1. Émergence et consécration du « délit de solidarité »
On peut retrouver des équivalents du délit de solidarité à des époques anciennes. Ainsi, le Code noir de 1685 prévoyait des peines pour ceux qui donnaient l’hospitalité aux esclaves fugitifs. Un arrêté de 1802 contemporain du rétablissement de l’esclavage punissait ceux qui feraient obstacle, en leur fournissant asile ou assistance, au retour des hommes de couleur et des noirs aux propriétés dont ils dépendaient antérieurement.
a. Naissance d’une infraction : sanctionner les trafiquants
L’infraction d’aide à l’entrée, à la circulation ou au séjour irrégulier d’un étranger, telle qu’elle existe aujourd’hui, trouve son origine dans le décret-loi du 2 mai 1938 sur la police des étrangers. L’objectif, comme le rappelle le rapport au gouvernement, est de sanctionner « toutes les officines louches, tous les individus qui, gravitant autour des étrangers indésirables, font un trafic honteux de fausses pièces, de faux passeports ». Son article 4 est ainsi rédigé : « Tout individu qui par aide directe ou indirecte aura facilité ou tenté de faciliter l’entrée ou le séjour irréguliers d’un étranger sera puni [d’une peine d’emprisonnement de un mois à un an] ».
L’ordonnance du 2 novembre 1945 reprend mot pour mot les termes du texte de 1938. Elle prévoit, en son article 21, que « tout individu qui, par aide directe ou indirecte, aura facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger sera puni d’un emprisonnement d’un mois à un an, et d’une amende de 600 F à 12 000 F ».
Au fil du temps le légisateur va aggraver la répression du délit. Sous l’empire de la loi du 10 juillet 1976 tendant à renforcer la répression en matière de trafics et d’emplois irréguliers de main-d’œuvre étrangère les contrevenants s’exposent à une peine de deux mois à deux ans d’emprisonnement et de 2.000 F à 200.000 F d’amende, auxquelles s’ajoutent une multitude de peines complémentaires : interdiction de séjour, suspension du permis de conduire pendant trois ans – durée éventuellement doublée en cas de récidive –, retrait de l’autorisation d’exploiter un service de transports, confiscation du véhicule ayant servi à commettre l’infraction.
Avec la loi du 31 décembre 1991, qui a pour but de renforcer la lutte contre le travail clandestin et l’organisation de l’entrée et du séjour irréguliers en France, la peine de prison peut aller jusqu’à cinq ans et de nouvelles peines complémentaires sont prévues : interdiction d’exercer, pendant une durée maximum de cinq ans, l’activité professionnelle à l’occasion de laquelle l’infraction a été commise, confiscation des produits provenant de l’infraction, interdiction du territoire français pouvant aller jusqu’à dix ans.
Il ne fait cependant aucun doute, à la lecture des débats parlementaires, que l’objectif du législateur reste de sanctionner les réseaux organisés – passeurs, transporteurs, employeurs notamment – qui permettent aux étrangers d’entrer et de séjourner en France, de même que ceux qui profitent, à des fins lucratives, de la détresse des étrangers, et non les personnes physiques ou morales qui, par humanité, apportent une aide et un soutien à un étranger en situation irrégulière.
On peut citer aussi la loi du 20 décembre 1993 relative au travail, à l’emploi et à la formation professionnelle qui, à la suite de la promulgation du nouveau code pénal, intègre dans l’ordonnance de 1945 la faculté de déclarer des personnes morales pénalement responsables et prévoit la possibilité de leur infliger des peines allant de l’amende à la fermeture ou l’interdiction définitive d’exercer leur activité, assorties le cas échéant de la confiscation de tout ou partie de leurs biens.
b. Le refus d’introduire la référence au but lucratif
L’optique change avec l’adoption de la loi du 27 décembre 1994. Cette loi vise à mettre le droit français en conformité avec la convention de Schengen du 19 juin 1990 qui oblige les États membres à « instaurer des sanctions appropriées à l’encontre de quiconque aide ou tente d’aider, à des fins lucratives, un étranger à pénétrer ou à séjourner sur le territoire d’un État de l’espace Schengen ». Mais alors que l’infraction prévue par la convention de Schengen vise très explicitement et exclusivement les comportements motivés par « des fins lucratives », le gouvernement français refuse d’introduire cette précision dans l’article 21 de l’ordonnance de 1945. Le ministre de l’intérieur s’en explique lors des débats : il s’agit de permettre la poursuite pénale « des agissements qui relèveraient par exemple de l’infiltration en France d’éléments appartenant à des réseaux islamistes, terroristes ou d’espionnage ». D’un strict point de vue juridique, précisera Paul Masson, rapporteur du texte au Sénat, « le droit pénal français incrimine en principe des faits ou des agissements sans prendre en considération les motifs qui animent leurs auteurs ». Peuvent donc être poursuivies les personnes, étrangères ou françaises, qu’elles agissent à des fins lucratives ou non, qui, se trouvant en France ou dans un État de l’espace Schengen, aident un étranger à entrer ou séjourner irrégulièrement en France ou dans un autre État de l’espace Schengen. En refusant d’intégrer dans l’article 21 de l’ordonnance de 1945 – codifié ultérieurement aux articles L. 622-1 et suivants du Code de l’entrée et du séjour des étrangers – la référence à des fins lucratives, le législateur a permis, sinon même encouragé, des usages dévoyés du texte.
c. Naissance du « délit de solidarité »
Les poursuites initiées sur le fondement de ce texte vont en effet montrer qu’il pouvait être utilisé à l’encontre de bien d’autres personnes que des trafiquants et des réseaux mafieux. Au début des années 1990, le délit d’aide au séjour irrégulier a commencé à être invoqué comme fondement à des poursuites contre des individus ou des associations venant en aide aux étrangers sans papiers. On pouvait penser au départ qu’il s’agissait de simples manœuvres d’intimidation. Mais ces poursuites ont ensuite débouché sur des condamnations. Et lorsque la chambre criminelle de la Cour de cassation, dans un arrêt du 16 octobre 1996, a jugé que le délit était constitué même si l’aide était apportée à titre purement désintéressé, on a senti que la bataille pour faire reconnaître le caractère illégitime du « délit de solidarité » était à moitié perdue.
Elle l’a été définitivement avec la décision du Conseil constitutionnel du 16 juillet 1996, rendue à propos de la future loi du 22 juillet 1996 contre le terrorisme. Le projet gouvernemental, tel qu’il avait été voté par le Parlement, intégrait l’aide au séjour irrégulier parmi les infractions à visée potentiellement terroriste. Parallèlement, et en forme de compensation pour venir à bout des réticences du Sénat, le gouvernement avait introduit dans le texte certaines immunités au profit des membres de la famille proche : ascendants, descendants et conjoint. Or, si le Conseil constitutionnel a invalidé l’inscription de l’aide au séjour irrégulier dans la liste des délits terroristes, il a en revanche écarté la partie de la saisine qui mettait en cause la constitutionnalité de l’article 21, estimant que les infractions prévues par l’article 21 étaient définies de façon suffisamment claire et précise pour écarter l’arbitraire. Et il a également admis la pertinence de la liste des immunités, critiquée, non sans raison, comme trop restrictive par les parlementaires socialistes. Mais la portée de cette décision va bien au-delà de la question de l’étendue des immunités car, dès l’instant où l’on discute des immunités, on reconnaît a contrario que ceux qui apportent une aide désintéressée, sans figurer sur cette liste, peuvent être poursuivis et punis.
C’est donc la loi du 22 juillet 1996 qui a introduit pour la première fois une immunité familiale. Elle concerne les descendants et ascendants de l’étranger, ainsi que son conjoint, sauf lorsque les époux sont séparés de corps ou autorisés à résider séparément. Cette immunité n’est cependant pas totale puisqu’elle est limitée au délit d’aide au séjour irrégulier, de sorte que les proches peuvent être poursuivis pour aide à l’entrée ou à la circulation irrégulières.
d. Accroissement de la répression, extension des immunités
Toute l’évolution législative ultérieure va jouer simultanément sur les deux tableaux : aggravation des sanctions d’un côté, extension des immunités, avec quelques retour en arrière au gré des changements de majorité.
La loi Chevènement du 11 mai 1998 renforce les sanctions lorsque les délits sont commis « en bande organisée » : dix ans de prison au lieu de cinq et cinq millions d’amende au lieu de 200 000 F. Mais elle étend les exonérations de responsabilité prévues pour certains proches aux conjoints des ascendants et descendants, aux frères et soeurs de l’étranger et à leurs conjoints ; le conjoint est désormais exonéré sans condition de non-séparation, et le concubin notoire est également exonéré.
Un amendement gouvernemental introduit en dernière lecture à l’Assemblée nationale avait introduit dans le texte une disposition prévoyait l’immunité pénale pour les associations à but non lucratif à vocation humanitaire dont la liste était fixée par arrêté. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 5 mai 1998, a invalidé cet amendement, estimant qu’il portait atteinte au principe de légalité des délits et des peines en faisant dépendre le champ d’application d’une loi pénale d’une décision administrative. Le Conseil a cependant rappelé « qu’il appartient au juge […] d’interpréter strictement les éléments constitutifs de l’incrimination prévue à l’article 21 de l’ordonnance du 2 novembre 1945, notamment lorsque la personne morale en cause est une association à but non lucratif et à vocation humanitaire, ou une fondation, apportant, conformément à leur objet, aide et assistance aux étrangers ».
Lors de la transposition de la directive européenne du 28 novembre 2002 définissant l’aide à l’entrée, au transit et au séjour irréguliers, le législateur français a une fois de plus refusé d’introduire dans la loi tant la référence au but lucratif qui figure pourtant dans la directive, que la clause humanitaire qui permet de ne pas imposer de sanction lorsque l’aide a été apportée dans un but humanitaire. En cas de séjour irrégulier, le texte européen exige que l’infraction soit commise dans un but lucratif. Il laisse de plus aux États la possibilité de ne pas sanctionner l’infraction lorsqu’elle a « pour but d’apporter une aide humanitaire à la personne concernée ». Selon le rapporteur du projet à l’Assemblée nationale, « le gouvernement estime souhaitable, en effet, que le principe de la sanction de l’aide à l’entrée et au séjour irréguliers ne souffre aucune exception qui risquerait d’en atténuer la portée ou d’en restreindre l’efficacité ». L’objectif est clairement affiché
La loi Sarkozy du 26 novembre 2003 se borne donc à aggraver une fois de plus les peines. Les peines complémentaires d’interdiction de séjour et de suspension du permis de conduire sont encourues pour cinq ans au lieu de trois ; la confiscation de tout ou partie des biens des personnes condamnées est désormais possible. La loi ajoute de nouveaux cas d’aggravation des sanctions : les peines peuvent aller jusqu’à dix ans d’emprisonnement et 750 000 € d’amende non seulement lorsque le délit est commis en bande organisée – cas déjà prévu par les textes – mais aussi lorsque la vie ou l’intégrité de l’étranger est exposée ou qu’il est porté atteinte à sa dignité humaine, lorsque les agissements contraires à la loi ont pour effet d’éloigner de leur milieu familial ou de leur environnement traditionnel des mineurs étrangers, ou encore lorsqu’ils sont commis « au moyen d’une habilitation ou d’un titre de circulation en zone réservée d’un aérodrome ou d’un port ».
Concernant les immunités familiales, la loi précise que la protection du conjoint ne joue pas si les époux sont séparés de corps ou autorisés à résider séparément ou si la communauté de vie a cessé. En revanche, l’immunité est étendue au-delà du cercle familial : les personnes physiques ou morales ne peuvent être inquiétées lorsque l’aide apportée à un étranger en situation irrégulière l’est « face à un danger actuel ou imminent, nécessaire à la sauvegarde de la vie ou de l’intégrité physique » de celui-ci – à condition qu’il n’y ait pas disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace et que l’aide n’ait donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte.
Cette disposition, censée calmer l’inquiétude des personnes et des organisations qui apportent une aide concrète aux sans-papiers et qui s’étaient exprimées dans le premier « manifeste des délinquants de la solidarité » lancé le 27 mai 2003, conforte toutefois a contrario l’idée que l’aide désintéressée apportée à un étranger en situation irrégulière tombe bien, par principe, sous le coup de sanctions pénales.
(A la suite de la codification de l’ordonnance du 2 novembre 1945 qui aboutit à la création du Ceseda (ordonnance du 24 novembre 2004) les dispositions des articles 21 et suivants de l’ordonnance deviennent les articles L. 622-1 et suivants du Ceseda.) |
e. Les immunités au cœur des controverses
Tandis que la loi Sarkozy du 24 juillet 2006 exclut des immunités familiales les conjoints vivant en situation de polygamie, la loi Besson du 16 juin 2011 prétend étendre l’exemption humanitaire en remplaçant l’expression « sauvegarde de la vie ou de l’intégrité physique de l’étranger » par « sauvegarde de la personne de l’étranger ». Cette modification cosmétique et sans portée réelle intervient alors que la recrudescence des poursuites a relancé la mobilisation contre le délit de solidarité au début de l’année 2009, initiée avec l’appel à manifester lancé par le collectif interassociatif des « délinquants solidaires ». Une controverse s’ensuit entre le ministre et les qui amène ces dernières à répliquer par un nouveau communiqué : « Délit de solidarité : Besson ment ! ». Les ministres de l’immigration, d’un côté, de la justice, de l’autre, tentent de désamorcer la contestation en édictant deux circulaires censées clarifier les conditions d’application de l’immunité aux personnes oeuvrant dans un contexte humanitaire.
La loi Valls du 31 décembre 2012 est à son tour présentée comme supprimant le délit de solidarité. En réalité, elle se borne à élargir encore un peu le champ des immunités. Les immunités familiales incluent désormais la belle-famille. Et au-delà du cercle familial, une personne échappera aux poursuites à condition que l’aide soit apportée sans aucune contrepartie directe ou indirecte, qu’elle se limite à la fourniture de prestations de restauration, d’hébergement, de soins médicaux ou de conseils juridiques, et qu’elle ait pour objectif d’« assurer des conditions de vie dignes et décentes à l’étranger » ou de « préserver la dignité ou l’intégrité physique de celui-ci ».
La loi du 10 septembre 2018 dite « pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie », va une fois encore modifier l’article L. 622-4 sur les exemptions pénales pour tenir compte de la décision du Conseil constitutionnel du 6 juillet 2018. Toutefois, alors que la réserve d’interprétation de Conseil évoquait une aide désintéressée « apportée dans un but humanitaire », la loi évoque un but exclusivement humanitaire. Elle réduit ainsi potentiellement la portée de l’immunité et risque d’en priver de nombreuses personnes solidaires au motif qu’elles auraient agi pour des motifs militants et non pas exclusivement humanitaires.
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