Article extrait du Plein droit n° 84, mars 2010
« Passeurs d’étrangers »

Plaidoyer contre la criminalisation du séjour irrégulier

Il existe un antagonisme évident entre les deux missions principales qui sont assignées aux services de police : celles qui sont remplies au bénéfice de l’État et celles qui le sont au bénéfice du citoyen. Cet antagonisme devient incompatibilité totale quand entre en scène l’étranger en séjour illégal : déposer une plainte revient à se jeter dans la gueule du loup. Si l’analyse faite ci-après concerne la Belgique, elle est tout à fait transposable à la France. L’expulsion récente d’une jeune marocaine maltraitée vient une nouvelle fois de le rappeler.

Le Festival des Libertés est une manifestation «  politique et artistique, métissée et créative, festive et subversive  » que l’association Bruxelles Laïque organise chaque année depuis 2004. Cherchant à mobiliser « toutes les formes d’expression pour se faire le témoin de la situation des droits et libertés dans le monde  », le Festival organisait, le 27 octobre 2009, un concours d’éloquence qui réunissait cinq concurrents au théâtre national de Bruxelles. Thème imposé : les impasses de la politique migratoire européenne. L’un des candidats avait choisi d’illustrer ces impasses par l’incompatibilité absolue entre l’obligation faite aux représentants de l’ordre de réprimer le délit de séjour illégal, et le devoir de l’État de défendre les victimes, lorsque ces victimes sont sans papiers. Un plaidoyer contre la criminalisation de l’immigration irrégulière, qui prend un sens particulier lorsqu’on sait que l’auteur des propos qui suivent, fonctionnaire de la police belge, appuie son raisonnement sur une pratique de longue date. Les références juridiques citées renvoient à la loi belge. Elles sont cependant facilement transposables pour le lecteur français, compte-tenu de la proximité des systèmes juridiques. En témoignent les exemples tirés du rapport de la bien française (et bientôt ex-) Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS), cités et commentés par Pierre Lyon-Caen dans la revue Accueillir et dont publions des extraits ci-après. « (...)

Celui que nous appelons « l’étranger en séjour illégal », et que nous catégorisons donc par son statut administratif, est évidemment plus que cela… C’est une femme, un homme, une fille, un garçon, il est heureux, triste, joyeux, content, fâché, amoureux, marié, divorcé, père, mère, etc. Sa vie n’est pas en suspens entre deux visites dans les locaux de l’administration. Il respire, il mange, il boit, il aime, il déteste, bref il vit. De cette vie néanmoins, nous ne connaissons pas grand-chose puisque, après tout, sa situation administrative précaire a quand même une influence sur l’entièreté de son existence.

En revanche, s’il est un état que la personne en séjour illégal pourra partager, en toute égalité, sans discrimination aucune, avec les autres, c’est celui de victime. Pas seulement victime du système, comme diront les plus militants d’entre nous, mais également et surtout victimes d’actes délictueux ! Ce droit d’être victime ne peut lui être contesté. Le vol, par exemple, est « la soustraction frauduleuse du bien d’autrui  ». Il est défendu, dans ses différentes formes, par le code pénal. Il est donc réprimé par la loi, et le système judiciaire, secondé par l’appareil policier, aura toujours à cœur de le punir, plus ou moins sévèrement, d’en voir les auteurs traduits devant les tribunaux, et d’en obtenir si possible réparation. La victime d’un vol peut, en restant optimiste, se voir au moins entendue dans sa plainte et espérer que le système fera ce qu’il peut pour que justice soit rendue. Il en est de même pour les violences et les coups et blessures, les atteintes aux mœurs (viols, attentats à la pudeur, etc.), les escroqueries et fraudes diverses, ainsi qu’une kyrielle d’autres infractions répertoriées soit dans le code pénal général, soit dans une multitude de dispositions pénales plus spécifiques.

Globalement, le citoyen s’attend à bénéficier d’une certaine protection octroyée par l’État. On peut, en résumant, dire qu’en matière de sécurité, l’État fonde sa légitimité sur des règles stables, générales, non-discriminatoires, applicables en tout temps et en tout lieu soumis à son autorité. On peut considérer, toujours en résumant, qu’il est interdit de voler et de frapper son prochain, de le violenter et d’en abuser…

Et pourtant. Et pourtant, il existe de facto une exception à ce principe. Aujourd’hui, de par le fait : que le séjour illégal est une infraction pénale, punie de peines correctionnelles ; que les services de police sont compétents pour l’application de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers, en ce y compris le séjour illégal ; que les fonctionnaires de police sont tenus, de par l’article 29 du code d’instruction criminelle, de dénoncer tout crime ou délit dont ils ont connaissance...

… un étranger en séjour illégal se voit privé de tout recours à la légitime protection qu’il est en droit d’attendre de l’État belge qui pourtant s’y engage de par ses propres règles (Constitution belge, art 191 : « Tout étranger qui se trouve sur le territoire de la Belgique jouit de la protection accordée aux personnes et aux biens  ») avec un bémol (« sauf les exceptions établies par la loi  ») ; ce même État qui pourtant se fait le chantre de la défense des droits fondamentaux (le fameux modèle « bafoué » par l’étranger en séjour illégal !).

Un étranger en séjour illégal, victime de vol, de coups et blessures, etc., ne pourra, sans danger, se rendre dans un commissariat de police pour y porter plainte. Il risque de se voir arrêter pour avoir commis l’infraction de séjour illégal. Les instructions en vigueur aujourd’hui auprès des services de police stipulent que le policier qui a devant lui une personne en séjour illégal doit l’arrêter (« administrativement », un comble pour une infraction, hypocrisie supplémentaire dont l’objectif est peut-être de priver le pouvoir judiciaire de toute possibilité d’intervention dans cette mesure, avec en plus une arrestation administrative de 24h, ce qui est une exception même au concept !) et doit en faire rapport à l’office des étrangers qui, représentant le ministre de l’intérieur en l’espèce, pourra décider de mesures allant de la simple relaxe à la privation de liberté pour une période allant jusqu’à 2 mois, renouvelables jusqu’à un maximum de 5 mois . Faut-il que la victime soit motivée pour que, étant en séjour illégal et courant le risque de se voir enfermée et/ou expulsée, elle se présente devant un policier pour voir ses droits de victime reconnus et espérer que la justice fasse son œuvre. On peut dire qu’aujourd’hui, de facto, l’auteur d’un vol au détriment d’un étranger en séjour illégal peut tabler sur une certaine impunité, en tout cas plus probable que si la victime avait une situation administrative différente. Idem pour celui qui frappe un étranger en séjour illégal, pour celui qui le viole, pour celui qui l’escroque…

Est-ce cela qui est sous-entendu dans le fameux « sauf les exceptions établies par la loi  » qui conclut l’article 191 de la constitution ?

Des missions contradictoires

Dans un État démocratique moderne, on peut diviser en deux catégories distinctes les missions qui sont remplies par les services de police. La première renvoie à celles qui sont remplies au bénéfice de l’État lui-même : le maintien de l’ordre public, la police aux frontières, la protection des institutions, etc. La seconde catégorie regroupe les missions remplies au bénéfice du citoyen : la protection des personnes et des biens, la protection des droits fondamentaux, etc. La police d’un État démocratique, si on en veut une définition instrumentale, pourrait être vue notamment comme un moyen de contrer le darwinisme social, l’application de la loi du plus fort. Elle est supposée protéger le faible contre le fort. Elle est supposée porter assistance à l’opprimé et le protéger de l’oppresseur.

Certaines missions sont difficiles à classer, l’exemple le plus frappant étant celui de la police judiciaire qui, si elle a pour tâche de réprimer les infractions commises (souvent contre des personnes et des biens), vise également à maintenir un certain ordre sociétal en participant au respect des règles de vie commune, du droit. La preuve en est que, pour rester dans le domaine qui nous occupe, réprimer le séjour illégal – qui est une infraction, je le rappelle – est clairement une mission de police judiciaire qui relève néanmoins de la première catégorie, celle des missions remplies au bénéfice de l’État.

Il existe un antagonisme évident et permanent entre ces deux catégories de missions. Tout d’abord, de manière pratique, parce que les moyens policiers utilisés au bénéfice d’une des catégories ne sont plus disponibles pour l’autre. Mais surtout parce que les missions elles-mêmes sont parfois contradictoires. Il est évident par exemple que le maintien de l’ordre public, s’il bénéficie à la collectivité, à l’État, se fait parfois au détriment des libertés individuelles (celles de s’associer, d’aller et venir, etc.). Cet antagonisme, que je compare parfois à une « danse sur un filin tendu au-dessus d’un précipice rempli de crocodiles », demande une certaine gymnastique intellectuelle à ses praticiens, les policiers. Néanmoins, l’habitude, l’usage, le bon sens font qu’en règle générale les deux catégories de missions se superposent et sont réalisées en bonne intelligence, parfois par les mêmes personnes au même moment. C’est d’ailleurs dans la manière dont l’État gère et organise l’articulation entre ces deux types de missions et dans l’équilibre qui s’établit entre elles que l’on peut évaluer le caractère démocratique et progressiste d’une société.

Pour en revenir à notre étranger en situation de séjour illégal, cette gymnastique relève de la mission impossible. Pour un policier, remplir ses obligations liées à ses missions au bénéfice de l’État (s’emparer de l’étranger en séjour illégal et le maintenir à la disposition de l’administration qui se chargera de l’enfermer et de l’expulser) est TOTALEMENT incompatible avec sa mission générale de protection des biens et des personnes. Et s’il est certain qu’une personne en séjour illégal qui viendrait se plaindre d’un vol ou de coups et blessures sera entendue dans sa plainte, et que cette dernière sera prise en compte (en tout cas dans sa forme policière, je ne préjugerai pas de son traitement ultérieur par le parquet), il est tout aussi évident que, réglementairement, la « victime » sera saisie, privée de liberté et dénoncée à l’office des étrangers, en plus de faire l’objet d’un procès-verbal pour infraction à la loi sur les étrangers. La police aura ici rempli ses deux missions, en pratiquant comme elle seule sait le faire, le grand écart ; mais ce faisant, elle aura surtout dissuadé une multitude d’autres personnes en séjour illégal de venir un jour faire valoir leurs droits de victimes d’infraction. Elle aura donc, en quelque sorte, failli à sa mission de protection des personnes…

Protéger les personnes

Il existe un certain nombre de solutions pour pallier ce déficit :

Dépénaliser le séjour illégal. C’est la solution la plus évidente et celle qui permettrait de combler le plus rapidement le vide décrit, mais elle a des implications politiques qu’aucun parti ne pourrait aujourd’hui prendre à sa charge, sauf consensus national.

  • Amender la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers en y incluant une disposition qui stipulerait soit :

que les services de police générale (au sens de la loi sur la fonction de police) ne sont pas compétents pour son implication (cette solution, élégante, aurait cependant des répercussions budgétaires importantes, puisqu’une police de l’immigration devrait être créée, mais également des implications politiques évidentes) ;

  • que, lors du dépôt d’une plainte par la victime d’une infraction pénale, le service de police requis ne fait pas application des dispositions de la loi et des instructions qui l’appliquent (cette solution aurait pour conséquence probable l’utilisation abusive du dépôt de plainte par l’étranger en séjour illégal afin d’échapper à la loi, avec comme corollaire le risque de voir toutes les plaintes déposées par les étrangers en séjour illégal considérées comme fantaisistes et de ne jamais aboutir à une enquête effective).
  • Faire usage de la possibilité qui existe déjà actuellement de se faire représenter (par un avocat, par un ami – l’article 77 de la loi qui punit quiconque assiste ou aide la personne en séjour illégal ne s’applique pas si la personne agit principalement pour des raisons humanitaires –, par une association, etc.) lors du dépôt de plainte. L’étranger en séjour illégal porte alors plainte par écrit et la personne le représentant fait office de média de la plainte et de boîte aux lettres pour toute la procédure ultérieure. Si elle est réalisable immédiatement, cette solution a pour inconvénient de ne pas corriger ce qui nous semble être le problème original.

J’espère vous avoir convaincu de deux choses :

Que la supériorité morale du modèle occidental, défendue par l’Union européenne dans ses relations avec les pays du tiers-monde, empoisonne d’avance toute tentative de débattre même du problème de l’immigration, clandestine ou non ; notamment en marginalisant, moralement parlant, la simple volonté d’une vie matérielle meilleure, pourtant selon moi motivation première de toute immigration. L’immigré cherche avant tout une vie meilleure et pas un meilleur système politique.

  • Que cette supériorité morale, basée en partie sur l’égalité des chances et des droits fondamentaux, est battue en brèche par le déficit de la protection la plus élémentaire des droits fondamentaux des personnes présentes sur le territoire de l’Union européenne, en Belgique en tout cas.

Si nous devions résumer cela en une seule phrase, je dirais que les dispositions légales actuelles et la manière dont l’État est organisé font qu’aujourd’hui une personne en séjour illégal en Belgique disposera moins qu’une autre de la protection de son intégrité physique et de la protection de ses biens matériels. Il est temps de rappeler qu’il existe une hiérarchie morale des valeurs que nous défendons et que l’intégrité physique, par exemple, devrait être supérieure à la situation administrative d’une personne. Si l’État ne peut certes pas toujours et partout résoudre tous les abus, il me semble cependant qu’il ne peut jamais en être la source. »

Cédric Smeets

Les sans-papiers peuvent-ils porter plainte ?

Dans le numéro de mars-juin 2009 de la revue Accueillir, Pierre Lyon-Caen, membre de la Commission nationale de déontologie de la sécurité (Cnds), analysait le rapport 2008 de cette commission. Il y abordait la question soulevée dans la « plaidoirie » précédente, à savoir : les étrangers en situation irrégulière peuvent-ils porter plainte sans risquer de se faire interpeller ?

« Dans son rapport pour 2008 […], la Commission se penche sur la situation d’une jeune femme présente en France depuis plusieurs années, qui se rend à la gendarmerie pour déposer plainte contre son compagnon pour violences physiques. Constatant qu’elle est en situation irrégulière, elle est placée en garde à vue jusqu’à la notification des arrêtés préfectoraux le lendemain matin, conduite en centre de rétention et expulsée vers le Maroc dans la journée. Ainsi est-elle arrivée à Casablanca, à 300 km du domicile de ses parents, munie uniquement des affaires qu’elle avait avec elle pour se présenter à la gendarmerie dans le cadre de sa plainte. Cette affaire conduit la Commission à formuler une recommandation et une importante observation : la recommandation porte sur le fait “que les personnes placées en rétention aient la possibilité effective […] de préparer les conditions matérielles de leur retour dans leur pays d’origine […], notamment la récupération des bagages […], la réalisation de formalités administratives, l’achat de produits de vie courante […]”, conformément aux dispositions expresses de l’article R.553-13 du Ceseda. L’observation concerne le conflit de deux droits qui devraient être hiérarchisés : “[…] en faisant prévaloir la situation irrégulière des personnes victimes d’infractions et dépourvues de titre de séjour, ces personnes se [voient] interdire, de fait, de déposer plainte et de faire sanctionner les auteurs de ces infractions, permettant leur impunité.

La réponse de la garde des Sceaux à cet avis est, une fois n’est pas coutume, particulièrement intéressante : “[…] l’identification des auteurs d’actes délictueux et l’effectivité du droit reconnu à toute personne de déposer une plainte nécessitent qu’un étranger en situation irrégulière victime d’une infraction pénale puisse porter plainte dans un service ou une unité de police judiciaire sans risquer de se voir inquiéter et de faire l’objet de poursuites pénales en raison de sa situation administrative”. »

Pierre Lyon-Caen

Le 19 octobre 2009, dans une affaire similaire, la Cnds formule la même recommandation puis, se référant à la réponse de la garde des Sceaux citée ci-dessus, elle ajoute que « consciente de l’importance de cette réponse, [elle] demande avec insistance qu’elle fasse l’objet d’une diffusion à l’ensemble des agents susceptibles de recevoir des plaintes sur le territoire de la République  ». Elle précise en conséquence qu’elle « adresse cet avis pour réponse au ministre de l’Intérieur, de l’Outre-mer et des collectivités territoriales, au garde des Sceaux, ministre de la Justice et des Libertés, au ministre de l’Immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire et au ministre de la Défense  ».

La Cnds a-t-elle été entendue ? On peut sérieusement en douter. Najlae, jeune marocaine de 19 ans a fui son pays à l’âge de 14 ans afin d’éviter un mariage arrangé par son père et s’est réfugiée chez son frère. Celui-ci se révèle cependant de plus en plus violent. Le 19 février dernier, elle se décide à porter plainte, n’imaginant pas que, par cette démarche, de victime elle devenait coupable. À la gendarmerie de Chateau-Renard, son identité est relevée et sa situation irrégulière signalée à la préfecture du Loiret. Elle est placée en garde à vue. Transférée à Orly dans les heures qui suivent, elle est renvoyée au Maroc le lendemain matin.



Article extrait du n°84

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:59
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