Article extrait du Plein droit n° 85, juin 2010
« Nom : Étranger, état civil : suspect »

Vivre avec le nom d’un autre

Giulia Herzenstein & Alexis Spire

Étudiante en M2 d’anthropologie à l’université de Paris Denis Diderot ; Sociologue
Loin d’être les fraudeurs si souvent dénoncés, les étrangers contraints de vivre sous l’identité d’un autre – Français ou étranger en situation régulière – sont en fait les victimes d’un système dans lequel, depuis une vingtaine d’années, les irrégularités en matière de situation administrative empêchent de faire valoir ses droits fondamentaux et entravent l’accès au marché légal du travail.

Depuis quelques années, tous les moyens sont mis en oeuvre pour empêcher les sans-papiers d’accéder au marché du travail. Pour échapper à un étau qui se resserre toujours davantage, certains sanspapiers empruntent l’identité d’un Français ou d’un étranger régulier. Dans le langage policier qui mélange allègrement les trafics d’identité liés à la criminalité économique ou au terrorisme et les infractions qui découlent de la législation sur l’entrée et le séjour en France, le terme utilisé est celui d’« usur-pation d’identité » qui signifie dérober par l’usage (usus rapere), comme s’il était évident d’associer le statut de coupable à celui qui prend l’identité d’un autre et le statut de victime à celui qui en est l’objet. Des entretiens menés avec des sans-papiers qui ont eu recours à cette stratégie montrent que la réalité est loin d’être aussi simple. Contrairement à une idée largement répandue dans l’imaginaire bureaucratique, vivre avec l’identité d’un autre n’est pas toujours à l’avantage de celui qui s’en prévaut. Il s’agit même d’une « solution » que l’étranger adopte lorsque toutes les autres ont été épuisées, sans connaître les conséquences très lourdes qui peuvent en découler. Les statistiques du ministère de la justice ne permettent pas de mesurer l’ampleur du phénomène. Elles donnent un nombre de procédures liées à ce délit qui, bien qu’en légère augmentation, reste très marginal :

on est passé de 692 cas déclarés en 2002 à 876 en 2006 (avec un pic à 1259 en 2004) [1]. Il est toutefois probable que la grande majorité de ceux qui ont recours à une identité d’emprunt ne sont jamais ni repérés ni poursuivis. Pour ceux qui s’y risquent, les conséquences sur le plan de l’accès au droit sont souvent plus désastreuses que pour ceux qui sont restés dans la clandestinité sans changer de patronyme. Mais c’est bien plus tard que ceux qui ont « emprunté » l’identité d’un autre réalisent qu’ils ont été victimes, malgré eux, d’un système qui ne leur a pas laissé d’autre choix.

Les étrangers qui ont vécu (ou vivent encore) sous l’identité d’un autre, n’évoquent pas facilement cette expérience, non pas en raison du jugement que l’on pourrait porter sur eux, mais par crainte d’être découverts. Au bout d’un certain temps, quand une relation de confiance s’instaure, les langues se délient ; on comprend alors que l’emprunt d’identité est strictement lié au travail, et encore plus précisément à la possibilité d’obtenir une embauche. Le verrouillage systématique du marché du travail place les étrangers en situation irrégulière dans une situation de « fraude forcée » [2] qui se résume à une alternative : soit se faire embaucher comme irrégulier, en acceptant des niveaux de rémunération très faibles et des conditions de travail très dures, soit se porter sur le marché du travail légal en empruntant le titre de séjour d’un étranger régulier ou la carte d’identité d’un Français, avec tous les risques que cela comporte pour le présent et l’avenir. La plupart des sans-papiers que l’on a rencontrés ont d’ailleurs connu successivement les deux situations. Ainsi, par exemple, Mme C., une jeune Camerounaise de 23 ans, est arrivée en France en 2005 avec un visa de court séjour à l’expiration duquel elle s’est maintenue sur le territoire. Elle a alors d’importants problèmes de santé et pense pouvoir obtenir une régularisation pour soins mais reçoit un refus de la préfecture en 2008, au motif qu’elle pourrait être soignée au Cameroun. Elle envisage alors de travailler pour « essayer de s’intégrer » et, pour y parvenir, elle emprunte la carte d’une connaissance antillaise, ce qui la conduit à changer d’identité.

Pour un sans-papiers, prendre le nom d’un autre ne correspond pourtant pas à une conversion définitive qui couvrirait l’ensemble de la vie sociale : c’est une stratégie de séjour qui est limitée dans le temps et qui est circonscrite à la sphère du travail, comme l’explique cette femme ivoirienne qui s’est fait embaucher avec l’identité d’une cousine éloignée : « De toute manière, on ne prend pas les papiers, on prend juste le numéro de sécurité sociale pour pouvoir te déclarer. Tu ne prends jamais la pièce d’identité de quelqu’un pour la garder ! Tu prends juste la photocopie de son passeport, de son titre de séjour et de sa carte vitale, c’est avec ça que tu y vas et tes patrons te déclarent. Tu ne prends pas sa carte, tu utilises juste son nom » (entretien avec Mme J.).

L’emprunt d’identité se présente ainsi de prime abord comme une solution plus facile que la recherche d’un travail sous son nom de sans-papiers. Pourtant, les implications sont beaucoup plus lourdes qu’il n’y paraît. Tout d’abord, sur le lieu de travail, le sans-papiers doit assumer l’identité du prêteur en se réappropriant son nom, son prénom et parfois son histoire. Mais surtout, du point de vue de son projet migratoire, il est très vite confronté à une contradiction. L’enjeu n’est pas seulement de subvenir à ses besoins mais aussi d’obtenir par le travail une certaine reconnaissance sociale, en montrant par là qu’on a trouvé sa place dans la société d’accueil. Or, l’emprunt d’identité est à la fois ce qui rend possible l’accès au travail et ce qui annule la reconnaissance sociale qui lui est associée, précisément parce que le crédit matériel et symbolique procuré par le travail est engrangé pour le compte d’un autre : « Ils ne t’appellent pas par ton vrai nom, ils t’appellent par le nom de quelqu’un d’autre auquel tu n’es pas habitué ; mais tu es obligé de t’habituer. Ça fait bizarre… Maintenant, mon collègue de travail connaît mon vrai nom, je lui ai dit, mais il est tellement habitué à l’autre nom, il m’appelle avec l’autre nom, tu vois » (entretien avec M. A.).

Dans le cas de ce demandeur d’asile ivoirien arrivé en France en 2008, l’idée de prendre l’identité d’un autre lui a été donnée par un ami de son grand frère qui l’avait accueilli au moment de son arrivée en France. Il a alors appris à transformer son identité en même temps que les rudiments de la vie en France : cet ami de la famille lui a appris à prendre le train, à se repérer dans le métro et lui a loué ses papiers pour qu’il puisse travailler. Pour cette femme ivoirienne de 37 ans, en France depuis 2000, c’est la nièce par alliance de son oncle qui lui a proposé de prendre son identité : « Quand je suis arrivée, elle était déjà dans l’immeuble, mon oncle était au premier et elle au deuxième... Un samedi, elle m’appelle et me dit que si je voulais travailler, je pouvais aller chercher ses papiers et elle m’a fait la photocopie de la carte Vitale. Comme ça j’ai travaillé, mais chaque mois elle m’appelle pour que je lui donne des sous... » (entretien avec Mme J.).

Selon les personnes interviewées, il n’existe pas de marché formalisé pour l’emprunt de papiers. Tout se passe dans l’entourage proche : au sein de la famille, dans le quartier ou grâce à des « gens du pays » qui proposent une aide pour les premières démarches. Mais, dans tous les cas, ceux qui acceptent de prêter leur nom ou leurs papiers le font rarement gratuitement.

Le prix à payer

Lorsqu’on lui propose d’utiliser une autre identité que la sienne pour décrocher un travail, le sans-papiers a d’abord l’impression qu’on lui rend un service qui ne prête pas vraiment à conséquences mais, très vite, il se trouve être débiteur de celui dont il a emprunté l’identité. Le prix à payer varie en fonction de l’accord établi avec le prêteur. En général, la somme représente entre 10% et 30% du salaire que le sans-papiers touche, auquel il doit ajouter le paiement du supplément d’impôt supporté par le prêteur. Le calcul est néanmoins approximatif, comme le laisse penser Mme C : « pour les impôts, on fait moitié-moitié ». En pratique, le sans-papiers donne le chèque à celui dont il a emprunté l’identité et c’est ce dernier qui encaisse le salaire, évalue le montant des impôts qu’il estime devoir retrancher puis lui reverse une somme susceptible de varier d’un mois sur l’autre. Le prix à payer n’est pas toujours financier et peut aussi prendre la forme de rémunération en nature. Mme S., une Sénégalaise arrivée en France en 1996, a par exemple travaillé sous l’identité de sa tante qui l’hébergeait et chez qui elle a vécu pendant cinq ans en situation d’esclavage domestique : « Je faisais des heures de ménage par-ci, par-là et même quand on me proposait du travail, je le prenais en fonction des horaires de son enfant ! Même si elle était là, elle restait à la maison et c’est moi qui allais le chercher. Et toujours il y avait ces paroles : “quand on habite chez quelqu’un il faut participer,...”. Ce n’est pas agréable à entendre ces choses-là. En plus, j’avais ma soeur qui appelait au téléphone, elle m’appelait régulièrement mais ma tante m’empêchait d’accéder au téléphone » (entretien avec Mme S.).

L’accord qui scelle le prêt d’identité peut ainsi prendre des formes variées mais s’accompagne toujours d’une relation dissymétrique qui place le sans-papiers en situation d’extrême vulnérabilité par rapport au titulaire de la carte dont il a pris le nom. Au-delà du prix à payer, il en découle une relation de dépendance dans laquelle se trouve enfermé celui qui s’est fait embaucher avec le nom d’un autre.

Le sans-papiers qui travaille sous le nom d’un autre est d’abord étroitement dépendant du prêteur d’identité qui, au fil du temps, peut être tenté de profiter toujours plus de sa situation de vulnérabilité : « On peut négocier, mais si la personne te dit : “je ne veux pas”… C’est celui qui est le plus dans le besoin qui trinque… Si elle me dit : “tous les mois tu vas me donner 100 euros” et si je peux lui donner je donne... Sinon, après, la personne peut te dénoncer, elle peut dire que tu as volé ses papiers et te mettre encore dans plein de problèmes…. La personne qui te prête ses papiers, elle te dit du jour au lendemain : “je ne veux plus 100 euros, je veux 200 euros”. Soit tu payes, soit tu arrêtes d’utiliser ses papiers, et si elle n’est pas d’accord, elle appelle à ton boulot et dit : “voilà, la personne qui travaille, ce n’est pas elle”. Elle a tous les renseignements, il lui suffit d’aller aux Urssaf » (entretien avec Mme C.).

Beaucoup de sans-papiers connaissent ce type de chantage à la dénonciation Cette forme de dépendance est renforcée en cas d’emprunt d’identité par le fait que le salaire arrive sur le compte du prêteur, ce qui rend le sanspapiers totalement impuissant et dépendant : « Pour avoir l’argent c’était tout un problème. Souvent, le mois pouvait passer sans argent. Il me donnait un peu, puis encore un peu… Souvent, il ne me donnait pas tout l’argent… 5 mois après que le travail se soit arrêté, il me devait encore de l’argent. Il ne m’a pas donné tout sur le moment, tu vois, il m’a donné peu à peu : 40-50 euros, soit 200 euros. Je ne pouvais rien faire en fait avec l’argent ! » (entretien avec M. A.).

Ainsi, il n’est pas rare que le prêteur verse le salaire de celui qui travaille au compte-gouttes, pour renforcer le rapport de dépendance de celui à qui il a prêté son nom. Il peut aussi en profiter pour revoir à sa guise les termes du contrat, toujours en brandissant la menace de la dénonciation. Ainsi, Mme J. a trouvé un travail comme nounou à domicile grâce aux papiers d’une autre ; rémunérée 1 150 euros par mois, elle avait passé un accord avec sa prêteuse d’identité pour lui reverser 230 euros par mois mais au bout d’un mois, celle-ci lui en demande 400. Elles s’entendent sur la somme de 300 euros mais trois mois plus tard, une nouvelle augmentation est exigée pour passer à 500 euros, avec menace de dénonciation aux employeurs en cas de refus. Comme J. refuse ce chantage, celle qui lui a prêté son nom la dénonce à ses patrons en leur affirmant qu’elle lui a volé ses papiers. En se rendant à la convocation de la police, Mme J. découvre qu’elles sont quatre à utiliser le même nom. Lorsque ses patrons apprennent qu’elle a travaillé sous une autre identité, ils la licencient sans aucune indemnité. Entretemps, elle est tombée enceinte ; par peur de ne pas être prise en charge, elle accouche sous son nom d’emprunt en 2003 et apprend du même coup qu’elle est séropositive. C’est d’ailleurs finalement par ce biais qu’elle obtiendra sa régularisation, sous son vrai nom cette fois.

La relation de domination entre prêteur et emprunteur d’identité peut d’ailleurs d’autant mieux perdurer qu’elle bénéficie du silence bienveillant des employeurs qui s’en tiennent le plus souvent à des vérifications sommaires : « L’employeur demandait le titre de séjour et la carte vitale. Il ne faisait pas de vérifications, seulement si c’était un bon ou si c’était faux. Il garde une copie et puis voilà » (entretien avec M. A.).

Si l’employeur peut se permettre de ne pas être trop regardant, c’est parce qu’il sait que les risques sont limités : sur le plan juridique, les peines encourues peuvent être lourdes mais en pratique, il est très rare que l’employeur soit condamné, surtout si le titre était en cours de validité. L’administration fiscale n’est d’ailleurs guère plus regardante : elle encaisse en impôts parfois jusqu’à l’équivalent de quatre temps pleins pour une même personne. La complaisance de l’employeur peut même se muer en une forme de cynisme, lorsqu’il découvre la situation et comprend tout le profit qu’il peut en retirer, comme le raconte Mme C., contrainte à la démission après trois ans d’ancienneté : « Ils m’ont dit : “soit tu démissionnes soit on va appeler la police !”... Tu imagines ? La police, c’est les menottes et tout… Donc j’ai remis ma démission et après ils m’ont envoyé mon solde… C’est après, bien après que j’ai parlé avec une avocate qui m’a dit que non, il ne fallait pas démissionner… C’était à eux de me licencier. Si j’avais été résistante, ils n’auraient pas appelé la police. Mais comme j’avais peur... » (entretien avec Mme C.).

La peur de la dénonciation place le sans-papiers dans une situation d’insécurité permanente, qui le conduit à accepter bien des abus et à se méfier de tous ceux qui l’entourent : « Dans ma tête, je m’appelle Anne à mon travail, mais quand je sors j’utilise mon prénom et je suis quelqu’un d’autre…Tu inventes ! Tu inventes tout ! Moi je n’ai pas beaucoup inventé parce que bon, j’évitais de me mélanger aux autres, mais j’ai souvent comparé la vie d’un sans-papiers à un espion. Parce qu’un jour on est Anne… et après on est soi. On a plusieurs identités, il faut qu’on joue plusieurs rôles, et se souvenir de la date de naissance de tel, de son signe astrologique, des petites choses comme ça... » (entretien avec Mme C.).

Pour éviter d’attirer l’attention, le sans-papiers doit ainsi mobiliser toutes sortes de compétences et ériger des barrières autour de lui pour éviter de démultiplier les risques de chantage à la dénonciation.

Sous tutelle

Lorsque la situation éclate au grand jour, le sans-papiers perd tous les droits associés au nom qu’il a emprunté et risque d’être poursuivi. Pourtant, ce dévoilement peut aussi apparaître comme une libération, dans le sens où il signifie la fin d’une vie sous une double identité : « J’ai même pensé, quand j’ai eu ma démission : Ouf, c’est un poids en moins ! J’ai dû me faire passer pour cette fille, maintenant je ne suis plus obligée de dire que je suis ceci, cela, que je suis née aux Antilles alors que je ne suis pas née là-bas,... voilà, ça fait déjà un poids en mois, on redevient soi ! » (entretien avec Mme C.).

Cependant, une fois passé le soulagement, il faut se rendre à l’évidence : « Oui, c’est lourd de se faire passer pour quelqu’un d’autre. Surtout quand tu penses que tu payes son chômage, tu payes sa retraite : tu cotises tout pour lui ! Et en plus, à la fin du mois tu donnes du fric, et les impôts encore ! Parce qu’après, quand tu es au chômage, c’est lui qui va aux Ursaff pour prendre l’argent, pas toi, et il ne va rien te donner ! Et quand ils seront vieux, ils auront encore de l’argent que moi j’ai gagné ! Et moi, personne ne va me rembourser les années que j’ai faites... » (entretien avec Mme C.).

À l’impossibilité de se faire régulariser par le travail ou de faire valoir une ancienneté de séjour en France s’ajoutent d’autres interdits : impossibilité de bénéficier de la prime pour l’emploi puisque le salaire est perçu sous un autre nom, impossibilité de faire valoir ses droits à l’assurance chômage, impossibilité de porter un litige devant les prud’hommes, impossibilité de faire valoir ses droits à la retraite. L’emprunt d’identité condamne ainsi le sans-papiers à rester sous la tutelle de celui qu’il remplace et à devoir repartir de rien lorsqu’il parvient à s’en défaire. Jusqu’aux lois Pasqua de 1993, nombre d’étrangers en situation irrégulière étaient déclarés par leurs employeurs et pouvaient en toute légalité bénéficier des droits sociaux ainsi ouverts. Aujourd’hui, ces droits sont déniés aux étrangers en situation irrégulière même déclarés par leur employeur et cotisant aux caisses de protection sociale. Loin d’être les fraudeurs si souvent dénoncés, les étrangers contraints à l’usurpation d’identité sont en fait les victimes d’un système dans lequel, depuis une vingtaine d’années, les irrégularités en matière de situation administrative empêchent de faire valoir ses droits fondamentaux et entravent l’accès au marché légal du travail.!




Notes

[1« Annuaire statistique de la justice », Paris, La Documentation française, 2008, p. 197.

[2Cf. Sandrine Garcia, « La fraude forcée », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 118, juin 1997.


Article extrait du n°85

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Dernier ajout : lundi 7 avril 2014, 18:02
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