Article extrait du Plein droit n° 45, avril 2000
« Double peine »

Asile territorial : le rappel à l’ordre du Conseil d’Etat

Claire Rodier

Juriste, permanente au Gisti
Sur un recours fait par trois associations de défense des étrangers, le Conseil d’Etat a annulé, le 26 janvier 2000, plusieurs dispositions d’une circulaire relative à l’asile territorial. La haute juridiction a en effet estimé que ces dispositions n’étaient pas conformes à l’esprit de la loi du 11 mai 1998 et restreignaient très sensiblement le champ d’application de cette forme d’asile institutionnalisée par la « loi Chevènement ». Les nouvelles demandes d’asile territorial devront dorénavant être examinées à la lumière de la décision du Conseil d’Etat, la question de la révision de tous les dossiers rejetés jusqu’à ce jour est posée.

Le Conseil d’Etat a annulé, par un arrêt du 26 janvier 2000, cinq dispositions de la circulaire du 25 juin 1998 des ministères de l’intérieur et des affaires étrangères relative à l’asile territorial. Cet arrêt permet en particulier à toutes les personnes victimes de persécutions ou risquant des persécutions de bénéficier de cette forme d’asile institutionnalisé par la loi du 11 mai 1998 (« loi Chevènement »).

Cet élargissement du champ d’application de l’asile territorial modifie à ce point la politique de l’administration qu’il devrait entraîner le réexamen de toutes les demandes qui ont déjà été rejetées sur la base des dispositions censurées. D’autres aspects de la décision du Conseil d’Etat vont amener l’administration préfectorale à modifier la procédure d’examen des demandes d’asile territorial, définie par le décret 98-503 du 23 juin 1998, et à revoir les circonstances et les modalités du recours à la procédure d’urgence (examen accéléré des demandes) prévue à l’article 9 de ce décret.

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Selon la loi relative au droit d’asile (art. 13 de la loi du 25 juillet 1952 modifiée), « dans les conditions compatibles avec les intérêts du pays, l’asile territorial peut être accordé par le ministre de l’intérieur après consultation du ministre des affaires étrangères à un étranger si celui-ci établit que sa vie ou sa liberté est menacée ou qu’il y est exposé à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». Cette disposition a été introduite par la loi Chevènement du 11 mai 1998 pour légaliser une pratique jusqu’alors réglée par des instructions ministérielles sans caractère officiel. Elle avait notamment été utilisée pour accueillir des ressortissants d’ex-Yougoslavie à partir de 1992 et avait bénéficié, entre 1994 et 1998, à plus de trois mille Algériens menacés dans leur pays « du fait des activités des groupes islamistes ».

Ces derniers s’étaient vu octroyer un titre de séjour en application d’un télégramme non publié (22 décembre 1993) du ministre de l’intérieur. Pour justifier cette pratique, l’administration s’appuyait sur l’inapplicabilité supposée à leur cas de la Convention de Genève, qui protègerait exclusivement les victimes des autorités officielles de leur pays.

C’est encore à cette interprétation restrictive, d’ailleurs contestée par le Haut Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (HCR), que se réfère la circulaire du 25 juin 1998 en prétendant, en quelque sorte, en compenser les effets. Selon cette circulaire, l’asile territorial est la « protection accordée par la France sous forme d’admission exceptionnelle au séjour […] à un étranger dont la vie ou la liberté sont menacées dans son pays ou qui y est exposé à des traitements inhumains ou dégradants, contraires à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, lorsque ces menaces ou ces risques émanent de personnes ou de groupes distincts des autorités publiques de ce pays ».

Telle n’est pas l’opinion du Conseil d’Etat, pour qui rien ne justifie de séparer de façon aussi tranchée les domaines couverts par la Convention de Genève et ceux qui relèvent de l’asile territorial : « Aucune disposition de la loi du 25 juillet 1952 modifiée [relative à l’asile] ne réserve l’octroi par le ministre de l’intérieur de l’asile territorial aux seuls étrangers faisant état de menaces ou de risques émanant de personnes ou de groupes distincts des autorités publiques de leur pays », observe le Conseil d’Etat. Désormais, donc, le ministre de l’intérieur ne pourra plus fonder un refus d’asile territorial sur des considérations relatives à l’auteur des persécutions alléguées par le demandeur.

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La procédure de demande d’asile territorial, décrite par le décret du 23 juin 1998 (art. 1), est décomposée en plusieurs phases : dans un premier temps, le demandeur déclare son arrivée en France en vue d’une admission sur le territoire. Une fois cette déclaration effectuée, il doit être convoqué à la préfecture pour un entretien au cours duquel il justifiera des motifs précis de sa venue par la production de documents et/ou du récit qui motivent sa sollicitation d’une protection. La demande d’asile territorial proprement dite se situe à ce stade.

La circulaire du 25 juin 1998 invitait les agents de la préfecture à sauter une étape, en les autorisant, s’ils en avaient la possibilité, à auditionner le demandeur immédiatement après le dépôt de sa demande d’admission. Pour le Conseil d’Etat, il y a là méconnaissance des prescriptions du décret, dont les dispositions « ont pour but de permettre à l’intéressé de disposer d’un délai suffisant pour préparer utilement son audition et user des droits qu’elles lui confèrent » (v. article suivant).

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Le décret du 23 juin 1998 prévoit que le demandeur, lorsqu’il est auditionné en préfecture, peut demander l’assistance d’un interprète (art. 2). Pour le ministre de l’intérieur, les frais d’interprète étaient à la charge du demandeur. Le Conseil d’Etat estime, pour sa part, que l’administration doit mettre gratuitement l’interprète à la disposition du requérant s’il en a effectivement besoin.

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Le décret du 23 juin 1998 autorise l’examen en urgence de la demande d’asile territorial dans trois types de circonstances :

  • quand l’étranger a fait l’objet d’une mesure d’éloignement et est, pour cette raison, placé en rétention administrative ;
  • lorsque sa présence constitue une menace pour l’ordre public ;
  • lorsque sa demande est de nature abusive, frauduleuse ou dilatoire.

Dans ces cas, l’étranger est entendu « sans délai » (art. 9 du décret). Ce qui ne permet pas pour autant de déroger au principe, tiré de l’article 2 du même décret, selon lequel l’étranger est auditionné « en préfecture ». Pour le Conseil d’Etat, cette disposition exclut que le demandeur, s’il relève de la première hypothèse, « puisse être entendu par un fonctionnaire chargé de la surveillance du centre de rétention », comme le prévoyait la circulaire. Il faut donc qu’un agent de la préfecture se déplace au centre de rétention pour procéder à l’audition.

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On l’a vu, l’article 9 du décret énumère les trois circonstances dans lesquelles le décret permet à l’administration de recourir à la procédure d’urgence pour examiner une demande d’asile territorial. Cette énumération est limitative. La circulaire du 25 juin 1998 ajoutait un autre cas, celui de l’étranger ayant sollicité, en plus de l’asile territorial, le statut de réfugié et ayant fait l’objet, dans le cadre de cette seconde demande, d’un refus de séjour au motif qu’il est originaire d’un pays pour lequel ont été mises en œuvre les dispositions de l’article 1er C5 de la Convention de Genève (c’est-à-dire dans lequel les circonstances permettant de reconnaître les ressortissants comme réfugiés ont disparu).

Le Conseil d’Etat considère cette extension abusive : « Aucune disposition de l’article 9 du décret du 23 juin 1998, qui énumère limitativement les cas où le ministre de l’intérieur statue en urgence sur la demande d’asile territorial, n’autorisait les auteurs de la circulaire attaquée à y ajouter [ce cas supplémentaire tiré de la Convention de Genève] », indique-t-il.

Les trois associations – Amnesty International, France Terre d’Asile et le Gisti – qui avaient saisi le Conseil d’Etat d’un recours en annulation contre la circulaire du 25 juin 1998, ont demandé aux ministres concernés, étant donnée l’importance de cet arrêt, d’abroger non seulement les passages censurés, mais toute la circulaire, et d’en reprendre une autre.

Elles leur ont également demandé de se donner les moyens de faire connaître les conséquences de cet arrêt, en publiant par exemple cette nouvelle circulaire au Journal Officiel. Enfin, elles ont demandé au ministre de l’intérieur d’ordonner le réexamen de toutes les demandes d’asile territorial susceptibles d’avoir été rejetées sur la base des consignes de la circulaire aujourd’hui déclarées illégales.

Quelle que soit la réponse du ministre à cette requête, il faut d’ores et déjà le saisir de demandes de réexamen des cas individuels à propos desquels il a pris des décisions de rejet. A noter que, puisque ces rejets ne sont pas motivés (art. 13 de la loi relative à l’asile), rien ne permet a priori de savoir si le motif du rejet n’est pas tiré d’une disposition illégale de la circulaire. De ce fait, toutes les anciennes demandes d’asile territorial rejetées pourraient en principe faire l’objet d’une nouvelle instruction de leurs motivations.



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Dernier ajout : jeudi 20 mars 2014, 15:18
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