Article extrait du Plein droit n° 46, septembre 2000
« D’autres frontières »
Discriminations : l’Europe bouscule la France
Sophie Latraverse
Juriste
La discrimination est opaque et difficile à prouver. Elle protège le discriminant par l’arme du silence : refus rarement motivés ou argumentés, opposés en l’absence de témoins susceptibles d’accepter de témoigner. La victime est isolée et ne réussit pas à répondre aux exigences de la charge de la preuve. Elle ne franchit pas le seuil obligeant le discriminant à se justifier. Le défaut de preuve permet au délinquant de ne pas avoir à répondre, de ne pas avoir à soumettre les fondements de sa décision à l’examen du juge. L’inaccessibilité de la preuve détruit l’accès au recours et la sanction de la discrimination.
La tradition française, fondée sur une conception intentionnelle de la discrimination et du principe selon lequel « la preuve incombe au demandeur »(1), redoute la judiciarisation des problèmes sociaux. Elle se méfie des conséquences d’une réorganisation des règles de preuve qui éloignerait le fait de l’intention, se concentrerait sur l’effet discriminatoire et aurait recours au concept de discrimination indirecte. Mais le droit communautaire commence à exercer des pressions considérables sur l’ordre juridique français.
L’article 13 du Traité d’Amsterdam élève le droit de chacun à l’égalité devant la loi et à la protection contre la discrimination au rang de droit fondamental. Il donne au Conseil européen le pouvoir d’adopter des directives en matière de lutte contre les discriminations fondées sur le sexe, la race ou l’origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle. Deux directives communautaires auxquelles devra se conformer le droit français sont présentement en cours de négociation, l’une portant sur l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, l’autre sur légalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique. Elles ont vocation à étendre le champ des discriminations visées par le régime de preuve communautaire élaboré depuis vingt ans. Les enjeux de ces négociations ont notamment pour objet la portée éventuelle d’une présomption facilitant la preuve de discrimination et les dispositifs mis en place pour faciliter l’accès au recours.
Le droit communautaire en matière de discrimination à l’encontre des travailleurs migrants et de discrimination fondée sur le sexe, a construit une nouvelle approche de la preuve de la discrimination consistant à s’éloigner de la seule discrimination intentionnelle, ou discrimination directe. A cette fin, il a défini les indices de discrimination dont la victime doit apporter la preuve pour établir une présomption qui obligera l’auteur de la discrimination à justifier ses décisions.
L’effet défavorable d’une mesure
La présomption de discrimination est construite autour de la notion de discrimination indirecte fondée sur un constat objectif : l’effet défavorable. La discrimination cachée est révélée par une série d’indices apportés par la victime et qui évaluent notamment l’impact défavorable de la mesure attaquée sur un groupe discriminé auquel elle appartient. La preuve est établie au moyen d’un outil statistique comparant les effets de la mesure sur le groupe discriminé et sur le groupe non discriminé. L’analyse des effets défavorables sous-entend que les plaignants n’ont pas à établir d’intention discriminatoire, la mesure pouvant se révéler discriminatoire à l’insu de son auteur. Sa justification économique ne suffit pas à la rendre légitime car ses effets sont analogues à ceux qui seraient produits par une différence de traitement fondée sur un critère discriminatoire prohibé. L’étude de la situation concrète révèle un résultat inégalitaire et jette la suspicion sur les causes (mesure spécifique ou contexte) de cette inégalité.
La situation de la victime n’est plus abordée in concreto, en comparaison avec d’autres individus : elle est insérée dans un groupe et les arguments qui fondent ses prétentions ne sont plus attachés à l’individu mais issus de la composition du groupe. Ils permettent de dépersonnaliser le débat et d’aborder la réalité sociologique qui sous-tend la discrimination(2). La preuve devient donc un mécanisme de détection des discriminations qui empêchent la réalisation de l’égalité des chances.
Une fois l’apparence de discrimination admise, son auteur ne la conteste plus et son absence d’intention ne suffit pas. Il doit apporter les preuves suivantes :
- la mesure est fondée sur des justifications politiques ou économiques (objectif légitime) ;
- cette justification est légitime (contrôle de rationalité) ;
- les moyens répondent à un besoin véritable (subsidiarité) ;
- la mesure est adéquate pour atteindre cet objectif (adéquation) ;
- les moyens employés sont en l’espèce nécessaires (nécessité).
L’auteur, généralement l’employeur ou l’État, doit donc apporter des justifications économiques ou politiques objectives , légitimes et proportionnées au but poursuivi. Les impératifs politiques, économiques et sociaux sont tempérés par un principe supérieur d’égalité dont la protection exige que soit démontrée la nécessité de toute mesure susceptible d’effets défavorables. Ce transfert de la charge de la preuve révèle que le droit communautaire se situe sur le plan du constat des faits et de leur mesure. L’évaluation de la discrimination consiste ainsi à confronter le principe d’égalité aux réalités sociales dans lesquelles il doit trouver à s’incarner.
Un régime juridique unifié de sanction civile de la discrimination, articulé autour de la présomption de discrimination indirecte et du transfert de la charge de la preuve est donc en voie d’élaboration.
Etendre la prohibition
En matière d’emploi, les propositions communautaires ont pour ambition d’étendre l’approche communautaire de la notion de discrimination indirecte aux discriminations fondées sur la race ou l’origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle. En droit du travail français, elles auraient notamment pour effet d’étendre la prohibition de discriminer. Celle-ci couvrirait les nouveaux critères de « convictions » et d’« âge ». La discrimination serait sanctionnée dans l’ensemble des secteurs privés et publics. Les contextes visés ne se limiteraient plus à l’embauche, la sanction et le licenciement, mais s’élargiraient aux promotions, à l’orientation, la formation, le perfectionnement professionnel, ainsi qu’aux conditions d’emploi, de travail et d’affiliation syndicale et professionnelle.
En matière de discrimination raciale, la sanction civile de la discrimination ne serait plus circonscrite au domaine de l’emploi et devrait s’étendre aux champs de la protection sociale, de la sécurité sociale, des avantages sociaux, de l’éducation.
Pour refléter la multiplicité des formes que peut prendre la discrimination, sa définition serait élargie. Celle-ci permettrait d’appréhender la discrimination directe – traitement défavorable fondé sur un critère discriminatoire – la discrimination indirecte, cachée ou non intentionnelle(3) – constatée « lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible de produire un effet défavorable » – et enfin le harcèlement, comportement assimilé à la discrimination et soumis au même régime juridique facilitant la preuve du plaignant et l’accès au recours. En matière de charge de la preuve, les projets de directives prévoient les mesures à prendre afin que, dès lors qu’une personne « établit des faits qui permettent de présumer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte », la partie défenderesse ait la charge de prouver « qu’il n’y a pas eu violation du principe de l’égalité de traitement ».
Une tradition française interpellée
Ces directives pourraient donc imposer à l’État français la mise en place d’un régime juridique étendu de répression civile des discriminations. En matière de discrimination indirecte, l’analyse de l’impact défavorable d’une mesure ou d’une pratique apparemment neutre sur un groupe identifié par un ou plusieurs critères communs, serait donc suffisante pour renverser la charge de la preuve.
Cette preuve étant destinée à être établie, notamment au moyen de statistiques, le droit communautaire introduit une approche quantitative fondée sur le rattachement d’individus à des groupes discriminés. Les enjeux de cette négociation se focalisent donc notamment sur la tentative de restreindre la définition de la discrimination indirecte et le champ des mesures apparemment neutres pouvant être mises en cause.
La France a tenté d’éloigner la définition de la discrimination indirecte de « ce qui a pour effet de discriminer » et de la rapprocher de la définition de la discrimination directe, intentionnelle, visant « ce qui a pour objet de discriminer » en proposant de limiter les mesures visées aux seules mesures qui, par leur « nature », sont susceptibles de produire un effet discriminatoire. De ce fait, la place de la quantification de l’effet discriminatoire aurait eu un impact réduit, et le rôle de la preuve statistique et de l’approche quantitative aurait été relativisé.
Or, cette proposition française initialement retenue, ne figure plus dans la rédaction actuelle des propositions de directive.
Parallèlement au renversement de la charge de la preuve, les projets de directives ont également l’ambition de répondre à l’isolement des victimes en facilitant leur accès à la justice, favorisant de ce fait une certaine mobilisation judiciaire dans la lutte contre la discrimination. Dans ce but, elles proposent :
- que, non seulement les syndicats, comme c’est le cas en droit du travail français, mais les associations puissent entreprendre les recours avec le consentement de la victime ;
- la protection des victimes contre les rétorsions, protection qui n’existe en droit du travail français que dans le champ circonscrit du harcèlement sexuel et de l’égalité professionnelle entre hommes et femmes ;
- la mise en place d’organismes indépendants ayant notamment pour fonction de recevoir les plaintes, d’y donner suite, de procéder à des enquêtes et études, de publier des rapports et d’émettre des recommandations en matière de discrimination raciale ou fondée sur l’origine.
L’accès aux recours
Le code du travail et le code de procédure civile ne prévoient pas la possibilité, pour les associations, d’agir en justice en matière civile. Elles peuvent seulement saisir les organisations syndicales représentatives pour leur demander d’exercer les droits réservés à la partie civile pour toutes les infractions relatives à l’emploi de la main-d’œuvre étrangère. Le gouvernement français craint que l’ouverture aux associations du droit d’agir en justice n’entraîne une surenchère des recours civils et administratifs, surtout dans l’éventualité où la définition de la discrimination indirecte ouvrirait massivement la voie à des recours non plus strictement individuels, mais en faveur d’un collectif d’individus.
Le projet de directive communautaire relative à la discrimination en raison de l’origine proposait initialement, comme le recommandaient le rapport du Haut-Conseil à l’intégration de 1998 et le rapport Belorgey de mars 1999 (cf. Plein droit n° 45), d’imposer la mise en place d’« organismes indépendants ». Ces organismes auraient été investis de fonctions d’étude, de consultation et de recommandation, dotés de pouvoirs leur permettant de recevoir les plaintes et d’y donner suite, notamment par des enquêtes, sur le modèle des commissions et tribunaux spécialisés des pays anglo-saxons.
Le gouvernement a déclaré à maintes reprises qu’il entendait plutôt privilégier la vocation généraliste du pouvoir judiciaire et des tribunaux administratifs tout en faisant une place accrue au mouvement associatif dans le soutien des victimes. Le gouvernement fait notamment valoir l’existence d’un dispositif institutionnel ad hoc : des organismes consultatifs (Haut conseil à l’intégration, Commission consultative des droits de l’homme), une instance ayant pour mission d’analyser les processus discriminatoires et de faire des recommandations (Groupe d’étude sur les discriminations - GED), un cadre pour recueillir les plaintes (le numéro vert) et un réseau d’instances de recueil, de coordination et de suivi des plaintes de discrimination (commissions départementales d’accès à la citoyenneté - CODAC).
Il semblerait que le dispositif combiné de ces structures et, notamment, du numéro vert et des CODAC puisse satisfaire à la définition, finalement négociée à la baisse, des prérogatives de ces fameux organismes indépendants, ce qui évitera à la France, au moins provisoirement, la création d’une autorité administrative indépendante.
En appréhendant le champ de la discrimination, le droit communautaire a commencé et continuera nécessairement à orienter les politiques nationales relatives à la répression de la discrimination. L’accès au recours et à la preuve pour la victime en seront désormais facilités.
Contraignant le droit français au renouveau, le dispositif communautaire devrait pourtant offrir une flexibilité suffisante pour que ce régime juridique de la discrimination s’imprègne de la culture juridique française. Pour peu qu’il soit mobilisé par les acteurs et les institutions, il s’intégrera peu à peu au paysage juridique national, en subira les influences et l’influencera à son tour. C’est ainsi qu’en filigrane, il apparaît que l’un des enjeux de ces directives communautaires dépasse le droit de la discrimination et concerne plutôt la capacité de la culture juridique française à intégrer les grandes tendances du droit européen.
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Notes
(1) Article 9 du Nouveau code de procédure civile et article 1315 du code civil.
(2) Lanquetin, M.-T., La preuve de la discrimination en droit communautaire, Liaisons sociales, n° 7167, 19 déc. 1994, 8 ; Bilka, CJCA 13 mai 1986, aff. 170/84, Rec. 1607.
(3) La version citée étant en cours de négociation, elle n’est pas définitive.
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