Article extrait du Plein droit n° 9, décembre 1989
« Loi Joxe : qu’est-ce qui va changer ? »

Quand les ministeres s’ignorent…

A l’heure où l’on constate certaines améliorations dans l’application de la circulaire Pandraud du 5 août 1987, qui permet, rappelons-le, d’ admettre au séjour - à titre exceptionnel et dans certaines conditions - des demandeurs d’asile déboutés, les Directions départementales du Travail et de l’Emploi, notamment celle de Paris, font de l’obstruction en opposant la situation de l’emploi quasi systématiquement : les refus d’autorisation de travail rendent alors nulles les admissions exceptionnelles au séjour.

Prenons l’exemple de Madame D., de nationalité haïtienne. Madame D. est arrivée en France en juin 84. Le 13 septembre 1985, l’OFPRA lui a refusé le statut de réfugié, refus qui a été confirmé en appel le 3 octobre 1988 par la commission de recours. Entre-temps, Madame D. a trouvé un emploi et elle travaille alors régulièrement sous couvert de son récépissé dans une entreprise de nettoyage. Compte tenu des éléments de fait attestant de son insertion, le ministère de l’Intérieur, par application de la circulaire du 5 août 1987, accepte de l’admettre au séjour. Sa lettre de dérogation en poche, elle retourne à la préfecture de police de Paris qui lui remet sans difficulté un récépissé valable jusqu’en décembre 1989... mais qui, cette fois, ne vaut plus autorisation de travail. En effet, si les textes prévoient la délivrance d’un titre temporaire avec accès au travail pour les demandeurs d’asile en attente d’instruction dé leur demande (par l’OFPRA, puis par la commission de recours en cas d’appel), dès lors que ces derniers ont définitivement perdu dans cette course au statut de réfugié, c’est tout « naturellement » qu’ils retombent dans le régime commun. Par conséquent, conformé ment à l’article R.341-4 du code du travail, on leur oppose la situation de l’emploi en France pour leur refuser l’accès au marché du travail.

Madame D. fait donc remplir par son employeur un contrat de travail en bonne et due forme qu’elle dépose au service de la main d’œuvre étrangère. Elle joint à son dossier les photocopies de la dérogation ministérielle et de son titre de séjour temporaire établi et prorogé par la préfecture de police, documents qui devraient légitimer sa régularisation par rapport au travail. La DDTE de Paris refuse de l’autoriser à travailler au motif classique de la situation de l’emploi. Après une nouvelle intervention auprès de la DDTE, celle-ci confirme son refus : l’arrêté ministériel du 14 décembre 84 définit la liste des catégories de personnes auxquelles la situation de l’emploi n’est pas opposable. Mme D. n’ appartient évidemment à aucune d’elles, puisque c’est à titre humanitaire qu’elle a été admise à séjourner en France après un examen circonstancié de sa situation.

La circulaire Pandraud, postérieure à l’arrêté ministériel, s’est bien gardée de régler cette possibilité de dysfonctionnement entre les services préfectoraux compétents dans le domaine du séjour et les services du travail et de l’emploi. A chacun sa compétence, et tant pis pour les incohérences du système. La circulaire se borne à préciser que si, à titre exceptionnel, un demandeur d’asile débouté peut être admis au séjour, nonobstant les conditions préalables normalement exigibles, « les conditions de fond (ressources, autorisation de travail, logement...) doivent être satisfaites ». Le code du travail a son autonomie préservée - ce qui est aussi un bon prétexte pour se décharger de certaines responsabilités... De son côté, le ministère de l’Intérieur s’offre une générosité à bon marché : il n’est probablement pas sans savoir que, derrière lui, le couperet de la situation de l’emploi, systématiquement brandi par la DDTE, va tomber.

Mme D. a saisi le ministère de la Solidarité, de la Santé et de la Protection sociale. Confirmera-t-il la décision de la DDTE de Paris ou, au contraire, accordera-t-il l’autorisation de travailler à Mme D., suite à un examen « circonstancié » de sa demande ? Dans cette seconde hypothèse, quels seraient les éléments déterminants et ouvrant la porte à un traitement privilégié ? On aboutit à l’établissement de quotas auxquels le ministère fait implicitement référence : il y a des secteurs professionnels où la main d’œuvre étrangère est indispensable.

Chaque ministère revendique son indépendance, ce qui se comprend. Mais à quoi bon instaurer un texte générateur d’espoir mais dépourvu d’effet ? Peut-on d’un côté prévoir des dérogations pour pouvoir prendre en compte des situations exceptionnelles, et de l’autre appliquer à ces situations les exigences du régime commun auxquelles, à l’évidence, elles ne peuvent répondre ?

La situation présente est d’autant plus absurde que l’admission ministérielle exceptionnelle a été accordée au vu de considérations personnelles de l’intéressée, mais également de considérations professionnelles : son emploi témoignait de la réalité de son insertion. A l’heure actuelle, cependant, elle se retrouve faisant partie de cette catégorie fourre-tout qu’on appelle les « clandestins ».



Article extrait du n°9

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Dernier ajout : mercredi 26 mars 2014, 18:57
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