Édito extrait du Plein droit n° 124, mars 2020
« Traduire l’exil »

Les discriminations raciales systémiques enfin condamnées

ÉDITO

Dans cette entreprise de BTP, au bout d’une cascade de sous-traitance, les ouvriers sont tous maliens, tous sans papiers, et on les appelle… « les Mamadou ». Lorsqu’un des ouvriers réclame des gants ou un masque, il s’entend répondre que s’il n’est pas content, il peut partir ; « il y a d’autres Mamadou qui attendent ta place »…

Le conseil de prud’hommes (CPH) de Paris vient de rendre, le 17 décembre 2019, une décision inédite en droit français, en condamnant l’employeur de 25 travailleurs maliens qui l’avaient saisi pour « discrimination systémique en lien avec l’origine ».

Les requérants travaillaient sur un chantier de curage et de démolition, préalable aux travaux de réhabilitation d’un ensemble immobilier, avenue de Breteuil à Paris, pour le compte de Covéa Immobilier (regroupement de trois compagnies d’assurances, GMF, MMA et Maaf). Les travaux avaient été commandés à l’entreprise MT Bat Immeubles par un donneur d’ordre, la société Capron.

Dans ce chantier, où il s’agissait de démonter des structures et démolir des murs de béton contaminé par de l’amiante, aucun ouvrier ne s’est vu délivrer de casque, ni de chaussures de sécurité, ni de masques. Il n’y a eu ni visite médicale d’embauche ni aucun suivi médical, pas plus de formation spécifique au montage et démontage des échafaudages, ou sur les conduites à tenir en cas d’accident ou de sinistre.

En septembre 2016, deux accidents se sont produits : un salarié est blessé à l’œil ; un autre a fait une grave chute d’un échafaudage, dont les montants tenaient grâce à des câbles électriques, le laissant inconscient au sol, un bras fracturé. L’employeur a refusé d’appeler les secours, et quand les travailleurs ont pris l’initiative d’appeler eux-mêmes les pompiers, il les a tout simplement priés… de ne plus revenir sur le chantier. Les 25 travailleurs se sont alors mis en grève en occupant le chantier, soutenus par plusieurs organisations de la CGT.

Au bout de deux mois de grève, un accord a été conclu avec le maître d’ouvrage et le donneur d’ordre, dans une transaction avec la préfecture et la Direccte, qui a abouti à la réembauche des salariés par le donneur d’ordre et la régularisation de leur situation administrative.

Mais les ouvriers n’ont pas voulu s’en tenir à cette première victoire ; ils voulaient obtenir réparation des préjudices dont ils avaient été victimes. La saisine des prud’hommes, conduite par la CGT et deux avocates, s’appuie sur les constats de l’Inspection du travail, alertée lors de l’accident, comme preuves de la relation de travail, les observations du Défenseur des droits, et le témoignage du sociologue Nicolas Jounin, spécialiste de la question de la hiérarchisation et ethnicisation des tâches dans le BTP.

À l’audience, plusieurs Maliens ont témoigné avec force de la violence du traitement qu’ils avaient subi, du sentiment d’avoir été méprisés, déshumanisés, considérés comme « des entités interchangeables et négligeables ». Les auditions des employeurs, qui figurent dans le procès-verbal de l’Inspection du travail, confirment cette perception d’une force de travail anonymisée, objectivée, « les Mamadou », dont on ne connaît pas l’identité, dont la santé et la sécurité n’importent pas.

Le CPH reproche à l’employeur d’avoir préféré « privilégier l’état d’avancement des travaux à la sauvegarde de l’intégrité corporelle et de la vie des salariés, ceux-ci étant appréhendés comme de simples composants remplaçables ». Dans les jugements concernant chacun des requérants, qui décrivent en détail l’ensemble des manquements de l’employeur, les prud’hommes soulignent que « la société, en refusant de conclure avec le salarié un contrat de travail, [...] en le faisant travailler sans titre de travail [l’a] maintenu en état de vulnérabilité et contraint d’accepter des conditions de travail dangereuses  ».

L’employeur est condamné à devoir s’acquitter du versement de salaires et rappels de salaires à compter du début du chantier, aucun contrat de travail n’ayant été établi ; d’une indemnité compensatrice de préavis ; de dommages et intérêts pour rupture abusive du contrat de travail, les licenciements étant déclarés sans cause réelle ni sérieuse ; de l’indemnité forfaitaire de 6 mois de salaire prévue en cas de rupture du contrat de travail dans un emploi dissimulé ; de dommages et intérêts pour manquement à la sécurité, et à l’obligation de formation ; et enfin de 12 mois de salaires de « dommages-intérêts pour discrimination raciale et systémique ».

La notion de « discrimination systémique », reconnue dans divers pays, ne figure pas dans le droit français. Le CPH relève qu’on la trouve dans la convention de l’ONU de 1965 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, dans des conventions OIT, et qu’on peut la déduire de la Constitution et du code du travail. Il conclut que : « Le contexte de discrimination systémique en lien avec l’origine […], auquel est venu s’ajouter en l’espèce le fait que les salariés se trouvaient en situation irrégulière au regard du droit au séjour et au travail, a conduit l’employeur à violer délibérément ses obligations, niant aux travailleurs concernés l’ensemble de leurs droits légaux et conventionnels. »

Après la reconnaissance de la traite des êtres humains dans le cadre du travail obtenue en février 2018 au tribunal correctionnel de Paris pour les coiffeuses du 57 bd de Strasbourg, cette nouvelle avancée du droit des travailleurs sans papiers est à célébrer. Ces deux décisions contribueront-elles à améliorer les conditions de travail des personnes qui, dans le bâtiment et la restauration en particulier, continuent de subir ce système raciste de domination ? Espérons-le pour les femmes de ménage en grève de l’hôtel Ibis Clichy-Batignolles à Paris, propriété du groupe Accor.



Article extrait du n°124

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Dernier ajout : lundi 30 mars 2020, 18:06
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