Le choix fait par le gouvernement d’opposer la force aux revendications des « sans papiers » de Saint-Ambroise, venant après les propositions extrémistes du rapport Sauvaigo et de l’avant-projet de loi Debré, aura eu au moins deux effets positifs. D’une part elle a fini par provoquer un sursaut dans une certaine partie de l’opinion, qui prend tout à coup conscience des conséquences intolérables d’une politique de plus en plus répressive. D’autre part elle aura achevé de nous convaincre que, face à cette escalade sans fin de la répression, une attitude purement défensive n’est plus possible, et qu’il est désormais urgent d’explorer des solutions alternatives à la fermeture des frontières qui tient lieu de politique d’immigration depuis plus de vingt ans.
La fermeture des frontières est en effet devenue une sorte de dogme intouchable que personne n’ose contester de peur d’être taxé d’irresponsabilité. Mais précisément, nous ne pouvons plus continuer à dénoncer les dérives de la politique d’immigration, les violations toujours plus graves des droits fondamentaux qu’elle engendre, la corruption de la démocratie sous l’effet de la délation et de la suspicion, sans accepter de questionner les dogmes, de remettre en cause ce qui est à la racine même de ces dérives.
Inlassablement, nous dénonçons les atteintes portées au droit de vivre en famille, l’étranglement progressif du droit d’asile, la violation des procédures prévues par la loi, le ca-ractère inhumain des pratiques administratives, l’amalgame entre clandestins et irréguliers.
Mais ce discours a ses limites. D’abord parce qu’il entérine, au moins par ses silences, l’idée d’un partage entre deux catégories d’étrangers : ceux qui ont un droit légitime à se maintenir en France et ceux qui n’en ont pas. Simplement nous ne faisons pas passer la ligne de partage entre les uns et les autres au même endroit que les hommes politiques qui définissent la politique d’immigration et les fonctionnaires qui l’exécutent. Pire encore : en soutenant de façon prioritaire, sans doute parce que c’est la plus aisée à faire admettre comme légitime par l’opinion publique, la revendication du droit de vivre en famille, nous entérinons une hiérarchie fondée sur un critère idéologique qui survalorise le modèle familial le plus traditionnel fondé sur le mariage – modèle que nous récusons éventuellement pour nous-mêmes –, et qui conduit inexorablement à sacrifier l’étranger célibataire ou vivant en union libre dépourvu d’enfants.
Ce discours a aussi ses limites parcequ’il nous place face à nos propres contradictions. En effet, si l’on admet que tous les étrangers n’ont pas vocation à rester en France, peut-on refuser à l’administration le droit de reconduire à la frontière ceux qui sont en situation irrégulière et si nécessaire de les maintenir en rétention sans s’exposer à l’accusation d’angélisme ou - pire - d’hypocrisie ?
La gauche au pouvoir a cru pendant un temps qu’on pouvait poursuivre l’objectif de la maîtrise des flux migratoires d’une façon humaine et respectueuse des droits de l’homme. L’expérience a montré qu’une fois qu’on est entré dans une logique de la répression, il est difficile de s’arrêter en chemin et que, très vite, celle-ci prend le pas sur le respect des droits des personnes.
Il faut donc tirer la leçon de l’expérience.
Si nous voulons que notre discours soit crédible, si nous voulons convaincre l’opinion qu’une autre politique est possible, il est urgent de sortir de la problématique imposée qui considère comme inéluctable la fermeture des frontières : il faut avoir le courage de poser l’ouverture des frontières comme une hypothèse non pas irréaliste ou irresponsable, mais qui mérite d’être véritablement prise au sérieux.
C’est à cette condition, d’abord, que la liberté de circulation, la liberté de chacun de vivre où il veut, avec qui il veut, pourra être réaffirmée comme un droit fondamental de l’homme, qui ne doit pas être systématiquement sacrifié aux prérogatives souveraines et aux politiques protectionnistes des Etats. Sous prétexte de réalisme, on a eu trop tendance à l’oublier. Aujourd’hui où tout circule : les marchandises, les capitaux, les informations, les idées…, comment admettre que seuls les hommes ne puissent pas circuler librement ?
L’hypothèse de l’ouverture des frontières paraît d’ailleurs moins irréaliste dès lors qu’on se donne la peine de rappeler les mensonges sur lesquels repose la politique dite de fermeture des frontières, ses contradictions et ses effets pervers :
- la fermeture des frontières est un slogan trompeur. Les frontières, en réalité, sont ouvertes, mais de façon sélective et discriminatoire en fonction des nationalités, sur des bases implicitement ethniques. Et la soi-disant fermeture des frontières laisse subsister – quand elle ne contribue pas à les entretenir, par le biais de l’intérêt qu’ont les employeurs à utiliser la main-d’œuvre « clandestine » – des flux importants d’immigration irrégulière ;
- c’est une politique qui coûte cher. Si l’on voulait chiffrer le coût de la lutte contre l’immigration irrégulière il faudrait y inclure non seulement les coûts directs : reconduites, escortes, construction et fonctionnement des centres de rétention…, mais aussi les coûts indirects, comme ceux résultant de la mobilisation d’un nombre toujours plus important de fonctionnaires, à commencer par les policiers, pour des tâches peu productives et peu motivantes, aux résultats aléatoires ;
- c’est une politique qui entrave l’intégration des dizaines de milliers d’étrangers qu’elle maintient en situation irrégulière alors même qu’on sait d’avance qu’ils resteront en France, et qu’une partie d’entre eux finiront par être régularisés ;
- c’est une politique qui va à l’encontre de ses propres objectifs en gênant la mobilité des étrangers : elle contraint à rester en France ceux qui envisageraient de retourner dans leur pays s’ils ne craignaient de perdre leurs droits ; elle les incite à faire venir leurs familles, qui se trouvent à leur tour comme emprisonnées à l’intérieur de nos frontières. L’ouverture des frontières favoriserait au contraire la fluidité des « flux », dans le sens du retour vers les pays d’origine et pas seulement de l’arrivée vers nos pays ;
- enfin, c’est une politique à courte vue, si l’on en croit les experts qui nous prédisent qu’en l’an 2010 on aura besoin d’étrangers pour faire fonctionner l’économie française… et pour payer nos retraites. Moyennant quoi on risque fort d’être ramenés cinquante ans en arrière, à l’époque où les étrangers étaient considérés exclusivement comme un réservoir de main-d’œuvre : d’où l’intérêt qu’il y a à réfléchir dès aujourd’hui à la façon de concilier les besoins des économies occidentales avec le respect des droits des individus.
Ainsi, non seulement l’ouverture des frontières doit être considérée comme une hypothèse réaliste, mais on peut même se demander, plus radicalement encore, s’il y a une alternative à l’ouverture des frontières.
Certes, pas plus que la fermeture des frontières, l’ouverture des frontières – étendue bien entendu au moins à l’ensemble de l’Europe – ne peut tenir lieu à elle seule de politique. Mais elle indique la perspective dans laquelle il convient de penser les problèmes de l’immigration.
La réflexion est encore balbutiante. Mais c’est une raison supplémentaire pour la mener avec détermination.
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