Article extrait du Plein droit n° 47-48, janvier 2001
« Loi Chevènement : Beaucoup de bruit pour rien »
Les résistances au principe d’égalité
Olinda Pinto
Juriste.
La loi du 11 mai 1998 a marqué un tournant décisif en matière de prestations non contributives. Jusque là, du fait de leur nationalité, les étrangers non communautaires se voyaient systématiquement opposer par les différentes administrations françaises (caisse nationale d’assurance vieillesse, caisse d’allocations familiales, caisse régionale d’assurance maladie), un refus à leurs demandes d’allocation supplémentaire vieillesse ou invalidité, allocation aux vieux travailleurs salariés ou non salariés, allocation aux adultes handicapés.
Ce traitement discriminatoire a suscité un lourd et long contentieux devant les juridictions nationales voire communautaires. Il contrevenait en effet au principe d’égalité de traitement entre Français et étrangers en matière de prestations de sécurité sociale, principe affirmé dans les différents accords et traités internationaux ratifiés et approuvés par la France [1].
Deux fois condamnée par la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) pour avoir refusé de mettre sa législation interne en conformité avec le droit communautaire, la France se trouvait être l’objet, depuis 1995, d’une nouvelle plainte et donc sous la menace d’une troisième condamnation.
C’est dans ce contexte qu’a été votée la loi du 11 mai 1998 qui a modifié le code de la sécurité sociale et supprimé, pour l’avenir, la condition de nationalité requise pour l’octroi des prestations non contributives. Cette mesure a constitué une avancée réelle en matière d’accès aux droits. On peut toutefois s’interroger : a-t-elle véritablement instauré une égalité de traitement entre Français et étrangers dans la mesure où ces prestations sont soumises à une double condition de régularité de séjour et de résidence en France, cette dernière exigence étant largement soumise à l’appréciation de l’administration ?
Pas d’assouplissement
Le bénéfice des prestations de sécurité sociale (maladie, maternité, invalidité décès) est, depuis la loi du 24 août 1993, soumis à une condition de régularité de séjour. La liste des titres exigés pour bénéficier de ces prestations était alors fixée par le décret du 21 septembre 1994. Or, la loi du 11 mai 1998 n’a strictement rien changé aux dispositions en vigueur, alors que son objectif était de rendre effectif le droit des étrangers à l’égalité de traitement non seulement par la suppression de la condition de nationalité, mais aussi par l’assouplissement des critères d’attribution de ces prestations sociales. La liste des titres de séjour, telle qu’elle était définie par le décret du 21 septembre 1994, demeure donc la même dans le décret d’application du 22 décembre 1998.
Ainsi, certains étrangers, bien qu’en situation régulière au regard de leur séjour en France, sont exclus, du fait de la nature de leur titre, du bénéfice de certaines prestations, notamment celles liées à l’invalidité ou à la vieillesse. Un ressortissant tunisien titulaire d’une autorisation provisoire de séjour (APS) d’une durée de six mois assortie d’une autorisation de travail s’est ainsi vu refuser le bénéfice de l’allocation aux adultes handicapés par la caisse d’allocations familiales de Paris au motif que l’APS ne figure pas dans la liste des titres ouvrant droit à cette prestation, alors que cette même APS lui permet de bénéficier des prestations maladie et maternité.
Pourquoi, au sein d’un même texte faire varier le critère de régularité de séjour en fonction des prestations servies ? On ne peut s’empêcher d’y voir une manifestation de la réticence de l’administration à reconnaître aux ressortissants étrangers le bénéfice des prestations non contributives au même titre qu’aux ressortissants français et communautaires.
Des avancées toutes théoriques
Les délais que l’administration s’octroie pour instruire les dossiers semblent participer de la même réticence. Dans le meilleur des cas d’une durée de trois mois, le délai d’attente entre le dépôt de la demande et la date de versement effectif des prestations est le plus souvent supérieur à un an, ce qui ébranle sérieusement pour défaut d’effectivité les avancées de la loi du 11 mai 1998.
Loin d’être un cas d’espèce, la situation de ce retraité marocain en est une illustration éclatante. En 1994, âgé de 65 ans, il obtient la liquidation de sa pension vieillesse. Le montant de ses pensions (retraite de base et complémentaire) ne dépasse pas 4 000 francs par mois, plus une retraite modique servie par son pays d’un montant de 40,10 dh par mois. Sa demande d’allocation supplémentaire vieillesse est rejetée le 21 juillet 1997 pour cause de nationalité. Le tribunal des affaires de sécurité sociale, par jugement du 9 mars 1999, reconnaît le bien-fondé de sa demande et donne ordre à la caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV) de procéder à une nouvelle étude de son dossier. Cet organisme devait donc vérifier que les conditions de ressources et de résidence étaient satisfaites. Ce qui était le cas : les ressources mensuelles de l’intéressé (4 100 francs) se trouvaient bien en-dessous du plafond (6 300 francs pour une personne mariée) ; quant à la condition de résidence en France, elle était largement remplie, l’intéressé y résidant de manière habituelle et permanente depuis 1966.
Plus de six mois après la notification du jugement, la CNAV n’avait toujours pas procédé au versement de l’allocation supplémentaire vieillesse, et ce, malgré les innombrables échanges de courriers et relances téléphoniques. Ballotté entre le changement constant d’interlocuteur, les informations contradictoires, les demandes répétées de justification de ressources, de domicile, d’état civil, ce ressortissant marocain attend toujours le versement de l’allocation supplémentaire vieillesse à laquelle il a droit depuis juillet 1997.
Soupçons
A la lumière de cet exemple, il semble que la suppression de la condition de nationalité ait rendu l’administration plus pointilleuse et suspicieuse sur les conditions de résidence et de ressources.
L’exigence d’une résidence sur le territoire pour l’octroi des prestations non contributives trouve son explication dans le fait que ces allocations ne sont pas exportables et qu’elles sont fondées sur « la solidarité qui s’étend aux personnes partageant la vie de la communauté quelle que soit leur nationalité ». Est-ce une raison cependant pour accabler les étrangers de demandes de preuves de leur résidence en France ?
Entre l’exigence de deux justificatifs de domicile certifiés conformes par un organisme de sécurité sociale, la production du passeport pour vérifier les entrées et sorties du territoire français et les durées d’absence, les contrôles à domicile, etc., la situation des ressortissants étrangers, soupçonnés d’être des non résidents même s’ils sont titulaires d’une carte de résident, n’a pas véritablement changé, et l’administration pousse le vice jusqu’à leur demander « la dernière attestation d’assurance auto ou redevance télé ou bien la photocopie de l’intégralité des pages du passeport ».
Ce durcissement des critères de résidence et de ressources confine parfois au ridicule. C’est ainsi qu’un ressortissant marocain bénéficiaire de l’allocation aux adultes handicapés (AAH) d’un montant mensuel de 3 540 F., son seul et unique revenu, s’est vu notifier par la caisse d’allocations familiales à la fois une décision de suspension de l’AAH et une demande de remboursement du trop perçu car il s’était absenté trois mois et six jours du territoire français et, de ce fait, ne remplissait plus la condition de résidence pour l’octroi de cette allocation.
La suspension ou le refus d’attribution des prestations non contributives pour cause de non résidence sont devenus monnaie courante. Or, il n’existe aucun texte légal ou réglementaire qui définisse de manière claire et précise la notion de résidence et la durée d’absence au-delà de laquelle la condition de résidence n’est plus remplie.
Autrement dit, l’appréciation de ce critère dépend de la plus ou moins grande tolérance de l’administration et peut même, au sein de la même administration, varier en fonction de la personne qui traite la demande. De nombreux étrangers, victimes d’une interprétation restrictive de la notion de résidence, se trouvent donc écartés du bénéfice des prestations en question.
Afin de prendre en compte la jurisprudence de la Cour de justice des communautés européennes et de la Cour de cassation, la circulaire du 17 novembre 1998 a admis le droit au versement rétroactif de certaines prestations non contributives : les allocations supplémentaires vieillesse/ invalidité et l’allocation aux adultes handicapés. Elle en a réservé le bénéfice aux ressortissants des pays du Maghreb et de Turquie, pays liés à la Communauté européenne par un accord de coopération.
Or, la circulaire a limité la possibilité de rétroagir au 31 janvier 1991 pour une raison contestable ; c’est en effet à cette date que la Cour de justice des Communautés européennes a, dans le cadre de sa mission d’interprétation du droit, souligné que le principe de l’égalité de traitement était d’effet direct et pouvait donc être invoqué par les particuliers depuis l’entrée en vigueur des accords de coopération, soit le 1er novembre 1978.
L’égalité de traitement, que la loi du 11 mai 1998 se vante tant d’avoir instaurée, se trouve là encore malmenée puisque la circulaire introduit une distinction entre étrangers et, de ce fait, méconnaît les dispositions de l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme qui interdit toute discrimination fondée notamment sur l’origine nationale. ;
Notes
[1] Notamment les accords de coopération entre la Communauté européenne et les pays du Maghreb (Algérie, Maroc et Tunisie), les accords d’association CEE/Turquie, la Convention de Lomé unissant la Communauté européenne aux soixante-neuf États ACP (Afrique, Caraïbe, Pacifique).
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