Article extrait du Plein droit n° 21, juillet 1993
« Les étrangers sous surveillance policière »
Le quotidien de la reconduite à la frontière
La Cimade a été chargée, il y a huit ans, d’une mission d’observation afin de veiller à ce que la reconduite à la frontière reste un processus respectueux de la dignité des personnes. Au cours de ces huit années, la Cimade a donc pu, grâce à cette situation privilégiée, rassembler observations et témoignages qui ont abouti, en novembre 1992, à la remise d’un rapport à la Commission nationale consultative des droits de l’homme.
L’essentiel de ce rapport, - dont nous publions ici de larges extraits - « souligne la difficulté spécifique de mise en œuvre des garanties formelles lorsqu’elles concernent des étrangers en situation irrégulière, et les atteintes caractérisées aux droits de la personne qui peuvent découler de l’exécution de l’éloignement ».
La reconduite à la frontière, exécution forcée des mesures d’éloignement du territoire français, est légale depuis la loi « Bonnet » du 10 janvier 1980. À ce jour, elle a concerné plusieurs dizaines de milliers de personnes.
Cette mesure constitue, à première vue, une réponse satisfaisante, quoique partielle, au problème de la déviance dans une société libérale moderne : se débarrasser de déviants au moindre coût, sans les tuer. Ce bannissement pour non-nationaux est une solution « idéale », à condition d’ignorer ce qui se passe de l’autre côté de la frontière. Sinon, la reconduite n’est qu’un procédé pour transférer à la société de l’autre nation la responsabilité de gérer la déviance.
Ce transfert de responsabilité s’opère par une exclusion absolue, parce que physique, des personnes concernées. Cette exclusion physique implique l’usage de la force, et la violence ainsi exercée au nom de la loi peut atteindre des niveaux sans commune mesure avec le « danger » que constitue la présence de l’étranger reconduit.
Dans les situations les plus courantes, où le délit initial est l’absence de titre de séjour, il apparaît nécessaire d’évaluer très attentivement le sérieux, la portée et la réalité de l’atteinte à l’ordre public qui résulte de ce délit sans victime au regard des préjudices qu’entraînent l’arrestation, la privation de liberté pendant plusieurs jours puis l’expédition à des milliers de kilomètres d’une personne qui était membre de facto de la société française et dont la disparition est une source de désordre.
Ce contrôle de proportionnalité n’est admis que de fraîche date et il n’intervient que dans des situations exceptionnelles où la reconduite peut constituer une violation caractérisée des dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
La reconduite à la frontière est engendrée par des décisions qui peuvent émaner de l’ordre administratif (arrêté ministériel d’expulsion, arrêté préfectoral de reconduite à la frontière) et/ou de l’ordre judiciaire (interdiction du territoire français).
Or, ni le ministère de l’Intérieur, ni le ministère de la Justice ne publient d’information quantitative sur les décisions emportant reconduite à la frontière. La seule statistique connue est l’évolution du nombre total des arrêtés d’expulsion depuis 1975 fournie par le ministère de l’Intérieur. Elle fait apparaître une forte diminution des expulsions prononcées au cours des dix-sept dernières années. Mais ces données ne sont pas un indicateur de la tendance générale. D’une part, les arrêtés de reconduite ne sont pris systématiquement que depuis la loi du 9 septembre 1986 qui les instaure ; ils sont au nombre de plusieurs milliers par an si l’on se réfère aux estimations des étrangers passant par les centres de rétention. D’autre part, les interdictions du territoire sont prises plus fréquemment pour au moins deux raisons : l’augmentation des délits de refus d’embarquement et l’extension du champ d’application.
Nous proposerons donc ici une estimation large du nombre de reconduites à la frontière entre 15 000 et 25 000 par an. Aux administrations concernées de démentir ou de confirmer, en la précisant, cette estimation. En tout état de cause, il ne s’agit pas d’un phénomène marginal.
L’exécution de la reconduite à la frontière nécessite une procédure complexe que l’on peut décomposer en trois temps : la « capture », le maintien, le départ.
La « capture »
S’assurer de la personne de l’étranger est la condition nécessaire à toute reconduite. Quatre situations se présentent principalement.
- À la sortie de prison, les personnes ayant fait l’objet d’une expulsion ou d’une interdiction du territoire en relation avec un délit sanctionné par une peine d’emprisonnement sont remises aux services de police ou de gendarmerie dûment convoqués à la porte de la prison. Ce qui exige une gestion spécifique des libérations de la part de l’administration pénitentiaire et une coordination particulière avec les services préfectoraux, la police et la gendarmerie. Quand cela ne fonctionne pas, les étrangers concernés restent en liberté.
- Au guichet des préfectures, l’arrestation se produit dans deux circonstances : soit l’étranger se présente spontanément aux guichets du service des étrangers pour s’informer sur sa situation, ignorant parfois son irrégularité et inconscient des conséquences ; soit il se présente sur convocation, souvent pour la énième fois, pour apporter des pièces manquantes à son dossier mentionnées sur la convocation. Le guichetier fait alors appel à la police qui procède à l’arrestation.
- Le contrôle d’identité, mode de « capture » probablement le plus productif, est aussi le plus contestable. En effet, le délit de situation irrégulière ne se traduit généralement par aucune manifestation extérieure à la personne des étrangers. Ceux qui font l’objet d’un contrôle d’identité le sont généralement « au faciès », c’est-à-dire en violation de l’article 78-2 du code de procédure pénale.
- La dénonciation, résultat d’un zèle collaborationniste, ne peut s’expliquer que par une perception particulièrement péjorative des « clandestins ». On l’illustrera par trois situations-type :
- lors des démarches en mairie en vue du mariage (souvent avec un conjoint français), les employés de l’état civil exigent (en toute illégalité) la présentation d’un titre de séjour valide. À défaut d’un tel titre, les services de la préfecture et/ou le parquet sont alertés et l’étranger est appréhendé, soit à son prochain passage, soit au moment de la cérémonie de mariage ;
- dans les trains, certains contrôleurs de la SNCF exigent la présentation du titre de séjour, quand bien même la personne contrôlée serait disposée à régler immédiatement une amende pour défaut de billet ou de compostage. Une fois en gare, ils emmènent de force l’étranger au bureau où la police a été invitée, voire directement au commissariat ;
- le comble est atteint lorsqu’il s’agit d’employés de la Poste qui refusent toute pièce d’identité autre qu’un titre de séjour valide pour effectuer un retrait sur CCP ou payer un mandat, conservent toutefois le document présenté (généralement un passeport), demandent à l’étranger de patienter « quelques minutes », et appellent la police.
Le maintien
Une fois que l’étranger à reconduire a été appréhendé, il faut réunir les conditions matérielles nécessaires à son départ, notamment :
- un billet et une réservation sur un moyen de transport (avion ou bateau),
- un document de circulation transfrontière (passeport ou laissez-passer consulaire).
Ceci peut demander plusieurs jours et l’article 35 bis de l’ordonnance de 1945 prévoit que l’étranger « peut être maintenu, s’il y a nécessité absolue, par décision écrite motivée du préfet, dans des locaux ne relevant pas de l’administration pénitentiaire, pendant le temps strictement nécessaire à son départ ». La durée de cette rétention, de 24 heures, peut être prolongée « à titre exceptionnel » de six jours au maximum par ordonnance judiciaire. Pendant toute la durée du maintien, « l’intéressé peut demander l’assistance d’un interprète, d’un médecin, d’un conseil et peut, s’il le désire, communiquer avec son consulat et avec une personne de son choix ».
La « nécessité absolue » de maintenir un étranger en rétention administrative peut se présenter soit lorsque l’étranger n’offre pas de garanties de représentation et que l’administration suppose alors qu’il va « disparaître » s’il est laissé en liberté, soit lorsque, à la fin de la garde à vue suivant l’interpellation, la réservation de la place de bateau ou d’avion n’est pas faite ou pas possible pour le jour même où la reconduite est exécutoire, et l’étranger ne dispose pas de document de voyage (passeport ou laissez-passer consulaire) nécessaire à l’entrée dans son pays de destination.
Cette condition d’impréparation du voyage résulte fréquemment de carences de l’administration, notamment lorsque l’étranger sort de prison à une date qui pouvait être connue depuis plusieurs mois. Ainsi, pour une proportion importante d’étrangers placés en rétention, la « nécessité » n’est pas fortuite. Il en va de même pour la proportion des retenus qui ne seront pas reconduits dans les premières 48 heures : une partie d’entre eux sont victimes de l’inertie administrative.
La décision du préfet de maintenir un étranger en rétention ne comporte généralement aucune justification. Cette décision est communiquée au président du tribunal de grande instance mais pas toujours à l’intéressé.
Au-delà des premières vingt-quatre heures, la proportion d’étrangers pour lesquels le juge délégué prend une ordonnance de maintien devrait être faible puisque cette option est « exceptionnelle » aux termes de la loi. Sur ce point encore, nous ne pouvons aller au-delà d’une très forte présomption de recours quasi systématique au maintien de la part des juges. De nouveau, on doit déplorer l’absence de données quantifiées que seul le ministère de la Justice est en mesure de produire.
Compte tenu de l’imprécision de la décision préfectorale de maintien, l’ordonnance prononce presque toujours la prolongation pour la durée maximale de six jours.
Par ailleurs, nous pouvons également affirmer qu’une autre disposition légale n’est pas appliquée correctement : que ce soit dans les services préfectoraux ou au tribunal, les interprètes ne sont pas systématiquement présents ; dans certains départements ou pour certaines langues, la carence est même la règle.
Aux termes de la loi, tout local « ne relevant pas de l’administration pénitentiaire » peut être utilisé comme lieu de rétention.
Dans les centres interdépartementaux où, depuis leur ouverture officielle et en application d’une convention passée avec l’État, interviennent des membres de la Cimade, l’essentiel des dispositions du règlement intérieur est respecté. Si les conditions matérielles et les comportements des divers intervenants (gardiens, responsables de la gestion, escortes) sont variables selon les lieux et les circonstances, aucune atteinte systématique et grave à la dignité des personnes n’a été observée jusqu’ici dans les onze centres où la Cimade peut remplir normalement sa mission.
Toutefois, des pratiques assez répandues nous paraissent humiliantes et les motifs de sécurité invoqués pour les justifier sont abusifs dans le cas de personnes qui ne sont pas des malfaiteurs : fouille intégrale au cours de la garde à vue ; fouille à corps pratiquée en certains lieux avant et après chaque déplacement du retenu à l’extérieur (sous escorte) ou au parloir pour rencontrer ses visiteurs ; menottage à chaque déplacement à l’extérieur sous escorte.
Le dépôt de la préfecture de police Paris est une enclave dans un espace judiciaire réservé à la garde à vue et au transfèrement de détenus en instance de comparution devant les juges d’instruction du palais de justice voisin. Au demeurant, l’ensemble du dépôt peut être placé sous le contrôle de l’administration pénitentiaire lorsque le fonctionnement des prisons de la région parisienne est perturbé. Dans ces situations, le centre devient formellement illégal.
L’accès à la zone de rétention n’est pas permis aux intervenants de la Cimade. Aussi est-ce suite à des déclarations multiples, spontanées et concordantes des étrangers que nous rencontrons au parloir du Dépôt, que nous pouvons dénoncer les faits ci-après. Nous les rapportons en vrac : droits des retenus non notifiés explicitement ; accès au téléphone très difficile, ce qui obère gravement les droits de défense et de recours ; mauvais traitements en cas de contestation (douche glacée, déshabillage intégral pour la nuit) ; conditions d’hygiène lamentables (rats et cafards) ; nourriture immangeable ; ni lecture, ni radio ; entassement et promiscuité dans des cellules collectives ; etc.
Avec la prudence qui s’impose, la Cimade a plusieurs fois évoqué ces problèmes devant les autorités responsables et demandé à l’administration d’y remédier. Les réponses obtenues sont consternantes. Elles vont de la dénégation offensée à l’invocation de contraintes matérielles. En huit années, nous n’avons constaté aucune évolution.
Les autres lieux sont généralement ceux utilisés pour la garde à vue dans les commissariats et hôtels de police. L’accès n’y est pas autorisé à la Cimade, ni à aucune autre organisation de défense des droits de l’homme. Les violations du droit y sont inhérentes à l’inadéquation des locaux, aux manques d’effectifs et de moyens matériels ainsi qu’à l’ignorance des personnels. Elles n’en sont pas admissibles pour autant.
Pour l’ensemble des lieux où des étrangers sont placés en rétention administrative, un seul dispositif de contrôle est prévu par la loi : la visite inopinée du procureur de la République. Il semble qu’elle ne soit que très rarement mise en œuvre en dehors de visites officielles des locaux.
Le départ
La dernière phase est celle de la reconduite proprement dite. L’étranger est amené, sous escorte, au service de la police de l’air et des frontières de l’aéroport ou du port d’embarquement. Si le voyage se fait par avion, l’étranger est embarqué avant les autres passagers, soit escorté par deux policiers qui feront le voyage jusqu’à l’aéroport de destination, soit seul s’il accepte de monter à bord. S’il refuse d’embarquer, le commandant de bord n’accepte pas généralement qu’il soit monté à bord par la force. Dans ce cas, l’étranger fait l’objet d’une procédure pénale pour refus d’embarquement (art. 27 de l’ordonnance du 2 novembre 1945). Il est présenté en comparution directe au tribunal de grande instance de juridiction de l’aéroport.
Dans le cas d’un voyage par bateau, l’étranger monte à bord menotté et le capitaine l’accepte comme passager quel que soit son comportement. Sur le bateau, les étrangers reconduits sont isolés des autres passagers.
À l’arrivée, les documents de voyage (passeport, laissez-passer) sont, en principe, remis à l’étranger avant son débarquement. Il n’est pas certain que ce principe soit toujours respecté. Les papiers peuvent parfois être remis au personnel local de la compagnie de transport, voire à la police locale. Or, il arrive que des étrangers, notamment des déboutés du droit d’asile, déclarent craindre pour leur sécurité à leur retour. N’ayant pas trouvé d’autre pays d’accueil, ils se soumettent à la reconduite mais cela ne saurait être interprété comme une preuve de l’inexistence des risques allégués.
Si le voyage n’a pu être organisé, l’étranger est remis en liberté :
- soit sur ordre de la préfecture chargée de la reconduite, lorsqu’il est avéré que les conditions ne seront pas réunies (pas de réservation, pas de document transfrontière)
- soit par le service de police ou de gendarmerie de garde lorsque date et heure limites de la rétention sont atteintes.
La fréquence anormalement élevée de cette dernière situation indique un dévoiement de la rétention administrative en détention punitive. En effet, l’expérience des fonctionnaires chargés des procédures d’éloignement leur permet de déterminer, rapidement et avec une faible probabilité d’erreur, si la reconduite pourra être effectivement exécutée. Néanmoins, certaines préfectures conservent les étrangers en rétention bien au-delà du « temps strictement nécessaire », en fait jusqu’à l’expiration du délai maximum. Certaines affirment ouvertement qu’elles entendent ainsi infliger une punition aux étrangers qu’elles ne peuvent pas reconduire. Il s’agit là d’un véritable voie de fait.
Au-delà des dysfonctionnements de la procédure évoqués ci-dessus, la reconduite à la frontière se déroule dans un contexte général d’infra-droit inhérent au statut de non-citoyens des « objets » de ce droit. Le principe d’égalité devant la justice n’est pas respecté dans les faits et, peut-être, n’est-il pas applicable dans le contexte de la législation sur les étrangers.
L’introduction de recours suspensifs et l’intervention de l’ordre judiciaire dans les procédures emportant la reconduite à la frontière, comme dans la procédure de reconduite elle-même, ont été au cœur du débat sur la protection des étrangers contre l’arbitraire administratif et policier. Ainsi, l’ordonnance du 2 novembre 1945 comporte aujourd’hui plusieurs dispositions qui permettent de soumettre les décisions de l’administration à un contrôle extérieur. De ce fait, l’opinion générale est que l’exclusion physique des étrangers est entourée de toutes les garanties de l’état de droit.
En effet, en cas d’expulsion, un quasi-tribunal, la commission d’expulsion, doit convoquer l’étranger et donner un avis favorable à son éloignement ; dans la reconduite à la frontière, le tribunal administratif peut être saisi par l’étranger dans les 24 heures suivant la notification de l’arrêté ; enfin, l’interdiction du territoire étant une décision judiciaire, les procédures d’appel et de relèvement spécifiques de l’ordre judiciaire peuvent être mises en œuvre. Par ailleurs, au stade de la rétention administrative, deux garanties sont énoncées dans l’article 35 bis de l’ordonnance du 2 novembre 1945 :
- les conditions de maintien peuvent être vérifiées à tout moment par le procureur de la République ;
- le prolongement de la rétention au-delà de 24 heures suivant la décision préfectorale de maintien doit être ordonné par un juge délégué par le président du tribunal de grande instance. Sa décision est susceptible d’appel devant la cour d’appel.
Les dispositifs énoncés ci-dessus ne fonctionnent effectivement que lorsque les diverses instances sont saisies. Or, ce qui pose problème, c’est le plein exercice de la faculté des justiciables concernés de saisir utilement ces instances et de faire correctement valoir leurs arguments devant elles.
Le premier handicap est d’ordre linguistique et culturel. Sans une maîtrise correcte de la langue française et une connaissance élémentaire des procédures juridiques et administratives, il est pratiquement impossible de comprendre exactement les termes de la notification d’un arrêté de reconduite et l’énoncé des droits de recours correspondants.
Ainsi, lors de leur présentation au « juge du 35 bis » par exemple, les étrangers tentent de contester la décision emportant reconduite et ne font pas état des garanties de représentation dont ils disposent pour que le juge puisse décider de l’assignation à résidence dans le cadre de sa compétence restreinte.
Les textes prévoient certes le droit, pour l’étranger, de recourir aux services d’un interprète, mais ce droit lui-même doit être porté à la connaissance de l’étranger par l’intermédiaire d’un interprète. Or, ceci n’est explicitement prévu qu’à partir de la décision de maintien en rétention et, de plus, il est évident qu’aucune préfecture ne peut disposer en permanence d’interprètes compétents pour couvrir les principales langues.
Le second handicap, lié à l’urgence, rend très difficile l’organisation de la défense. Le droit des étrangers est protéiforme et les avocats qui le pratiquent peu nombreux. Les étrangers qui désirent être assistés d’un conseil doivent donc souvent demander la désignation d’un avocat d’office, que ce soit au tribunal administratif ou devant le juge du 35 bis. Il est très rare que le défenseur commis d’office dispose des délais suffisants pour prendre connaissance correctement du dossier et compléter son information juridique afin de construire sa défense sur des moyens pertinents.
Il semble acquis que la souveraineté nationale ne peut s’exercer qu’au détriment de certains droits universels. Ainsi, le droit fondamental d’aller et venir trouve sa limite aux frontières et le droit de résider dans un pays n’est garanti qu’aux nationaux. Il n’y a donc pas de grande controverse sur la légitimité de l’éloignement forcé au regard des grands principes du droit international actuel. Toutefois, dans certaines situations, le préjudice causé est considérable et sans proportion avec la nécessité de protection de l’ordre public.
C’est le cas, par exemple, de la reconduite à la frontière d’étrangers malades du sida. Ces situations sont relativement fréquentes, notamment du fait de la relation entre cette pathologie et la toxicomanie à l’origine de nombreuses condamnations à l’interdiction du territoire.
Jusqu’à un passé récent, lorsque de tels cas étaient connus suffisamment tôt, il était possible d’obtenir du ministère de l’Intérieur une suspension de la procédure d’éloignement et l’assignation à résidence de l’étranger concerné. Depuis quelque temps, notamment après l’entrée en vigueur de la loi du 31 décembre 1991, cette pratique est abandonnée au motif de la séparation des pouvoirs lorsque la décision d’éloignement est exclusivement judiciaire. Si l’on se tourne vers les parquets pour demander le sursis à exécution de l’interdiction du territoire, on se heurte, au mieux, à une incapacité de réaction rapide, au pire à un refus de prendre en considération des arguments extra-juridiques.
Pourtant, le motif des interventions est constant : priver une personne (en l’envoyant dans un pays démuni) des soins qui lui sont prodigués en France pour retarder l’échéance fatale du sida revient à la priver, avec une forte probabilité, de quelques mois à quelques années d’existence, ce qui est humainement indéfendable. Trois organismes officiels : le Conseil national du sida, l’Association française de lutte contre le sida et l’Association nationale de recherche sur le sida ont appelé, dans un communiqué commun, les autorités à un changement d’attitude.
Devant la situation nouvelle et les tentatives de justification légaliste, il est indispensable de recourir au droit, en l’occurrence à l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, qui stipule : « Nul ne peut être soumis à des traitement inhumains et dégradants ». Il semble, en effet, que seule une condamnation de l’État français permettra d’obtenir, par la jurisprudence, ce qu’il a été impossible d’obtenir par l’appel au devoir humanitaire.
Autre catégorie d’étrangers pour lesquels l’éloignement du territoire français a des conséquences particulièrement dramatiques : les presque-Français. Sous cette dénomination, on rassemble diverses catégories d’étrangers que le législateur a soustrait au régime commun en matière de droit au séjour du fait de l’ancienneté et/ou de l’étroitesse de leurs relations avec la société française. Ces personnes peuvent bénéficier de plein droit d’une carte de résident et ne peuvent faire l’objet ni d’un arrêté d’expulsion (sauf en urgence absolue), ni d’un arrêté de reconduite à la frontière. Toutefois, cette protection est relativement récente et, surtout, la définition des catégories d’étrangers en cause est fluctuante selon les modifications de la législation.
Ainsi est apparu le problème de la « double peine » qui, au sens restreint, désigne la situation de presque-Français qui sont frappés d’expulsion au titre d’une législation ancienne plus répressive ou condamnés à l’interdiction du territoire, généralement à la suite d’une infraction à la législation sur les stupéfiants qui ne prévoyait pas (jusqu’à la loi du 31 décembre 1991) de catégories d’étrangers protégés (cf. « Visiteuse de prison contre la double peine » dans ce même numéro). Le combat mené depuis 1990 par les victimes de cette injustice a probablement été déterminant pour que la loi du 31 décembre 1991 contienne des dispositions visant à harmoniser la législation sur le séjour et celle sur les stupéfiants.
Toutefois, contrairement à ce qu’ont prétendu les responsables gouvernementaux, cela n’a pas mis fin à la double peine. L’administration, comme la justice, continuent de manifester une extrême réticence à appliquer la rétroactivité des lois d’incrimination plus douce, et de nombreux étrangers ayant toutes leurs racines familiales et culturelles en France se trouvent encore sous le coup d’un arrêté d’expulsion prononcé avant le 2 août 1989 ou sous le coup d’un interdiction du territoire antérieure au 31 décembre 1991.
Par ailleurs, l’expulsion des presque-Français reste possible si le ministre de l’Intérieur invoque l’urgence absolue, et l’interdiction du territoire peut être prononcée contre eux pour certains délits.
Ici encore, l’ultime recours est peut-être la référence à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, notamment son article 8 qui affirme le droit de vivre en famille.
Enfin, il est des situations où la décision concernant l’étranger en situation irrégulière cause des préjudices graves à des membres de sa famille qui ne sont pas en situation irrégulière. C’est le cas de la reconduite de futurs parents d’enfants français et, plus généralement, des pères ou mères de famille qui sont reconduits alors que leurs enfants restent en France, parfois à la charge de la DDASS.
Bien que d’une moindre gravité, certaines atteintes à la dignité des personnes doivent être prises en considération par le fait qu’elles révèlent, de la part des autorités, une forme d’insouciance - pour ne pas dire de mépris - vis-à-vis de la culture, du patrimoine matériel ou de la parole des étrangers reconduits. C’est le cas du devenir des biens appartenant aux étrangers reconduits. Cette question n’est abordée que dans une circulaire du ministre de l’Intérieur (du 17 septembre 1986) qui évoque accessoirement la récupération des bagages des étrangers comme une nécessité pour limiter les « prétextes » aux refus d’embarquement. Il faut considérer qu’il ne s’agit pas uniquement de « bagages », mais parfois d’un patrimoine résultant de plusieurs années de présence laborieuse : appareils électroménagers, mobilier, voiture, voire appartement.
La reconduite entraîne alors une spoliation véritable. Et plus encore que les biens bradés ou abandonnés, c’est le statut social de l’étranger à l’arrivée dans son pays d’origine qui est en jeu.
Dans l’esprit des textes, on reconduit les personnes dont l’intégration en France n’est pas réalisée ou pas réalisable. Par conséquent, l’étranger concerné est fondé à se référer à des valeurs que l’on doit prendre d’autant plus en considération qu’on a estimé qu’elles faisaient obstacle à l’intégration.
Ainsi, pour toutes les personnes originaires de pays à tradition d’émigration ancienne, et de façon encore plus aiguë pour les ressortissants d’Afrique noire, la perspective de revenir auprès des siens les mains vides est insupportable. La honte qui en résultera pour le rapatrié et l’opprobre sociale dont il sera victime sont considérablement pires que celles qui découlent d’une condamnation prononcée par un tribunal.
Il arrive parfois que les étrangers présentent toutes les garanties pour une sortie autonome et prochaine du territoire. C’est, par exemple, le cas de personnes en possession d’un billet d’avion ou de bateau avec une réservation pour une date proche, ou de voyageurs interpellés à la sortie du territoire dans un train ou un autobus, en possession d’un titre de voyage et d’un visa pour le pays de destination. Mettre en œuvre la procédure de reconduite vis-à-vis de ces personnes avec prise en charge par l’État du coût de l’hébergement et du transport, ne peut trouver d’autre justification que l’obsession de « faire du chiffre » ou l’intention d’appliquer une mesure infamante.
Les personnes soumises à la reconduite sont dans une situation de faiblesse particulière sur le terrain de la mise en œuvre des droits formels qui leur sont reconnus et, plus généralement, pour la défense de la dignité de leur personne. De ce fait, il est crucial, pour la démocratie et le respect de l’état de droit, que l’ensemble de la procédure se déroule dans la transparence absolue et que les autorités concernées respectent scrupuleusement l’esprit et la lettre des dispositions légales et réglementaires, tout en restant attentives aux situations exceptionnelles où les considérations humanitaires doivent l’emporter sur les considérations réglementaires.
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