. (eds) : Out of order ? Policing Black People, Londres, Routledge, 1991.


Article extrait du n°21

→ Commander la publication papier
S'abonner

[retour en haut de page]

Dernier ajout : mardi 2 septembre 2014, 15:00
URL de cette page : www.gisti.org/article4050