Article extrait du Plein droit n° 117, juin 2018
« Étrangers en état d’urgence »

À Calais, un état d’urgence opportun

Lionel Crusoë

avocat, barreau de Paris
Depuis plus de 20 ans, la préfecture du Pas-de-Calais et la mairie de Calais utilisent tous les moyens pour empêcher les exilé·e·s, en route pour la Grande-Bretagne ou en attente de l’examen de leur demande d’asile en France, d’installer des lieux de vie, et pour empêcher les habitant·e·s et associations de leur venir en aide. Bien que la menace terroriste soit nulle dans le Calaisis, l’adoption de l’état d’urgence a donné les coudées franches aux autorités.

La déclaration de l’état d’urgence, à la suite des attentats du 13 novembre 2015 à Paris et à Saint-Denis, a fourni l’occasion à la préfecture du Pas-de-Calais d’utiliser les pouvoirs dérogatoires prévus par la loi du 3 avril 1955 sur l’état d’urgence. Le président de la République avait en effet considéré, par son décret du 14 novembre 2015, que le péril combattu devait l’être sur l’ensemble du territoire métropolitain. Sauf qu’à Calais, il n’a pas été question un seul instant de combattre le terrorisme. À notre connaissance, le territoire calaisien n’a d’ailleurs jamais constitué un enjeu dans la lutte contre Daesh.

L’objectif était donc ailleurs : depuis plus de 20 ans, pour empêcher l’apparition de lieux de vie d’exilés à Calais, le préfet a pris l’habitude d’utiliser tous les moyens à sa disposition. Très vite, les forces de l’ordre calaisiennes ont considéré qu’elles ne pouvaient se passer des pouvoirs extraordinaires posés par la loi du 3 avril 1955. Extra-ordinaires, car, pour la plupart, ces pouvoirs sont complètement étrangers au droit commun et permettent de porter des graves atteintes à la liberté d’aller et de venir des personnes.

L’application de l’état d’urgence à Calais, qui n’aurait jamais dû avoir lieu, intervient dans un contexte particulier. En novembre 2015, environ 6 000 exilés vivent à Calais. Certains sont demandeurs d’asile en France, quelques-uns sont en errance, tandis que d’autres cherchent à rejoindre le Royaume-Uni par des moyens irréguliers rendus nécessaires par l’insuffisance des procédures légales, en particulier en matière de réunification familiale [1].

À cette époque, la maire de la commune de Calais et la préfète du Pas-de-Calais se félicitent d’avoir finalement obtenu la disparition de l’ensemble des squats et lieux de vie d’exilés implantés en centre-ville, en les repoussant sur le bidonville de la Lande, zone marécageuse située aux abords de la rocade portuaire. Cet « encampement » en marge de la ville expose les exilés à des conditions de vie particulièrement indignes [2]. Les personnes « relocalisées » doivent s’y installer dans des abris de fortune, à proximité du centre Jules Ferry où sont distribués, en quantité insuffisante, des repas et où est proposé un service de douches, volontairement sous-dimensionné, pour vraisemblablement éviter de rendre le lieu trop attractif. Parmi les exilés, figurent de très nombreux mineurs isolés, parfois très jeunes. Plusieurs associations françaises et britanniques se mobilisent alors pour apporter aux exilés l’assistance que les pouvoirs publics refusent d’accorder.

Mais, pour sa part, l’autorité préfectorale travaille essentiellement à mettre à l’écart cette population et à empêcher les tentatives de passage. Et, à la fin de l’année 2015, c’est un État, probablement à court d’idées pour freiner l’essor de ces tentatives et maîtriser le nombre d’exilés présents, qui va profiter de la déclaration de l’état d’urgence.

Dissuader les tentatives de passages

L’état d’urgence va d’abord être utilisé pour sécuriser la frontière. Pour empêcher les tentatives de franchissement de la frontière, les dispositifs de protection ont été renforcés en 2015. À la suite d’un accord passé entre le ministre de l’intérieur français et le ministre du Home Office britannique en septembre 2014, la zone portuaire [3] est littéralement fortifiée par l’érection d’une double clôture de deux et quatre mètres de haut, et qui s’étend sur près de trois kilomètres le long de la rocade menant aux embarcadères du port de Calais.

Évidemment, cela ne suffit pas à ralentir le nombre important de tentatives de passage, cela ne fait qu’en déplacer le lieu de la mise en œuvre. L’on tente toujours de franchir la frontière aux abords de l’Eurotunnel ; en juin 2015, Theresa May, ministre du Home Office affirme devant la Chambre des communes qu’au total 30 000 tentatives de passages ont été constatées sur les dix derniers mois [4].

Les ministres de l’intérieur français et britannique vont donc, par un nouvel accord, le 20 août 2015 [5], allouer des moyens supplémentaires à la sécurisation du périmètre de l’entrée du tunnel, par un dispositif de clôtures, de vidéosurveillance, de technologie de détection infrarouge et de projecteurs lumineux. Ce renforcement drastique de la surveillance et de la protection de plusieurs points de passage ne décourage pourtant pas les exilés. Il les contraint cependant à prendre de plus en plus de risques. À tel point qu’en 2014 et 2015, on compte 46 décès à la frontière (sans citer les blessés).

Pour enrayer les tentatives de passage que le dispositif ne ralentit pas, l’État va sortir la carte de l’état d’urgence. L’une des prérogatives prévues par l’article 5 de la loi du 3 avril 1955 permet au préfet de département d’« instituer, par arrêté, des zones de protection ou de sécurité où le séjour des personnes est réglementé ». L’institution d’une zone de protection ou de sécurité est une mesure de police administrative attrape-tout, qui a pu, au début de la guerre d’Algérie, justifier d’importants déplacements de populations, des restrictions de circulation et même des assignations à résidence collectives, étant précisé que le non-respect de l’obligation imposée par l’autorité qui a institué la zone pouvait aboutir, comme le précise l’article 13 de la loi, à des peines d’emprisonnement. Alors que cette disposition devrait être maniée avec précaution, la préfète du Pas-de-Calais choisit de l’appliquer quelques jours après la déclaration de l’état d’urgence, le 1er décembre 2015, pour interdire la présence de piétons sur la rocade portuaire.

Pourquoi une telle mesure ? L’article L. 2231-1 du code général des collectivités territoriales permet déjà à l’autorité de police (le maire ou le préfet) de réglementer, dans le cadre de ses pouvoirs ordinaires, les conditions de circulation sur les routes nationales. Mais surtout, une telle préférence donnée à la loi du 3 avril 1955 n’est pas compréhensible dès lors qu’aucun motif en lien avec l’état d’urgence n’est ici en cause, comme les commentateurs le soulignent [6]. Avec cet arrêté, ce n’est pas tant les aspects opérationnels de la zone de protection qui semblent intéresser la préfète du Pas-de-Calais, mais plutôt le label « état d’urgence », dont l’administration espère sûrement qu’il exercera un effet dissuasif sur les exilés tentés de passer. Mais, l’épouvantail ainsi créé n’a été d’aucun effet.

L’obligation portée par cet arrêté a été massivement méconnue, pendant toute sa durée (la préfète du Pas-de-Calais ne parlait-elle pas, en octobre 2016, de plus de 30 000 intrusions piétonnes sur la rocade, chaque mois ?), sans qu’elle ne donne lieu, à notre connaissance, à des condamnations.

Contrer le droit de manifester

L’état d’urgence a également servi à restreindre le droit de manifester [7]. Là encore, ces limitations ont été régulièrement prononcées pour des motifs sans lien avec le risque d’attentats terroristes, au fondement de la déclaration de l’état d’urgence. Il a été instrumentalisé par le gouvernement pour assouvir des mobiles politiques et, tout particulièrement, pour contrer des manifestations hostiles à ses décisions. On connaît les assignations à résidence prises sur le fondement de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 contre des militants écologistes qui risquaient d’organiser des actions et des mobilisations au cours de la COP 21 (conférence internationale sur le climat qui s’est tenue au Bourget) ou encore les interdictions de séjour prononcées en application du 3° de l’article 5 de la loi du 3 avril 1955, contre des militants pour les empêcher de se rendre dans les secteurs où étaient organisées des manifestations contre la « loi travail ».

À Calais, l’état d’urgence va permettre le gel du droit de manifester en soutien aux exilés. Lorsque, à la fin de l’année 2016, le démantèlement de la Lande de Calais est projeté, il est présenté par le gouvernement comme une grande opération humanitaire destinée à « sortir de la boue » les exilés qui y vivent et à leur permettre, par une (nouvelle) relocalisation – cette fois-ci vers des centres d’accueil et d’orientation – d’intégrer le dispositif d’asile de droit commun [8]. Les critiques de plusieurs associations – lesquelles n’y voient qu’une énième opération de déguerpissement sans solution pérenne pour les exilés arrivant à Calais – sont toutefois vives et risquent de brouiller le message du gouvernement [9]. De manière assez problématique, l’état d’urgence va de nouveau être mobilisé à Calais pour « invisibiliser » cette opposition.

Ainsi, peu avant la destruction du bidonville de la Lande de Calais, deux manifestations de soutien aux exilés du bidonville sont organisées par la Coalition internationale des sans-papiers et migrants (CISPM), les 1er et 11 octobre 2016. Alors qu’elles n’ont aucun lien avec la lutte contre la menace terroriste, elles sont interdites par l’autorité préfectorale qui se fonde, sur l’article 8 de la loi du 3 avril 1955, qui prévoit que « les […] rassemblements de personnes sur la voie publique peuvent être interdits dès lors que l’autorité administrative justifie ne pas être en mesure d’en assurer la sécurité compte tenu des moyens dont elle dispose ». C’est en se prévalant de l’insuffisance des unités de police pour encadrer ces rassemblements que la préfète du Pas-de-Calais interdit ces manifestations dont l’une, pourtant, ne devait pas regrouper plus de 200 participants [10]. À ces deux dates, les forces de l’ordre étaient, comme on le sait, très nombreuses à Calais pour préparer l’opération d’évacuation du bidonville, qui allait intervenir quelques jours après. On peut dès lors s’interroger sur la sincérité de la justification avancée.

Pouvait-elle, en outre, suffire à justifier qu’aucune manifestation ne se tienne (même organisée différemment et selon un autre trajet), alors que, à cette époque, il existait dans le débat public un important courant opposé au plan d’évacuation du bidonville, tel qu’il était projeté, et qui aurait mérité de pouvoir s’exprimer ? Le tribunal administratif de Lille, saisi de deux référés-liberté, a malheureusement rejeté le recours des organisateurs en arguant que des groupes d’ultra-gauche et d’ultra-droite pourraient s’y rencontrer pour s’y affronter et que les forces de l’ordre ne pouvaient en assurer le contrôle [11].

Et c’est ainsi que, au cours du mois d’octobre 2016, l’expulsion de la Lande de Calais a été mise en œuvre sans qu’aucune manifestation publique ait pu avoir lieu.

Démanteler le bidonville

Les opérations de l’expulsion du bidonville de la Lande de Calais se sont déroulées en plusieurs étapes : d’abord, avec l’adoption des arrêtés du 19 janvier et du 19 février 2016 pour l’expulsion de la zone sud du bidonville : ensuite avec l’arrêté du 21 octobre 2016 pour l’évacuation de la zone nord. Là encore, l’état d’urgence a constamment été mobilisé.

D’abord, il a joué le rôle d’alibi et de justification des mesures d’expulsion. Chaque arrêté a, en effet, été pris au visa de la loi du 3 avril 1955 sur l’état d’urgence, et retient, parmi ses motifs, que, « compte tenu de la prégnance, à un niveau très élevé, de la menace terroriste ayant justifié l’état d’urgence, les forces de sécurité doivent prioritairement être engagées dans la prévention de cette menace et ne peuvent être distraites et mobilisées, en nombre très important, pour lutter contre des troubles à l’ordre public récurrents liés à l’occupation de ce campement ». Autrement dit, par contamination, le régime d’état d’urgence a permis de légitimer des décisions qui, en temps ordinaire, auraient pu sembler trop sévères ou inadaptées. Le pire est sûrement qu’une telle acception était recevable pour le juge administratif comme l’atteste la jurisprudence trop peu exigeante du Conseil d’État qui retient que, pour le prononcé d’une mesure relevant du régime de l’état d’urgence [12] ou d’une mesure de droit commun [13], l’autorité de police peut, notamment, s’appuyer sur le fait que les forces de police ne doivent pas être distraites de leur rôle de lutte contre le terrorisme.

Ensuite, l’état d’urgence a été utilisé à des fins opérationnelles, dans le cadre de ces expulsions. Ainsi, le 23 octobre 2016, la préfète du Pas-de-Calais crée une zone de protection sur l’ensemble du secteur de la Lande, dans laquelle le séjour, la circulation et le stationnement des personnes sont réglementés, du 24 octobre au 6 novembre 2016. Cette décision a pour principale implication de subordonner l’entrée sur la Lande à l’obtention d’une accréditation délivrée par la préfète.

Une opération "humanitaire" attentatoire aux droits de l’Homme

Ce dispositif parachève, en quelque sorte, ce qui avait déjà été entrepris avec les interdictions de manifestations : il vise à empêcher tout risque d’opposition. Le texte indique chercher à éloigner du bidonville les militants No Border jugés susceptibles de s’opposer physiquement au démantèlement. L’on découvre toutefois qu’aucune action de ce type n’a jamais été projetée. En outre, le dispositif cible large et éloigne les avocats de la zone de protection. Plusieurs d’entre eux, qui intervenaient sur le bidonville, ne pourront pas retrouver leurs clients avant qu’ils soient dispersés dans des centres d’accueil et d’orientation, sur tout le territoire national, à l’issue de l’opération d’expulsion.

Alors que des centaines de journalistes ont bénéficié d’accréditations pour assister à l’expulsion, plusieurs associations de soutien des exilés, présentes sur le bidonville, ont été tenues à l’écart. Certaines, qui y intervenaient avec le concours de l’État sur des questions de santé et de sensibilisation aux violences sexuelles, se sont vu refuser l’accréditation alors qu’elles y suivaient des exilés. Il en est allé de même pour l’association la Cabane juridique/Legal Shelter, qui avait pu, quelques mois auparavant, organiser la saisine du juge des enfants pour obtenir le placement provisoire de mineurs isolés étrangers du bidonville, et qui accompagnait encore près de 200 exilés victimes de violences policières ou engagés dans des démarches de demande d’asile et de réunification familiale.

Quelques heures après l’adoption de cet arrêté, le Gisti, l’association Avocats pour la défense des droits des étrangers (ADDE), l’association calaisienne le Réveil voyageur et la Ligue des droits de l’Homme l’ont dénoncé dans le cadre d’un référé-liberté. Trop tard. La préfète du Pas-de-Calais l’abrogera quelques heures avant l’audience, en indiquant que l’opération d’expulsion étant achevée, l’arrêté instituant la zone de protection n’avait plus d’utilité.

Outre l’institution de cette zone de protection, la préfète du Pas-de-Calais a prononcé, en octobre 2016, quatre interdictions de séjour à l’encontre de militants. Un rapport parlementaire le note : ces dernières mesures n’étaient pas fondées sur le fait que la présence de ces derniers constituerait un risque d’attentat terroriste, ni même sur une dangerosité révélée par des violences commises dans le passé, mais sur le simple fait que ces personnes auraient été vues aux abords de la première zone de protection créée le 1er décembre 2015 [14]. Parmi ces interdits de séjour figure un journaliste, auteur d’articles et de reportages témoignant de la dureté des violences policières à Calais.

Jamais une opération « humanitaire » n’a mobilisé autant de prérogatives attentatoires aux libertés. Qu’importe. L’essentiel est, pour le gouvernement, que ce recours aux outils de l’état d’urgence ait permis d’atteindre l’objectif d’une expulsion éclair en trois jours.




Notes

[1Voir par exemple sur ce point, Défenseur des droits, Exilés et droits fondamentaux, octobre 2015, p. 53, ou encore M.-C. Fabié et L.-S. Sorlin, « L’accès aux droits des mineurs isolés étrangers dans les bidonvilles du Nord-Pas-de-Calais », in Collectif, Décamper, La Découverte, 2016, p. 280.

[2En ce même mois de novembre 2015, des exilés et plusieurs associations obtiennent du juge du référé-liberté qu’il ordonne à l’État et à la commune de Calais de mettre en œuvre les mesures – toutefois minimales – destinées à aménager le campement et à recenser les mineurs isolés du bidonville.

[3Voir pour une description du dispositif : Maël Galisson, « Voir Calais et mourir », Plein droit n° 109, juin 2016.

[4« Migrants : Londres veut créer une "zone de sécurité" pour protéger les chauffeurs à Calais », Dépêche AFP du 15 juillet 2015.

[5Déclaration du 20 août 2015 : « Faire face à la pression migratoire à Calais »

[6Paul Cassia, Contre l’état d’urgence, Dalloz 2016, p. 86.

[7Amnesty International, « France : une droit, pas une menace. Restrictions disproportionnées à la liberté de réunion pacifique sous couvert de l’état d’urgence en France », rapport, mai 2017.

[8« Jungle de Calais : une opération "humanitaire" pour Cazeneuve et Cosse », Le Point, 21 septembre 2016.

[9« Jungle de Calais : le gouvernement s’efforce de désamorcer les critiques », L’Express, 11 octobre 2016.

[10Amnesty International, « France : une droit, pas une menace. Restrictions disproportionnées à la liberté de réunion pacifique sous couvert de l’état d’urgence en France », rapport, mai 2017, p. 18.

[11Ordonnance TA Lille, 30 septembre 2016, Coalition internationale des sans-papiers et migrants (CISPM), n° 1607369 ; Ordonnance TA Lille, 13 octobre 2016, Coalition internationale des sans-papiers et migrants (CISPM), n° 1607727.

[12Conseil d’État, 11 décembre 2015, n° 395009.

[13Conseil d’État, 30 décembre 2016, Association nationale des supporters, n° 395337.

[14Voir sur ce point le Rapport d’information sur le contrôle parlementaire de l’état d’urgence du 6 décembre 2016, p. 129.


Article extrait du n°117

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Dernier ajout : vendredi 7 février 2020, 13:26
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