Article extrait du Plein droit n° 7, avril 1989
« Des discriminations jusqu’à quand ? »

Les limites de l a protection pénale

Depuis la loi du 1er juillet 1972 contre le racisme, complétée par la suite par d’autres dispositions, les comportements discriminatoires tombent sous le coup de la loi pénale, Reste à savoir quelle est l’efficacité réelle de cette protection.

L’article 416 du Code pénal punit d’un emprisonnement de deux mois à un an et d’une amende de 2.000 à 20.000 F la personne qui refuse de fournir un bien ou un service, qui refuse d’embaucher ou licencie quelqu’un en raison de son origine ou de son appartenance ou de sa non- appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, ou encore qui soumet une offre à une condition discriminatoire. L’article 187-1, de son côté, punit d’un emprisonnement de deux mois à deux ans et d’une amende de 3.000 à 40.000 F « tout dépositaire de l’autorité publi- que ou citoyen chargé d’un ministère de service public » qui, pour les mêmes raisons, refuse sciemment à une per- sonne le bénéfice d’un droit auquel elle pouvait prétendre. Enfin - il importe de le rappeler car c’est ce qui a permis que ces dispositions ne restent pas lettre morte - la loi donne la possibilité aux associations anti-racistes de se porter partie civile dans les actions intentées sur le fondement de ces textes.

Ces dispositions mettent donc hors- la-loi et permettent de lutter contre toute une série de discriminations qu’on rencontre fréquemment dans la vie quotidienne : refus de servir dans des cafés, restaurants ou commerces, refus de louer un appartement, refus d’embauche, etc... Elles protègent les étrangers à un double titre : d’une part en tant que victimes potentielles d’une discrimination raciale au sens strict, c’est-à-dire fondée sur leur apparte- nance à une ethnie, une race ou une religion déterminée, (de fait, les victi- mes de discrimination raciale sont dans la majorité des cas des étrangers) ; et d’autre part en tant que victimes d’une discrimination fondée spécifiquement sur leur nationalité ou leur qualité d’étranger (leur « appartenance ou non appartenance à une nation déterminée »), que la loi prohibe également.

Les discriminations hors-la-loi

Le Code du travail prohibe expres- sément toute discrimination, qu’elle ait lieu à l’embauche, dans l’exécution du travail ou lors de la rupture du contrat (cf. article p. 14). La jurisprudence admet en effet que refuser un emploi ou un service à quelqu’un en se fondant sur le seul fait qu’il n’est pas Français constitue le délit prévu et réprimé par le Code pénal.

Voilà pour les textes. Qu’en est-il de leur efficacité pratique ? Elle est limitée, pour plusieurs raisons bien connues, et qui soit dissuadent par avance les in- téressés d’intenter une action, soit font que les actions intentées se termineront souvent par un non-lieu (1). On peut mentionner par exemple le peu d’empressement des parquets à pour- suivre : les plaintes simples sont presque toujours classées sans suite, seules les plaintes avec constitution de partie civile d’une association ont quelques chances d’aboutir.

Comment faire la preuve ?

Il faut rappeler, également, que l’ar- ticle 416 du Code pénal, dans sa rédac- tion initiale et jusqu’à une date récente, laissait à l’auteur de la discrimination la possibilité de se disculper s’il pou- vait invoquer un « motif légitime » à l’appui de son refus de fournir un bien ou un service, ou encore à l’appui d’un refus d’embauche ou d’un licencie- ment. Cette possibilité a été, on s’en doute, très largement utilisée et a souvent constitué un moyen de défense efficace pour les personnes poursui- vies (2). On peut donc espérer que les réformes récentes, qui ont effacé des textes l’exception du motif légitime permettront de renforcer sur ce point la protection des victimes (3).

Un autre obstacle à l’application de ces textes est un problème de preuve : les victimes de discriminations ren- contrent les difficultés qu’on imagine pour établir que le refus auquel elles se sont heurtées était bien motivé par leur origine ou leur appartenance nationale ou ethnique. Même lorsque la discri- mination est ouverte, patente, il faut pouvoir disposer de témoignages ; et le plus souvent la prudence conduira les auteurs de ces discriminations à recourir à mille subterfuges, à avancer mille explications pour justifier leur refus de louer un appartement, ou de laisser quelqu’un entrer dans un dan- cing. En matière de discrimination à l’embauche, de surcroît, comment faire la preuve qu’il y a bien eu discrimi- nation alors que l’employeur est libre de recruter qui il veut et n’a aucune obligation de motiver son choix ? Et s’il veut se débarrasser d’un étranger, il n’aura guère de mal à trouver une raison « valable » pour justifier un li- cenciement.

Malgré tous ces obstacles, on peut admettre que la loi remplit, quoi- qu’imparfaitement, son office, puis- qu’il arrive que les auteurs de discrimi- nations soient condamnés, soit au pénal, soit aux prud’hommes. Il est rarissime, en revanche, que l’on ob- tienne des condamnations sur le fon- dement de l’article 187-1 du Code pénal, qui réprime pourtant plus sévè- rement encore les discriminations lorsqu’elles sont le fait de personnes agissant pour le compte d’une collec- tivité publique. L’expérience montre pourtant que les hypothèses où ce texte trouverait à s’appliquer sont plus nombreuses qu’on ne l’imagine : qu’il s’agisse du cas - bien connu - de l’accès au logement social, des offres d’emploi discriminatoires diffusées par l’ANPE, ou plus récemment des obstacles mis par certaines municipalités à l’accès des enfants étrangers dans les écoles.

Plaintes rares et non-lieux

Est-ce la crainte de l’autorité publi- que ou la résignation qui dissuade les intéressés d’agir ? Toujours est-il que les plaintes, ici, sont rares. Et celles qui sont déposées aboutissent presque toujours à un non-lieu, notamment parce que le juge, faisant une applica- tion très restrictive de la loi, refuse de condamner l’agent qui énonce le refus ou qui éconduit le demandeur, si ce n’est pas lui qui avait juridiquement compétence pour prendre la décision.

En février 1988, pourtant, le maire de Montfermeil a été condamné en correctionnelle à une amende de 10.000 F pour discrimination raciale, à la suite de poursuites intentées sur plainte du MRAP, parce qu’il refusait l’inscription des enfants de familles étrangères dans les écoles de sa com- mune (4). On ne peut que s’en féliciter. Mais on doit tout autant déplorer que ce soit la première et jusqu’à présent la seule action en justice qui ait abouti, alors qu’on continue tous les jours à refuser l’inscription d’enfants étran- gers dans les écoles et dans les crèches de la Ville de Paris sous prétexte que leurs parents ne sont pas en situation régulière, ou ne peuvent présenter un titre de séjour dont la validité couvre l’ensemble de l’année scolaire (5).

Et puisqu’on en est à recenser les discriminations commises par les représentants des services publics, comment justifier, au regard de l’article 416 du Code pénal, la condition de nationalité française mise à l’embau- che du personnel dans la plupart des entreprises et organismes du secteur public ou para-public, alors que ce personnel n’a pas la qualité d’agent public et encore moins de fonction- naire ?

La légalité de cette discrimination est déjà douteuse s’agissant des entre- prises dont le personnel est soumis à un statut fixé ou approuvé par voie réglementaire (SNCF, RATP, EDF, par exemple). Et en ce qui concerne les organismes dont le personnel relève du droit commun du travail et des conventions collectives, on voit mal comment l’exclusion des personnes de nationalité étrangère pourrait ne pas constituer un refus d’embauche discriminatoire tombant sous le coup de l’article 416 du Code pénal. Il convient en particulier de dénoncer fermement l’attitude des organismes de sécurité sociale qui réservent aux Français, sur une base juridique des plus fragiles et des plus contestables (une lettre du ministre de tutelle en date du 19 octo- bre 1979 !), l’accès aux emplois qui ne sont pas de pure exécution et impliquent une participation directe au service public de la protection sociale. Une exclusion d’autant plus paradoxale que les étrangers sont désormais admis à siéger dans les conseils d’administration des caisses sur un pied d’égalité avec les Français .

On le voit, la chasse aux discrimina- tions illicites est loin d’être terminée !


(1) Sur l’efficacité du dispositif et une analyse de la jurisprudence, voir les articles de George Pau-Langevin, « L’état du droit positif en matière de lutte contre le racisme », Droit ou- vrier, mai 1984, p. 171 s, et « La loi française contre le racisme », Actes n° 51, septembre 1985, p. 51, ainsi que l’ouvrage du MRAP, Chronique du flagrant racisme, La Découverte, 1984. Ces trois textes sont toutefois antérieurs aux réfor- mes législatives qui ont supprimé la référence au motif légitime.

(2) Toutefois, ni la crainte de voir l’ambiance de l’entreprise se dégrader s’il y avait trop d’étrangers, ni les exigences de la clientèle, ni la religion musulmane du postulant pour occu- per un emploi de plongeur sous prétexte que le restaurant servait du porc, n’ont été considérés comme des motifs légitimes en matière de refus d’embauche.

(3) Il s’agit de la loi du 25 juillet 1985 en ce qui concerne la discrimination dans l’emploi, et de la loi du 30 juillet 1987 en ce qui concerne la discrimination dans la fourniture de biens et de services.

(4) Voir Le Monde du 27 février 1988.

(5) Voir Plein Droit n° 1, p. 18.



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Dernier ajout : mardi 25 mars 2014, 13:04
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