Article extrait du Plein droit n° 124, mars 2020
« Traduire l’exil »
Bricolages langagiers
Azita Bathai, Bénédicte Parvaz Ahmad, Rohullah Sidiqullah
anthropologue, Liminal, locutrice de farsi et dari / linguiste Ertim-Inalco, Liminal, traductrice, locutrice d’hindi, ourdou et pendjabi / interprète médiateur, Liminal, locuteur de pashto, dari, ourdou, arabe
Lors de leur arrivée en France, les demandeurs d’asile interagissent avec des institutions qui utilisent des notions à première vue anodines dans le pays d’accueil, pourtant particulièrement difficiles à traduire lorsque la langue cible ne possède pas de co-occurrents. Dans d’autres cas, ces notions concernant le parcours administratif, l’intime, le corps, la religion existent, mais sont utilisées dans des genres, des registres ou des fréquences différents. Traduire n’implique pas de donner un équivalent figé ; interpréter ne suppose pas seulement de connaître deux langues, mais de prendre en compte les situations socio-politiques et culturelles des pratiques langagières. Les contextes de traduction – de l’association au tribunal – ont par ailleurs un impact direct sur les marges de manœuvre de l’interprète, qui peut tenter des bricolages et des périphrases explicatives dans certains cas, ou essayer d’agir sur les présupposés et attentes de chaque partie dans d’autres cas.
À partir de nos pratiques d’interprètes auprès des exilés, c’est-à-dire dans des situations d’obligation à traduire, nous nous proposons de réfléchir aux bricolages langagiers nécessaires pour « interpréter » ce qui resterait intraduisible, incomplet, à l’origine de malentendus de part et d’autre, mais avec des effets distincts et asymétriques. Les exemples sont empruntés aux langues ourdou, pashto et dari (parlées au Pakistan, en Inde, en Afghanistan) et partent de termes de la langue du pays d’accueil, le français, traduits dans la langue cible. Les contextes de traduction sont divers : certains d’entre nous ont accompagné bénévolement les demandeurs d’asile dans leurs démarches administratives en France et ailleurs en Europe, d’autres ont travaillé comme interprètes assermentés dans les tribunaux administratifs, à la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) ou à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). Par ailleurs, ces observations s’inscrivent dans une recherche plus générale menée par l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) dans le cadre du programme Liminal.
Le vocabulaire administratif
Préfecture
Pour les personnes originaires de l’Inde, du Pakistan et de l’Afghanistan, il n’existe pas de structure administrative équivalente représentant les services de l’État au niveau local. Par ailleurs, nombre de personnes arrivent de régions en guerre ou de camps de réfugiés et n’ont jamais vraiment expérimenté une administration bureaucratique efficiente.
Aucun terme de la langue d’origine ne recouvrant de façon satisfaisante les sèmes couverts par « préfecture », ce dernier mot, non traduit, a été emprunté par les demandeurs d’asile, avec des adaptations phonétiques (Prafektshar, Brefektur). Les Afghan·es dariphones utilisent soit le mot « préfecture », soit celui de poliss, faisant référence à l’autorité étatique qui gère et qui « contrôle » leur demande. D’autres expressions désignent en ourdu, dari ou pashto la préfecture, par paraphrase, à l’instar d’un point de repère de déplacement : ainsi « métro 4 » (ou line four) pour l’antenne située porte de Clignancourt. Ces repères spatiaux sont plus faciles à retenir que les noms des rues pour des ressortissants de pays où l’adresse postale n’est pas systématique.
Récépissé
Ce terme désigne le document qui atteste le dépôt d’une demande de titre de séjour, en particulier au titre de l’asile, et sert de titre de séjour provisoire. Il existe en ourdou un terme qui désigne en général le reçu, rasid, qui n’est jamais employé dans ce cas précis. Le terme utilisé par tous est « récépissé », non traduit.
Dans les guides d’asile en farsi ou dari publiés par le ministère de l’intérieur, le terme récépissé est traduit par une périphrase kart-e mowaqat-e eqamat, littéralement « carte de séjour provisoire » qui, bien que comprise, n’est jamais utilisée par les dariphones. Pour eux, ce sont les codes couleurs des différents papiers reçus qui prévalent. On dira karte abi (carte bleue) ou karte qarmaz (carte rouge) ou bien on utilisera également le terme français « récépissé ». L’interprète préférera en général utiliser le terme français « récépissé » puis le code couleur usité.
Domiciliation
Le concept de domiciliation renvoie à l’adresse utilisée pour les démarches administratives et non à l’adresse réelle d’hébergement. Les locuteurs de hindi-ourdou, là encore, distinguent bien les deux types d’adresse en désignant celle de la domiciliation par domisāïl. Domisāïl denā, « Donner un domicile », signifie non pas attribuer un logement, mais une adresse officielle pour les courriers.
Pour les Afghans, ce terme est ambivalent, la différence entre l’adresse où le courrier est reçu et le logement n’étant pas évidente.
Protection subsidiaire
Le demandeur d’asile peut recevoir deux types de protection de l’État : le statut de réfugié ou la protection subsidiaire. Ce terme composé est difficile à expliquer en quelques mots.
S’il existe bien une traduction d’usage en ourdou, attestée dans les différents guides de demande d’asile publiés par les institutions publiques, mātahat tahfuz, celle-ci est peu claire pour les demandeurs. L’adjectif utilisé, d’origine arabe, qui signifie « subordonné, subsidiaire », n’appartient pas au lexique de la langue générale et son sens est inconnu du grand public. Dans le guide officiel de la procédure, ce terme est suivi d’une courte définition qui rappelle les principaux caractères qui le différencient du statut de réfugié : provisoire, renouvelable. Cette périphrase sera retenue en ourdou à l’oral : vaqtī taur pe hifāzat (protection provisoire), do sāl ke lie hifāzat (protection pour 1 an, ou 2, ou 4 selon la loi de 2018). Les intéressés, dans la pratique, utilisent le caractère le plus important à leurs yeux, à savoir l’autorisation à séjourner légalement dans le pays d’accueil, assortie de la mention de la durée du séjour : das sāl kā kārd (carte de 10 ans, pour le statut de réfugié), char sāl kā kārd (carte de 4 ans pour la protection subsidiaire).
Du côté des dariphones, la protection subsidiaire est traduite dans les documents officiels par hemâyat janbi ya subsidiyaire (littéralement protection périphérique). Cependant, en pratique, les Afghans font une distinction entre qabuli siasi (accord politique) en référence au statut de réfugié issu de la convention de Genève, et hemâyat ejtemayi (protection sociale) ou hemâyat ensâni (protection humaine, dans le sens humanitaire). Cette distinction renvoie aux possibilités d’ouverture de droits sociaux qu’offrent les cartes de séjour selon le statut.
Procédure accélérée
Le terme désigne une procédure dont la durée est réduite en raison de certains critères : demande hors délai, hors critères de protection, soupçon de faux documents, etc. Dans le contexte de l’entretien Ofpra, on rappelle au demandeur que cette procédure est plus rapide, traitée en priorité mais qu’elle offre les mêmes garanties qu’une procédure normale. C’est plutôt l’angle de la critique qui est retenu dans la traduction officielle ourdou (tajrīh vālā tarīqe kār « procédure accusatoire »). Le terme appartenant à un registre soutenu, l’interprète en ourdou expliquera le caractère rapide de la procédure, les problèmes de la demande qui ont conduit à ce classement seront évoqués dans le déroulement de l’entretien. La procédure accélérée est donc le signe que quelque chose n’est pas « normal ».
Pour les dariphones, la procédure accélérée est traduite par barrasi fori (examen immédiat ou instantané) en opposition à barrasi ‘aâdi (examen normal) ; en pratique, c’est aussi la normalité de la procédure que l’on retiendra : les demandeurs d’asile disent normal hastom (je suis normal) ou che juri normal beshom ? (comment devenir normal ?).
Les pashtophones l’appellent teza recepice (récépissé rapide). Pour l’interprète, il est parfois difficile d’expliquer le motif pour lequel un demandeur d’asile passe par ce type de procédure.
Guichet unique
La traduction littérale de « guichet unique » n’aurait aucun sens vers l’ourdou. L’interprète doit donc exprimer l’idée d’un endroit où commencent toutes les procédures. Dans une langue simple, on pourra proposer le « bureau initial des procédures » ou le bureau « où l’on trouve tous les services ». Bien que ce ne soit pas une définition exacte du concept, cela est suffisant dans ce contexte.
L’interprète en dari utilisera l’expression daftar khâs bara muhajarin (le bureau spécial pour les migrants), il s’agit là d’insister sur la fonction du guichet.
Mineur
L’ourdou utilise baligh pour désigner une personne majeure, nabaligh pour le mineur. Bien que cette notion soit initialement liée à la puberté, sa limite administrative à 18 ans est bien perçue.
La notion retenue en dari par les demandeurs d’asile est celle de zir-e-san, une traduction du terme anglais underage, qui montre l’adaptation des Afghans au système de droit international, même si le sens diffère finalement d’une culture à l’autre.
La notion de mineur/majeur n’a en effet eu d’application pratique qu’avec les premières élections en Afghanistan en 2005. Selon la constitution, seul·es les citoyen·nes afghan·es âgé·es de plus de 18 ans peuvent voter ; selon le code civil, l’âge légal de mariage est de 16 ans pour les femmes et de 18 ans pour les hommes. Cependant selon les lois islamiques (sunnites et chiites) en vigueur en Afghanistan, le mariage en dessous de l’âge légal est autorisé (dès l’âge de neuf ans pour les filles et dès 12 ans pour les hommes). Localement, ce qui fait donc néanmoins vraiment sens, c’est l’âge de la puberté (bâligh) [1].
À travers ces exemples, on mesure l’adaptation nécessaire en contexte pour une interprétation efficace. Un aspect du concept est mis en avant plutôt qu’un autre dans une situation donnée, comme celle de l’interprète évoquant la protection ou du demandeur insistant sur la carte (de séjour) et sa durée de validité. D’autres expressions sont trop opaques si on les traduit littéralement car les équivalents s’avèrent trop soutenus et n’évoquent rien au demandeur. Enfin, des termes de la langue d’accueil désignent des réalités si spécifiques qu’il est plus pratique de les intégrer dans sa propre langue à travers des emprunts.
Le vocabulaire religieux
Les thématiques religieuses reviennent fréquemment dans les demandes d’asile, la persécution pour motif religieux étant un critère reconnu par la convention de Genève. Lors des entretiens à l’Ofpra ou des audiences à la CNDA, l’interprète n’est pas informé à l’avance de la teneur des dossiers, mais doit cependant être capable de traduire des termes religieux très spécifiques, à l’instar des rites autour des processions de Muharam, de l’usage de symboles comme l’épée, le drapeau noir ou le cheval chez les chiites. En ourdou, le vocabulaire religieux de l’islam sud-asiatique contient de nombreux lexèmes d’origine persane, bien qu’en France l’opinion commune associe davantage l’arabe à cette religion. L’interprète doit connaître ce double lexique afin d’utiliser le terme juste, notamment si le terme arabe est utilisé dans la question (par exemple salat, pour la prière devient namaz en ourdou, le jeûne, saum, se dit roza, etc.) Un autre problème de traduction concerne les conversions : l’interprète doit connaître les religions minoritaires dans la communauté des locuteurs, les termes et tournures spécifiques qu’elles utilisent. Par exemple, les sunnites en ourdou utilisent le terme honorifique hazrat, les chiites se rassemblent autour d’un zakir pour écouter les récits des martyrs de Kerbala, les chrétiens utilisent des termes d’origine portugaise pour désigner l’église (girja ghar) ou le prêtre (padri). Les chrétiens pakistanais ont donné un sens spécifique à des mots utilisés aussi en islam. Ainsi, rasūl, qui désigne un messager ou un prophète chez les musulmans, désignera un apôtre chez les chrétiens. Les compétences demandées à l’interprète font ainsi appel à des connaissances éclectiques et pointues.
Enfin, une difficulté supplémentaire résulte de l’absence de prise en compte de particularités régionales ou sociales. Par exemple, en audience ou au cours d’un entretien, une question peut être posée sur un point théorique de l’islam en général qui n’est pas nécessairement typique de l’islam populaire d’Asie du Sud. L’interprète doit tenir compte des spécificités culturelles du demandeur, mais aussi faire remarquer aux agents de l’État que la question n’est pas comprise, en demander la reformulation ou même en signaler l’absence de pertinence dans le contexte.
Le vocabulaire de l’intime et du corps
Le traitement des sujets tabous comme la sexualité exige, là encore, des facultés de médiation et d’adaptation de la part de l’interprète.
En effet, en ourdou, il existe deux registres pour parler du domaine de la sexualité. L’un est savant, technique, et fait appel au champ lexical arabo-persan. L’autre est vulgaire, avec des connotations perçues comme provocantes ou irrespectueuses selon les contextes. Dans la langue courante, on désigne les organes génitaux par des périphrases vagues : le bas-ventre, l’endroit honteux (sharam-gā), le bas du dos (kamar). L’agression sexuelle est la plupart du temps évoquée par le terme be-izzatī « déshonneur » ou zyādatī « transgression, oppression ». Or, lorsqu’il s’agit de domaines intimes, que ce soit dans le cadre de soins médicaux ou d’une déposition judiciaire suivant une agression sexuelle, des expressions aussi vagues s’avèrent insuffisantes.
Le problème risque de se compliquer lorsque l’interprète est du sexe opposé car ces sujets ne sont traditionnellement pas partagés entre les genres. En conséquence, la mise en place d’un cadre relationnel adapté et assoupli par l’interprète est quelquefois nécessaire : les locuteurs sont moins réticents à parler lorsque ce dernier prend le temps de ne pas les brusquer avec des termes trop crus. Une autre technique d’euphémisation utilisée par les locuteurs consiste à utiliser des mots anglais (lorsqu’ils les connaissent), perçus comme culturellement plus neutres, par exemple rep (rape) pour le viol.
Il en va de même pour les Afghans, qui évitent d’évoquer leurs problèmes personnels. L’usage est d’utiliser des termes du registre médical comme âlat tanâsoli (littéralement fonction génitale), sina (poitrine) ou encore de désigner approximativement le lieu zir-e shakam (sous le ventre). Néanmoins, traduire dans le contexte médical est un casse-tête pour les interprètes en dari dans une société où ces questions sont taboues, d’autant plus si l’interprète n’est pas du même sexe que l’interlocuteur ou l’interlocutrice. Un contexte de traduction plus favorable peut alors être négocié, par exemple en demandant au médecin de faire sortir l’époux afin de pouvoir parler de l’intime entre femmes. En présence d’un couple et lorsque le contexte le permet, l’interprète femme préférera passer par l’épouse pour traduire les questions liées à l’intime, en laissant le soin à la femme de transmettre à l’époux.
Ces derniers exemples montrent que le plus souvent l’interprète endosse également le rôle de médiateur culturel en expliquant les contextes socio-politiques et culturels aux deux parties. Lorsque la situation le permet, il peut négocier des contextes de traduction plus fluides, en prenant en considération le genre, l’âge ou la position sociale. L’interprète apprend ainsi à anticiper les attentes des parties et leurs implications, afin de proposer une version du message aussi claire et complète que possible.
Enfin, les positionnements des interprètes sont fonction du contexte : les situations ultra normatives comme les tribunaux, l’Ofpra, où l’interaction est réglementée et limitée dans le temps, diffèrent du contexte d’accompagnement bénévole où peuvent se développer des relations plus durables entre interlocuteurs ou interlocutrices. Dès lors, les interprètes doivent trouver la bonne distance entre l’empathie nécessaire à la pratique et la neutralité attendue.
Notes
[1] À la suite de nombreux cas de mariages forcés de jeunes filles en Afghanistan rapportés dans les médias, le gouvernement sous la présidence d’Ashraf Ghani a proposé une loi afin de s’aligner sur les normes internationales et fixer l’âge légal de la majorité à 18 ans. Cette question a fait débat deux ans durant et a rencontré l’opposition des religieux notamment. Finalement votée par le Parlement en décembre 2019, elle doit maintenant être validée par le Sénat.
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