Article extrait du Plein droit n° 94, octobre 2012
« L’étranger et ses juges »

Une Europe protectrice ?

Tatiana Gründler

Maîtresse de conférence, Paris-Ouest Nanterre-La Défense, Credof
À l’échelle européenne, deux cours – La Cour de justice de l’Union européenne et la Cour européenne des droits de l’Homme – veillent au respect des droits fondamentaux par les États parties. La législation communautaire ne fait pas de distinction entre étrangers et ressortissants européens. Ce qui laisserait penser que la jurisprudence européenne est plus favorable aux étrangers que celle de chacun des pays. C’est oublier le poids des États parties et de leurs préoccupations en matière de maîtrise des flux migratoires.

La protection des droits de l’Homme s’est construite, depuis la Seconde Guerre mondiale, au plan international. Ce mouvement d’internationalisation, dicté par une ambition universaliste et la recherche d’une efficacité accrue, se traduit en Europe par l’adoption d’un instrument essentiel de protection de ces droits de l’Homme, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (CEDH) signée à Rome en 1950 sous l’égide du Conseil de l’Europe. C’est à ce moment-là également que l’Europe économique voit le jour ; mais tandis que le Conseil de l’Europe fait le pari de la paix par la protection des droits de l’Homme et la promotion de la démocratie, les six États fondateurs des Communautés européennes poursuivent un but différent : par l’interdépendance de leurs économies, ils espèrent créer une solidarité qui formera un rempart contre de nouveaux conflits entre les nations.

Cette Europe économique n’a pu rester sourde à la question des droits de l’Homme. La Cour de justice des Communautés européennes (devenue depuis Cour de justice de l’Union européenne : CJUE), sise à Luxembourg, a joué ici un rôle déterminant en affirmant que la sauvegarde des droits fondamentaux faisait partie des principes généraux du droit dont elle doit assurer le respect [1], avant que la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne soit adoptée en 2000 et que lui soit conférée valeur contraignante avec le traité de Lisbonne.

Mais c’est surtout la Cour européenne des droits de l’Homme, sise à Strasbourg et chargée de veiller au respect de la CEDH par les États parties, qui a développé une jurisprudence abondante et « constructive ». D’où la question : quelle place est accordée, dans ce contexte, aux droits des étrangers ?

Les textes européens de protection des droits de l’Homme n’évoquent que rarement les étrangers de façon spécifique. Ceux-ci n’en sont pas moins bénéficiaires des droits garantis par ces textes. Certes, l’annexe de la Charte sociale européenne [2] précise que ses dispositions ne s’appliquent pas à l’ensemble des étrangers mais seulement à ceux qui sont ressortissants d’un État partie et qui résident légalement ou travaillent régulièrement sur le territoire de l’État concerné. Mais, sur ce point, la Charte se singularise par rapport à la plupart des conventions de protection des droits de l’Homme, et notamment par rapport à la CEDH qui ne prévoit aucune distinction de ce type. Son article 1er stipule que les droits et libertés sont reconnus « à toute personne relevant de [la] juridiction [des États parties] », sans distinction de nationalité. Étrangers comme nationaux peuvent en outre saisir la Cour d’une requête individuelle. En pratique, une telle faculté a favorisé l’élaboration d’une jurisprudence européenne favorable aux étrangers.

Protection par ricochet

Par une jurisprudence constructive, la Cour européenne a étendu l’application de la Convention à des situations que celle-ci ne visait pas directement. Des droits non garantis par le texte, tels que le droit pour l’étranger, dans certaines circonstances, de ne pas être éloigné du territoire de l’État d’accueil, bénéficient ainsi d’une protection indirecte qualifiée de protection par ricochet. En particulier, les articles 3 sur l’interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants [3] et 8 relatif au droit au respect de la vie privée et familiale sont interprétés par le juge de telle sorte qu’ils peuvent faire obstacle à des mesures d’éloignement d’étrangers décidées par un État [4].

La protection accordée aux étrangers découle dans certains cas de l’application de droits reconnus à tout individu, quelle que soit sa nationalité, conformément à la logique universaliste ; dans d’autres cas, elle est spécifique à leur condition d’étrangers. L’universalité est en effet au cœur de la philosophie des droits de l’Homme. Or un des moyens juridiques de l’universalité est le principe denon-discrimination qui irrigue chacun des instruments européens de protection des droits de l’Homme. La Convention européenne – comme d’ailleurs la Charte sociale européenne, sous les réserves que l’on a indiquées plus haut – affirme ainsi que la jouissance des droits et libertés qu’elle consacre « doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation  ». Cela n’interdit pas toute différence de traitement dès lors que celle-ci a une justification « objective et raisonnable  », c’est-à-dire, plus précisément, qu’elle poursuit un but légitime, étranger à toute volonté de discrimination, et produit des effets proportionnés au but recherché.

En conséquence, une distinction entre nationaux et étrangers reste possible. La Cour admet en particulier que les étrangers peuvent être soumis à une réglementation spécifique, notamment en matière d’entrée, de séjour et d’éloignement, même s’il en résulte une restriction aux droits qui leur sont reconnus. C’est le cas, par exemple, du droit au respect de la vie privée et familiale, amené à subir des restrictions spécifiques du fait de la prérogative reconnue à l’État de contrôler l’entrée des étrangers sur son territoire. En revanche, quand cette prérogative n’est pas en jeu, et même si « les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement  », elle a aussi pris soin de déclarer que « seules des considérations très fortes peuvent amener la Cour à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement exclusivement fondée sur la nationalité  » [5].

Au-delà de l’application de ses droits et libertés, l’étranger se voit garantir une protection ad hoc que la spécificité de sa situation rend nécessaire. Ainsi, la Cour européenne des droits de l’Homme a très tôt reconnu que les mesures de police prises à l’encontre d’un étranger ayant des attaches familiales dans le pays de résidence pouvaient porter atteinte au droit au respect de la vie familiale reconnu par l’article 8. Le principe, posé dès 1985 dans une affaire où était en cause le refus de séjour opposé aux conjoints d’étrangères établies légalement au Royaume-Uni [6], a été étendu ensuite à d’autres hypothèses et notamment aux mesures d’éloignement [7]. La Cour de Strasbourg a également estimé que l’article 3 s’opposait à ce qu’un État éloigne un étranger [8] vers un pays où celui-ci risquerait d’être soumis à un traitement inhumain et dégradant de la part des autorités étatiques [9] ou de la part de personnes privées contre lesquelles l’État de renvoi n’est pas en mesure de le protéger [10]. Et bien que la Convention européenne ne traite pas de l’asile, la Cour, sans se prononcer sur le bien-fondé des décisions de refus et des mesures d’éloignement consécutives prises à l’encontre des demandeurs d’asile déboutés, examine si, par ce renvoi, ceux-ci ne risquent pas d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3. Si le risque encouru par l’étranger renvoyé menace la vie de ce dernier, alors la condamnation de l’État peut en outre être prononcée sur le fondement de l’article 2 relatif au droit à la vie [11]. L’article 3 est également susceptible de faire obstacle à la rétention de l’étranger [12], en particulier celle de mineurs comme l’a montré une affaire récente où la France a été condamnée en raison des conditions dans lesquelles des enfants, âgés de cinq mois et de trois ans, avaient été, avec leurs parents, privés de liberté avant l’exécution d’une mesure d’éloignement. La Cour a relevé notamment la forte présence policière, l’absence d’activité, la détresse des parents et a estimé qu’il incombait aux autorités nationales de rechercher des alternatives à la détention [13].

Restrictions de la protection

Malgré les potentialités de la CEDH découvertes par le juge au fil de sa jurisprudence, celui-ci semble aujourd’hui plus restrictif dans la protection qu’il offre aux étrangers. Plusieurs exemples illustrent ce constat. Le premier est tiré de la jurisprudence concernant l’éloignement d’étrangers malades. En 1997, la Cour avait jugé que l’expulsion d’une personne gravement malade vers son pays d’origine où les soins n’étaient pas accessibles lui ferait subir un traitement inhumain et dégradant relevant de l’article 3 [14]. Quelque dix ans plus tard, la Cour a sensiblement restreint la portée de cette jurisprudence – pour ne pas dire qu’elle en a pris le contre-pied – en jugeant que l’expulsion d’une Ougandaise atteinte du sida vers son pays où elle aurait difficilement accès au traitement rétroviral que son état de santé nécessitait et où elle ne disposait plus de liens familiaux n’emportait pas violation de l’article 3 [15], et ce alors même que la Cour souligne que ce renvoi était de nature à réduire de façon significative son espérance de vie.

Par ailleurs, la protection que la Cour a élaborée à partir de l’article 8 semble s’être progressivement affaiblie. Elle n’a certes jamais été absolue, puisque le droit à la vie privée et familiale peut subir des restrictions au nom d’un certain nombre d’impératifs considérés comme légitimes. En particulier, l’invocation de ce droit est rarement couronnée de succès lorsqu’est contesté le refus d’accorder le regroupement familial : aux yeux de la Cour, en effet, l’article 8 « ne garantit pas le droit de choisir le lieu le plus approprié pour développer une vie familiale  » et n’oblige pas les États à respecter le choix de leur lieu de résidence commune par les couples mariés s’il va à l’encontre de l’intérêt des États à maîtriser les flux migratoires. Mais en matière d’éloignement, alors que les premières décisions étaient des constats de violations, la Cour a par la suite plus souvent admis la légitimité de l’éloignement même s’il engendre une rupture des liens familiaux. Bien entendu, il s’agit à chaque fois d’une analyse casuistique, de sorte qu’il est difficile de tirer des tendances générales d’arrêts d’espèce. La motivation semble néanmoins témoigner d’une prise en compte accrue des préoccupations étatiques en matière de sécurité ou de maîtrise des flux migratoires.

À cet égard, la décision récente rendue contre la France par la Cour EDH est significative de l’esprit ambiant ; elle revient en effet à entériner les dérives engendrées par l’obsession de la lutte contre l’immigration irrégulière. La Cour a ainsi estimé que le placement en garde à vue et les poursuites déclenchées contre un étranger pour aide au séjour irrégulier au motif qu’il avait hébergé son gendre alors en situation irrégulière ne constituent pas une violation du droit au respect de la vie familiale, dès lors que l’intéressé, quoique déclaré coupable par le tribunal, a bénéficié d’une dispense de peine.

Influence sur le droit interne

Au terme de cette esquisse des rapports entretenus entre la Cour européenne et les étrangers, c’est la question de l’effet des décisions rendues, en particulier leur influence sur le droit interne mais aussi sur la CJUE, qui émerge.

Si l’admission des étrangers sur le territoire national tout comme le statut de ceux qui y séjournent légalement ou encore les conditions d’accueil au titre de l’asile relèvent a priori des États, l’ordre juridique communautaire, fondé sur le principe de libre circulation, n’a pu rester indifférent à ces sujets. Devenus d’intérêt commun [16], ils ont fait l’objet de textes adoptés par les institutions communautaires dont la Cour de Luxembourg a eu logiquement à connaître. L’appréhension communautaire de l’étranger varie toutefois considérablement selon que celui-ci est ressortissant d’un État membre, auquel cas il bénéficie pleinement de la liberté de circulation, ou qu’il est originaire d’un État tiers.

Sur la question de l’enfermement d’étrangers en attente d’expulsion, on remarque que le juge communautaire a repris à son compte la jurisprudence de la Cour européenne afin de rappeler aux États de ne pas transférer un demandeur d’asile vers un État membre pourtant responsable au sens du règlement Dublin [17] lorsqu’ils ne peuvent ignorer que les défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans cet État membre constituent des motifs sérieux et avérés de croire que le demandeur courra un risque réel d’être soumis à des traitements inhumains ou dégradants au sens de cette disposition [18].

La Cour de justice a eu également l’occasion d’interpréter la directive dite « retour » [19], en particulier son article 15.1, qui offre la possibilité aux États de l’Union de placer en rétention le ressortissant d’un pays tiers faisant l’objet d’une procédure de retour sous réserve que plusieurs exigences soient réunies : des mesures moins coercitives ne doivent pouvoir être appliquées et il faut soit qu’existe un risque de fuite, soit que l’intéressé évite ou empêche la préparation du retour. Le juge a estimé que, même dans une telle hypothèse, si l’éloignement n’est pas raisonnablement possible, notamment pour des motifs juridiques, par exemple du fait d’un risque de traitements inhumains et dégradants dans le pays de destination, alors la personne ne doit pas être placée en rétention [20]. De plus, il a pu préciser que les mesures prises pour la réalisation du retour doivent être proportionnées et donc que la rétention – en tant que mesure la plus attentatoire à la liberté de l’étranger – doit être réservée aux seuls cas où l’exécution est compromise par le comportement de l’étranger [21].

La protection – relative – des droits des étrangers illustre les influences des deux systèmes juridiques européens qui, à leur tour, enrichissent le droit interne. Récemment, la France semble en effet avoir tiré les conséquences des condamnations dont elle a pu faire l’objet de la part des juges européens pour son traitement des étrangers en situation irrégulière. Ainsi, après la confirmation par la Cour de cassation de la lecture faite par le juge de Luxembourg de la directive « retour » et le rappel de l’impossibilité de placer en garde à vue un étranger au seul motif qu’il est en situation irrégulière [22], une circulaire a été prise pour modifier la pratique française dans un sens conforme au droit communautaire [23]. Quant à la rétention des mineurs déclarée contraire à la CEDH par la Cour de Strasbourg [24], le nouveau ministre de l’intérieur a demandé aux préfets de lui préférer l’assignation à résidence.

De manière générale, la superposition de différents niveaux de protection des droits de l’Homme est source d’enrichissement et d’efficacité accrue pour peu que les juges supranationaux usent pleinement de leur compétence sans crainte excessive de déplaire aux États. L’apport des jurisprudences européennes aux droits des étrangers offre une illustration de ce phénomène.




Notes

[1CJCE, 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft.

[2Le respect de la Charte sociale européenne par les États parties est garanti par le Comité européen des droits sociaux (CEDS). Cet organe constitué d’experts n’est pas un véritable juge ; il ne peut pas être saisi par les particuliers mais seulement de réclamations collectives et ses décisions ne s’imposent pas aux États. Nous n’évoquerons donc pas le CEDS ici, même si certaines de ses décisions ont pu être favorables aux ressortissants étrangers.

[3CEDH, 7 juillet 1989, Soering c/Royaume-Uni.

[4CEDH, 28 mai 1985, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c/Royaume-Uni.

[5CEDH, 16 sept. 1996, Gaygusuz c/Autriche.

[6CEDH, 28 mai 1985, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c/Royaume-Uni.

[7CEDH, 18 février. 1991, Moustaquim c/Belgique.

[8CEDH, 15 novembre 1996, Chahal c/Royaume-Uni, à propos de l’expulsion vers l’Inde d’un séparatiste sikh.

[9CEDH, 23 février 2012, Hirsi Jamaa et autres c/Italie. L’Italie a été condamnée pour avoir exposé des migrants somaliens et érythréens renvoyés vers la Libye à des risques de mauvais traitements.

[10CEDH, 29 avril 1997, H.L.R. c/France à propos d’un Colombien, trafiquant de drogue repenti.

[11CEDH, 2 mars 2010, Al Saadoon et Mufdhi c/Royaume-Uni. Arrêt rendu à propos de la décision de remise par le Royaume-Uni de prisonniers irakiens aux autorités irakiennes, qui leur faisait encourir un risque de condamnation à mort par les tribunaux de leur pays d’origine.

[12CEDH, 21 janvier 2011, M.S.S c/Belgique et Grèce, à propos d’un demandeur d’asile afghan détenu dans des conditions inacceptables constitutives d’un traitement inhumain et dégradant.

[13CEDH, 19 janvier 2012, Popov c/France.

[14CEDH, 2 mai 1997, D. c/Royaume-Uni : « La décision d’expulser un étranger atteint d’une maladie physique ou mentale grave vers un pays où les moyens de traiter cette maladie sont inférieurs à ceux disponibles dans l’État contractant est susceptible de soulever une question sous l’angle de l’article 3  ».

[15CEDH, 27 mai 2008, N. c/Royaume-Uni.

[16Traité de Maastricht sur l’Union européenne.

[17Règlement n° 343/2003 du Conseil du 18 février 2003.

[18CJUE, 21 décembre 2011, N.S. c/Secretary of state for the Home Department (SSHD) et M.E.et autres c/Refugee Applications Commissioner, Minister for Justice, Equality and Law reform.

[19Directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier.

[20En l’espèce la mise en œuvre de la mesure d’éloignement n’était pas raisonnablement possible dans la mesure où aucun pays ne se reconnaissait compétent pour accueillir l’étranger.

[21CJUE, 28 avril 2011, Hassen El Dridi.

[22Cass. civ. 1re, 5 juillet 2012.

[23Circulaire du 6 juillet 2012, NOR : INT/ K/12/07284/C.

[24Circulaire du 6 juillet 2012, NOR : INT/ K/12/07283/C.


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Dernier ajout : jeudi 28 janvier 2016, 12:12
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