Article extrait du Plein droit n° 32, juillet 1996
« Sans frontières ? »

Comment prouver que l’on est soi ?

Violaine Carrère

Ethnologue

Réglementations tatillonnes et pratiques abusives conduisant à des impasses administratives, exigence croissante de justificatifs parfois impossibles à produire, suspicions de falsifications infondées mais qui entraînent des situations humaines dramatiques ; les effets d’une paranoïa collective à propos de l’étranger/fraudeur, l’étranger/clandestin, l’étranger/usurpateur finissent par aboutir à un grand soupçon généralisé dont nous pouvons tous être victimes un jour.

Nous nous livrons ici à une réflexion philosophico-juridique sur le thème de l’identité et de l’action d’identifier. Exemples aberrants à l’appui…

Vous vous appelez X ou Z. Vous avez sur vous un papier qui dit que vous êtes X ou Z. Vous vous croyez assuré de pouvoir convaincre n’importe qui, policier, douanier, contrôleur de la SNCF, employé de la poste, d’une préfecture, etc., que vous êtes bien X ou Z.

Fou que vous êtes !

Qu’est-ce qui prouve que ce papier n’est pas un faux ? Ou qu’il ne comporte pas une mention erronée ? Le fait qu’il corresponde, pensez-vous, à un registre à partir duquel il a été délivré ? Prouvez-le !

Vous vous prétendez Français, parce que vous avez une carte nationale d’identité française ? C’est un peu trop facile ! Qu’est-ce qui démontre qu’on ne vous l’a pas attribuée, cette carte, sur présentation de documents falsifiés ? Vous avez un nom qui sonne bizarre, d’ailleurs…

Vous dites que vous avez tel âge, et votre passeport indique une date de naissance qui correspond à cet âge, c’est louche !

Parce qu’enfin : qu’est-ce qui prouve que ce document que vous portez est bien le vôtre ?

La chasse au « clandestin  » et au « fraudeur  » a pris l’image d’une priorité nationale et d’un devoir civique incombant à tous au point que la question de justifier de son identité est en passe de devenir pour chacun de nous une affaire kafkaïenne.

Comment apporter la preuve que je suis qui je crois être, qui je dis être ? que je suis moi ?

Vertiges de l’identité… Dans quel état j’erre ?

Une identité, tout d’abord, ça se décline.

« Qui es-tu ?  » demande l’un ; et l’autre donne son nom, c’est-à-dire le petit morceau d’une langue – quelques sons, quelques lettres – qui ont été empruntés à cette langue pour s’associer à son corps, à sa personne. Ce morceau de langue a été choisi pour le désigner, lui et pas un autre, lui a été transmis pour évoquer sa filiation, son origine. Le nom, c’est un point d’ancrage de l’identité.

Mais si connaître le nom d’une personne peut suffire à dire qu’on connaît cette personne, chacun sait que l’identité, c’est bien autre chose… Sentiments d’appartenance, héritages plus ou moins assumés, image qu’on a de soi, histoire personnelle… Tout ce qui nous façonne et nous donne conscience d’être unique.

L’identité, dit le Petit Robert, c’est le « caractère de ce qui est un  », de « ce qui demeure identique à soi-même  ».

En même temps, l’identité d’une personne (comme d’ailleurs de tout être vivant), c’est mouvant : le matin à quatre pattes, à midi sur deux, et le soir sur trois… Est-ce toujours le même individu ?

Pour répondre au délicat problème de concevoir ensemble identité et changement, un philosophe logicien [1] reprend l’histoire du « bateau de Thésée ». Plutarque a raconté que les Athéniens ont longtemps conservé le bateau du fameux Thésée, « en ôtant toujours les vieilles pièces de bois à mesure qu’elles se pourrissaient et en y remettant des neuves en leurs places ». Et, dit Plutarque, « les uns maintenaient que c’était un même vaisseau, les autres, au contraire, soutenaient que non ». La question est celle de la limite ; à partir de quelle planche neuve ajoutée le bateau a cessé d’être le bateau de Thésée pour devenir un bateau neuf ?

Nous sommes des êtres à l’identité fixe mais dotés de traits qualitatifs d’identité qui se transforment, se perdent et s’acquièrent.

Ainsi, on peut rester « le même » mais devenir « différent » ; naître Sénégalais et devenir Français, naître avec le nom de son père et prendre celui de son mari, voire être identifié dans son enfance comme homme et se faire reconnaître femme à l’âge adulte…

Une multiplication d’outils de reconnaissance

Comment s’y reconnaître, les uns, les autres ? L’état civil s’efforce de résoudre cette difficulté en se fondant sur des éléments immuables.

Pour l’administration, l’identité, c’est une somme d’éléments dont certains doivent permettre de s’assurer que telle personne, qui « porte » tel nom n’est pas « identique » à telle autre qui porte le même nom (son père, un cousin éloigné, un homonyme de hasard…). Le raisonnement est simple : on peut changer de nom, de nationalité, de bien d’autres traits d’identification, on ne peut pas changer le fait qu’on est né(e) de tel père et de telle mère, tel jour à tel endroit. Tout ceci est consigné, au début de la vie de chaque individu, dans des registres, dans lesquels on puisera pour établir des « papiers », qui permettront à leur détenteur de justifier de son identité.

Car une identité, ça s’établit et ça doit se justifier. Ça se vérifie, ça se contrôle. Ça s’usurpe, aussi.

Alors, pour garantir au mieux que la personne qui présente un document d’identité est bien celle que ce document dit qu’elle est, on multiplie les outils de reconnaissance, les précisions supplémentaires : l’empreinte digitale, qui, elle, ne change pas ; l’indication de « signes particuliers », par exemple, dans l’ancienne carte d’identité française ; l’indication du sexe dans la nouvelle, dite « sécurisée » ; l’indication de la taille, et de l’image du visage par la photographie.

Aujourd’hui, tous les États de la planète tiennent des registres d’état civil. Ils sont plus ou moins anciens, plus ou moins exhaustifs, plus ou moins rigoureux.

Des problèmes peuvent se poser, en conséquence, au moment où le même individu a affaire à l’état civil français alors que son identité a été établie par un état civil étranger obéissant à d’autres règles, ou moins soucieux d’une conception intangible de l’attribution de noms, de liens de parenté, etc.

Dans le sous-continent indien, par exemple, on est enregistré sous un ou plusieurs prénoms, le nom de son père et le nom de sa caste. L’ordre dans lequel figurent ces divers noms n’est pas fixe. Et la traduction d’un état civil à l’autre ne va pas de soi ; quel nom sera retenu comme nom patronymique ?

Ainsi, Roshni, une fillette à qui les services d’état civil avaient attribué le nom de sa caste comme nom de famille, n’a pu acquérir la nationalité française en même temps que le reste de sa famille, dont les membres avaient, eux, été enregistrés sous le prénom de naissance du père [2].

Prouver qu’on appartient bien à une famille dont le nom est différent du sien… Pas facile.

Des Français de seconde zone

Une fois un élément constitutif de l’identité comme la nationalité (française pour ce qui nous intéresse) attribué, ou reconnu, on pourrait s’attendre à ce que les démarches d’établissement de pièces d’état civil ne posent pas problème. Il y a forcément trace « quelque part » entre les mains de l’administration, de cette possession de la nationalité française !

Ce serait faire fi d’un état de fait ; il y a des Français moins français que d’autres…

Si vous êtes né(e) à l’étranger, ou si vos parents sont nés à l’étranger, voire si votre nom a une consonance étrangère, vous êtes vite soupçonné(e) d’usurpation de la nationalité française.

Le Canard Enchaîné a rapporté le cas [3] d’un vétérinaire, pupille de la Nation par jugement d’un tribunal de grande instance en 1960. Son père, naturalisé, soldat de l’armée française, avait été capturé en 1939 et était mort à Auschwitz. Au moment où il veut faire renouveler sa carte d’identité, on lui demande de produire soit un certificat de nationalité française, soit un décret de naturalisation ! Aucun de ces documents n’existe ! … Ce Français à double titre (ou triple titre…) doit apporter à la nation qui l’a adopté, au sens fort du terme, la preuve qu’il est français par des moyens impossibles…

Erreur exceptionnelle de l’administration ? Sottise d’un employé trop zélé ou distrait ?

La possession d’une carte d’identité française, même périmée, devrait suffire à prouver qu’on est bien français ! La loi dit clairement que, pour autant qu’elle ait été obtenue de bonne foi et non frauduleusement, l’identité française devient « possession d’état ». Donc même au cas où les services d’état civil auraient commis une erreur, pour la personne concernée ou pour l’un de ses ancêtres, la nation étant capable dans sa grandeur d’assumer ses erreurs passées, la nationalité française reste acquise.

Cela n’a pas empêché le ministère de l’intérieur d’adresser aux préfets une circulaire (datée du 27 mai 1991) qui indique la conduite à suivre en cas de « doute sérieux sur […] l’authenticité ou la validité des documents qui avaient permis d’obtenir la première carte » à renouveler.

Le message avait été aussitôt interprété ; pour détecter éventuellement quelques fraudeurs, qui auraient trompé l’administration, il importait de demander aux centaines de milliers de ces Français « moins français que les autres » des liasses de documents, actes, certificats, etc. qui apporteraient la preuve irréfutable de la légitimité de l’obtention de la nationalité française.

L’argument invoqué par le ministère de l’intérieur pour justifier ces pratiques « aux guichets », a bien sûr été celui de la nécessité de garantir l’enregistrement de données rigoureusement exactes dans le cadre de la généralisation de la carte d’identité dite « sécurisée », réputée a priori infalsifiable. La consigne a donc été, en fait, de traiter les demandes de renouvellement comme des premières demandes.

Ce n’est qu’en février 1996 qu’une nouvelle circulaire [4] « en vue de faciliter la preuve de la nationalité », a assoupli le système en rappelant d’une part que la dispense de production d’un certificat de nationalité s’exerçait depuis la précédente circulaire pour certaines catégories de personnes, et en étendant cette dispense à d’autres catégories [5]. Le texte n’oublie cependant pas de rappeler que peut « s’imposer » la présentation du certificat de nationalité, et qu’il convient alors d’être « particulièrement vigilant] » sur « d’éventuelles falsifications ».

De quoi s’arracher les cheveux

Cette « vigilance particulière » ne risque pas de faire défaut ; témoin le cas de J.-M.K.

Né en France, J.-M.K. veut faire renouveler sa carte d’identité. On lui demande un certificat de nationalité française. Pour l’obtenir, c’est tout simple, il lui faut un extrait de naissance de son père, âgé de 85 ans, avec lequel il n’a plus de relations depuis trente ans. Il ne sait pas très bien où réside ce père. En Algérie ? Où exactement ? Il écrit à Nantes, au service de l’état civil des étrangers, puisque son père est né en Algérie. Réponse du service susdit : « l’acte dont vous avez demandé la délivrance ne figure pas dans les archives du service central d’état civil datant d’avant l’indépendance ; les originaux ainsi que les duplicata étant en possession des autorités algériennes ». Qu’à cela ne tienne, le rassure-t-on, la loi permet de reconstituer les actes non-microfilmés. Il lui suffira de produire, pour obtenir cet acte :

  • tous documents permettant d’établir l’identité de la personne avec précision,
  • toutes précisions sur l’état civil de ses parents (actes de mariage, de naissance de l’intéressé, etc.),

et, bien sûr…

  • un certificat de nationalité française !

Juste de quoi s’arracher les cheveux. Pour obtenir le document que nous vous demandons d’obtenir, il suffit de l’obtenir !

Se faire délivrer d’autres pièces d’identité qu’une carte d’identité n’est pas forcément chose plus aisée, et là, l’argument du sécurisé-infalsifiable ne tient guère.

La double nationalité, française et algérienne, paraissait, à cet homme résidant à Oran et menacé là-bas, pouvoir lui assurer un abri au moins temporaire en France. Il demande aux services consulaires français un laissez-passer. On lui répond qu’un certificat prouvant sa nationalité française est nécessaire, et qu’il doit le demander à Montpellier. Ce qu’il fait par écrit. Suivent plusieurs échanges de correspondances avec, à chaque fois, demande de documents complémentaires, puis plus rien, le silence. Le temps passe, le Gisti, saisi, intervient auprès de la Direction des nationalités au ministère de la justice pour savoir pourquoi le dossier est bloqué. Trois mois s’écoulent avant que ne parvienne un retour : il semblerait que manque à l’épais dossier envoyé petit à petit à Montpellier… l’adresse à Oran de l’intéressé. Dix-huit mois après, la situation est inchangée, et ce Français empêché de quitter l’Algérie faute de savoir comment prouver sa nationalité française, vit toujours sous la menace…

Un autre cas montre que même à la troisième génération de Français, faire la preuve de sa nationalité française puisse être impossible !

Un fils de fonctionnaire français, petit-fils d’un français d’origine cambodgienne, ne parvient pas à faire renouveler son passeport. On lui a demandé divers documents d’état civil, dont le certificat de décès de son grand-père, mort au Cambodge. Aucun de ces documents n’est conservé là-bas, car les khmers rouges ont brûlé tous les registres d’état civil. Le père, à la retraite au Cambodge, a pu faire parvenir à son fils un certificat de nationalité française, mais l’administration ne l’a pas accepté ; il faut un certificat datant de moins de trois mois !… Ainsi, un homme qui a servi la fonction publique française toute sa vie voit son fils risquer de perdre son emploi, lequel nécessite la possession d’un passeport… refusé de fait, alors qu’il avait été accordé une première fois puisqu’il s’agit d’un renouvellement !

La République française elle aussi a une identité changeante ! Est-elle bien la même que celle qui vous avait octroyé le précieux document qu’est un passeport ou une carte d’identité ? Vous avez pu la tromper, usurper une identité qui n’était pas la vôtre, vous couler doucement, mine de rien, dans la peau d’un autre ! Fini, tout cela ; la France a changé, elle ne se laisse plus tromper ! Infalsifiables et sécurisés, les papiers, on vous dit !... Et les frontières rigoureusement surveillées !

Une Malienne résidant en France depuis des années suite à un regroupement familial retourne quelques semaines au Mali, puis revient en France. Mais à la frontière elle est arrêtée par la DICILEC, qui examine sa carte de résidente ; elle ne ressemble pas à la photo de cette carte, lui dit-on. Forcément, cette carte venait à expiration dans peu de temps, et la photo date donc de 10 ans… Cependant, elle présente d’autres documents parfaitement en règle et plus récents, dont un passeport fraîchement établi au consulat. On n’en tient pas compte, elle est placée en rétention, et son mari, qui était venu la chercher à l’aéroport est interrogé, gardé à vue. Il est venu chercher Mme X, mais Mme X n’est pas sa femme, il est donc accusé d’aide à l’entrée irrégulière d’une étrangère. On lui donne une convocation pour comparaître au tribunal correctionnel - Article 21…

La paranoïa de l’administration

Heureusement, dans cette affaire-là, les choses ont fini par « s’arranger » : l’épouse a été relâchée et la police a demandé à l’époux de déchirer la convocation…

Mais tout ne se passe pas toujours si bien. Une autre affaire montre qu’elles peuvent même se passer fort mal.

Un réfugié politique statutaire angolais, en France depuis 1981, a demandé le droit au regroupement familial pour ses trois fils, réfugiés au Zaïre. La mère est morte. La procédure est longue mais le ministère des affaires extérieures l’autorise à faire venir ses enfants qui ont 17, 19 et 21 ans. Le jour dit, en février de cette année, il vient les chercher à Roissy. Il voit arriver les trois jeunes gens, accompagnés de policiers qui ont en mains leurs passeports ; les policiers se dirigent vers lui et lui demandent de remplir des fiches pour ses trois garçons ; c’est alors qu’on lui déclare que leur identité est contestée.

Comme dans le cas précédent, ils ne ressemblent pas aux photos des passeports, ils « font beaucoup plus jeunes » ! Ces enfants ne sont pas les siens… Pour le « démontrer », les policiers de la DICILEC entreprennent de faire poser pour des photos côte à côte les jeunes garçons et trois jeunes stagiaires de la police. Le « dossieré » ainsi monté, le père est placé en garde à vue pour comparaître sous l’inculpation de complicité et d’aide au séjour irrégulier, tandis que les enfants, mis en rétention, font l’objet de notifications de refus d’admission et maintien en zone d’attente. Le motif invoqué oralement est confirmé par écrit : « pas de justification probante à l’appui de vos déclarations », port de documents « de nature à tromper l’administration française » car « vous faites plus jeune que ne l’indique votre passeport » ! C’est écrit ! Et une précision est même donnée : « une quinzaine d’années », pour celui né en 1976, donc âgé de 19 ans.

La journée a commencé tôt le matin, les interrogatoires des uns et des autres, séparément, le temps de constituer les dossiers, de rédiger, tout cela a pris du temps. Le père menotté, sans nouvelles de ses enfants et traité sans ménagement se voit rapporter les déclarations de ses fils. L’officier de police judiciaire lui demande de confirmer des propos confus ; les interrogatoires ont été menés en français, les enfants terrorisés, ont raconté leur histoire, bien sûr mouvementée (l’Angola, le Zaïre, les activités militantes du père l’obligeant à les confier à des tiers…) ; tout est embrouillé, et bien sûr vient confirmer, aux yeux des autorités, que l’identité des jeunes gens est douteuse.

Cependant, à 23 h, les deux aînés se voient, comme par magie, reconnaître leur âge (sans doute parce qu’on vieillit vite en zone d’attente !) : ils sont libérés. Le plus jeune, en revanche, est toujours retenu. Il le restera jusqu’au 22 mars (!) où son refoulement vers Kinshasa est organisé. Il part tout seul, sans ses frères, dans un pays où il n’est que réfugié…

À la même date, le père comparaît devant le tribunal correctionnel de Bobigny. Le juge refuse d’accorder le délai nécessaire pour établir en Angola les preuves de l’identité du jeune homme et de son âge. Le renvoi de l’affaire est rejeté, et le verdict tombe ; 6 mois de prison avec sursis et 3 ans d’interdiction du territoire !

« Autrefois, l’homme n’avait qu’un corps et une âme. Aujourd’hui, il lui faut en plus un passeport, sinon, il n’est pas traité comme un homme  ». Ces propos sont d’un exilé russe cité par Stefan Zweig qui évoque avec nostalgie [6] le monde d’avant 1914 où « il n’y avait pas de permis, pas de visas, pas de mesures tracassières » et où les frontières n’étaient « rien que des lignes symboliques, qu’on traversait avec autant d’insouciance que le méridien de Greenwich ».

Finie l’insouciance ; on traque celui qui est ici indûment, celui qui voudrait entrer pour des motifs qu’on estime illégitimes, celui qui a pu faire de fausses déclarations pour entrer en possession d’un document auquel il n’avait pas droit, et même celui qui s’est vu attribuer de bonne foi un papier certifiant que son identité est telle alors qu’il n’aurait pas dû l’obtenir.

Du coup, tout porteur d’un document d’état civil devient un faussaire potentiel…

En 1944, déjà, Zweig écrivait : « Toutes les humiliations qu’autrefois on n’avait inventées que pour les criminels, on les infligeait maintenant à tous les voyageurs, avant et pendant leur voyage […]. Constamment nous étions censés éprouver, de notre âme d’être nés libres, que nous étions des objets, non des sujets, que rien ne nous était acquis de droit, mais que tout dépendait de la bonne foi des autorités ».

Bonne foi pour reconnaître qu’une personne qui se déclare française l’est effectivement, qu’une personne qui porte tel nom a bien celui-ci, qu’une personne qui a telle image un jour est « une autre » dix ans après mais toujours la même.

La multiplication des pièces administratives, leur sécurité renforcée, la fiabilité de techniques comme celles concernant les empreintes digitales, les progrès dans la photographie, l’informatique et la capacité de gestion de fichiers qu’elle permet, tout cela est vain. Car tel le bateau de Thésée, les humains changent, et leurs divers traits d’identité évoluent. Pour ceux dont le travail est de vérifier les identités, un Algérien à l’identité française, un Français au nom cambodgien, une Malienne séjournant en France, toutes ces identités porteuses des traces de trajectoires, d’histoires individuelles parfois complexes, sont des identités qui manquent de cohérence. C’est le rêve de la photo de groupe parfaite, plus personne ne bouge ! Ou celui de l’armée ; je ne veux voir qu’une seule tête ! Un monde statistique, plat, au temps arrêté ; ce que vous avez été au moment où on a enregistré les données, il vous faut le rester. Vous ne ressemblez plus au nom qu’on vous a donné à la naissance, vous ne ressemblez plus à la nationalité qu’on vous a attribuée, vous ne ressemblez plus au papier qui dit qui vous êtes.

Écoutons encore Stefan Zweig : « Constamment, nous étions interrogés, enregistrés, numérotés, examinés, estampillés, et pour moi, incorrigible survivant d’une époque plus libre et citoyen d’une république mondiale rêvée, chacun de ces timbres imprimés sur mon passeport reste aujourd’hui comme une flétrissure, chacune de ces questions et de ces fouilles comme une humiliation ».

En 1996, l’humiliation continue d’être le lot infligé à ceux qui passent nos frontières, à ceux qui sont autorisés à les passer et à séjourner sur notre sol, à ceux qui y sont nés mais dont les ancêtres venaient d’ailleurs. À tous ceux-là, il est demandé de faire la preuve qu’ils sont bien ce qu’ils disent être, et les papiers, qui ont été inventés pour répondre à cette question, n’y suffisent plus.

Au sens policier du terme, identité veut dire identique, et peut-être en viendra-t-on à tatouer nos corps pour que l’état civil qui nous a été octroyé ne fasse plus qu’un avec notre peau… de manière indélébile, comme une marque d’infamie ?

Le monde d’hier



de Stéfan Zweig

[…] Encore hôte étranger et en quelque sorte gentleman qui dépensait ses revenus internationaux et payait ses impôts ici, j’étais devenu un émigrant, un réfugié. J’étais tombé dans une catégorie inférieure, même si elle n’était pas déshonorante. De plus, je devais désormais solliciter spécialement chaque visa étranger à apposer sur cette feuille blanche, car dans tous les pays on se montrait méfiant à l’égard de cette « sorte » de gens à laquelle soudain j’appartenais, de ces gens sans droits, sans patrie, qu’on ne pouvait pas, au besoin, éloigner et renvoyer chez eux comme les autres, s’ils devenaient importuns et restaient trop longtemps. Et j’étais forcé de me souvenir sans cesse de ce que m’avait dit des années plus tôt un exilé russe : « Autrefois, l’homme n’avait qu’un corps et une âme. Aujourd’hui, il lui faut en plus un passeport, sinon il n’est pas traité comme un homme ».

Et de fait, rien peut-être ne rend plus sensible le formidable recul qu’a subi le monde depuis la Première Guerre mondiale que les restrictions apportées à la liberté de mouvement des hommes et, de façon générale, à leurs droits. Avant 1914, la terre avait appartenu à tous les hommes. Chacun allait où il voulait et y demeurait aussi longtemps qu’il lui plaisait. Il n’y avait point de permissions, point d’autorisations, et je m’amuse toujours de l’étonnement des jeunes, quand je leur raconte qu’avant 1914 je voyageais en Inde et en Amérique sans posséder de passeport, sans même en avoir jamais vu un. On montait dans le train, on en descendait sans rien demander, sans qu’on vous demandât rien, on n’avait pas à remplir une seule de ces mille formules et déclarations qui sont aujourd’hui exigées. Il n’y avait pas de permis, pas de visas, pas de mesures tracassières ; ces mêmes frontières qui, avec leurs douaniers, leur police, leurs postes de gendarmerie, sont transformées en un système d’obstacles ne représentaient rien que des lignes symboliques qu’on traversait avec autant d’insouciance que le méridien de Greenwich. C’est seulement après la guerre que le national-socialisme se mit à bouleverser le monde, et le premier phénomène visible par lequel se manifesta cette épidémie morale de notre siècle fut la xénophobie : la haine ou, tout au moins, la crainte de l’autre. Partout on se défendait contre l’étranger, partout on l’écartait. Toutes les humiliations qu’autrefois on n’avait inventées que pour les criminels on les infligeait maintenant à tous les voyageurs, avant et pendant leur voyage. Il fallait se faire photographier de droite et de gauche, de profil et de face, les cheveux coupés assez court pour qu’on pût voir l’oreille, il fallait donner ses empreintes digitales, d’abord celle du pouce seulement, plus tard celles des dix doigts, il fallait en outre présenter des certificats, des certificats de santé, des certificats de vaccination, des certificats de bonnes vie et mœurs, des recommandations, il fallait pouvoir présenter des invitations et les adresses de parents, offrir des garanties morales et financières, remplir des formulaires et les signer en trois ou quatre exemplaires, et s’il manquait une seule pièce de ce tas de paperasses, on était perdu.

Tout cela paraît de petites choses sans importance. Et à première vue il peut sembler mesquin de ma part de les mentionner. Mais avec toutes ces absurdes
« petites choses sans importance », notre génération a perdu absurdement et sans retour un temps précieux : quand je fais le compte de tous les formulaires que j’ai remplis ces dernières années, des déclarations à l’occasion de chaque voyage, déclarations d’impôts, de devises, passages de frontières, permis de séjour, autorisations de quitter le pays, annonces d’arrivée et de départ, puis des heures que j’ai passées dans les salles d’attente des consulats et des administrations, des fonctionnaires que j’ai eus en face de moi, aimables ou désagréables, ennuyés ou surmenés, de fouilles et des interrogations qu’on m’a fait subir aux frontières, quand je fais le compte de tout cela, je mesure tout ce qui s’est perdu de dignité humaine dans ce siècle que, dans les rêves de notre jeunesse pleine de foi, nous voyions comme celui de la liberté, comme l’ère prochaine du cosmopolitisme. Quelle part de notre production, de notre travail, de notre pensée nous ont volée ces tracasseries improductives en même temps qu’humiliantes pour l’âme ! Car chacun d’entre nous, au cours de ces années, a étudié plus d’ordonnances administratives que d’ouvrages de l’esprit ; les premiers pas que nous faisions dans une ville étrangère, dans un pays étranger, ne nous menaient plus, comme autrefois, aux musées, aux paysages, mais à un consulat, à un bureau de police, afin de nous procurer un « permis de séjour ». Quand nous nous trouvions réunis, nous qui commentions naguère les poèmes de Baudelaire ou discutions des problèmes d’un esprit passionné, nous nous surprenions à parler d’autorisation et d’affidavits, et nous nous demandions s’il fallait solliciter un visa permanent ou un visa touristique ; durant ces dix dernières années, connaître une petite employée d’un consulat, qui abrégeait l’attente, était plus important que l’amitié d’un Toscanini ou d’un Rolland. Constamment, nous étions censés éprouver, de notre âme d’être nés libres, que nous étions des objets, non des sujets, que rien ne nous était acquis de droit, mais que tout dépendait de la bonne grâce des autorités. Constamment, nous étions interrogés, enregistrés, numérotés, examinés, estampillés, et pour moi, incorrigible survivant d’une époque plus libre et citoyen d’une république mondiale rêvée, chacun de ces timbres imprimés sur mon passeport reste aujourd’hui encore comme une flétrissure, chacune de ces questions et de ces fouilles comme une humiliation. Ce sont de petites choses, je le sais, de petites choses à une époque où la valeur de la vie humaine s’avilit encore plus rapidement que celle de toute monnaie. Mais c’est seulement si l’on fixe ces petits symptômes qu’une époque à venir pourra déterminer avec exactitude l’état clinique des conditions et des perturbations qu’a imposées à l’esprit notre monde d’entre les deux guerres.

Peut-être avais-je été trop gâté auparavant. Peut-être aussi les trop brusques changements de ces dernières années ont-ils peu à peu surexcité ma sensibilité. Toute forme d’émigration produit déjà par elle-même, inévitablement, une sorte de déséquilibre. Quand on n’a pas sa propre terre sous ses pieds - cela aussi, il faut l’avoir éprouvé pour le comprendre - on perd quelque chose de sa verticalité, on perd de sa sûreté, on devient plus méfiant à l’égard de soi-même. Et je n’hésite pas à avouer que depuis le jour où j’ai dû vivre avec des papiers ou des passeports véritablement étrangers, il m’a toujours semblé que je ne m’appartenais plus tout à fait. Quelque chose de l’identité naturelle entre ce que j’étais et mon moi primitif et essentiel demeura à jamais détruit. Je suis devenu plus réservé que ma nature ne l’eût comporté, et moi, le cosmopolite de naguère, j’ai sans cesse le sentiment aujourd’hui que je devrais témoigner une reconnaissance particulière pour chaque bouffée d’air qu’en respirant je soustrais à un peuple étranger. Avec ma pensée lucide, je vois naturellement toute l’absurdité de ces lubies, mais notre raison a-t-elle jamais quelque pouvoir contre notre sentiment propre ? Il ne m’a servi à rien d’avoir exercé près d’un demi-siècle mon cœur à battre comme celui d’un
« citoyen du monde [7] ». Non, le jour où mon passeport m’a été retiré, j’ai découvert, à cinquante-huit ans, qu’en perdant sa patrie on perd plus qu’un coin de terre délimité par des frontières.




Notes

[1Stéphane Ferret, Le bateau de Thésée, Ed. de Minuit, 1996.

[2Cas cité dans la revue du SSAE, Accueillir, n° 191 – Article de Richard Garcia, traducteur interprète, expert près la Cour d’appel.

[3En date du 8 mai 1996.

[4Circulaire émanant du Directeur des libertés publiques et des affaires juridiques, Jean-Paul Faugère, adressée aux préfets le 21 février 1996, mais rendue publique le 8 mars.

[5Sont dispensées de produire un certificat de nationalité pour se voir renouveler une carte d’identité : — selon la circulaire du 27 mai 1991 : • les personnes naturalisées disposant d’une copie certifiée du décret de naturalisation ; • les personnes de plus de 60 ans ayant un passeport français en cours de validité ; • les personnes pouvant produire à la fois leur carte expirant et celle d’un de leurs parents ; — selon la circulaire du 21 janvier 1996 : • les personnes présentant, avec leur carte périmée, « plusieurs documents de nature différente, tels que passeport, immatriculation consulaire, justificatif d’accomplissement des obligations militaires, carte électorale ou appartenance à la fonction publique française ». Enfin, les jeunes nés en France ayant acquis la nationalité française par manifestation de volonté, n’ont à produire que l’enregistrement par le juge d’instance.

[6Stéfan Zweig, Le monde d’hier, Belfond 1993 (publié en 1944), p. 500-503. Voir l’extrait reproduit ci-dessus.

[7En français dans le texte.


Article extrait du n°32

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Dernier ajout : jeudi 6 novembre 2014, 17:28
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