Article extrait du Plein droit n° 82, octobre 2009
« La police et les étrangers (2) »
Étrangers : quels policiers prônent la vigilance ?
Geneviève Pruvost et Sophie Névanen
Centre d’études sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip-CNRS) ; Centre d’études sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip-CNRS)
« Vis-à-vis de quelles catégories pensez-vous qu’il faut être le plus vigilant ? ». Pour répondre à cette question issue de l’enquête « Interface » [1], les 120 000 policiers interrogés en 1982 avaient le choix entre neuf catégories : les automobilistes, les drogués, les proxénètes, les jeunes, les extrémistes, les immigrés, les truands, les prostitué(e) s et les trafiquants de drogue. Ce panel de réponses, pour le moins hétérogène, constitue un test : des populations traditionnellement et légalement considérées comme déviantes (proxénètes, drogués, truands, trafiquants de drogue) et des populations considérées « à risque » (comme les extrémistes et les automobilistes) sont en effet mises sur le même plan que des populations non déviantes en tant que telles, aux limites très vagues (les jeunes et les immigrés), dont le contrôle abusif est vivement contesté par la gauche, initiatrice de cette enquête. En cette période de reprise en main de la police, choisir la modalité des « immigrés » n’a par conséquent rien d’anodin. Les policiers qui les mentionnent comme catégorie à surveiller particulièrement revendiquent une conception discriminatoire du métier. Ils tendent à faire des immigrés des délinquants, à les criminaliser a priori.
La base de données de cette enquête ayant été perdue dans les années 1990, on est dans l’impossibilité, pour la période de 1982, de dresser un profil socio-démographique de ce type de policiers. On se contentera de noter que 15 % des policiers estimaient que les immigrés doivent faire l’objet d’une vigilance toute particulière. C’est la troisième catégorie la plus choisie par les gardiens de la paix (soit 17 % d’entre eux) après les jeunes et les trafiquants de drogue. Plus on monte dans la hiérarchie, moins la vigilance à l’égard des immigrés semble cependant une priorité. Les commissaires ne désignent en effet la catégorie des immigrés qu’à hauteur de 7 % d’entre eux. Ce constat invite à établir une corrélation entre un faible niveau d’étude et une origine sociale peu élevée, et la suspicion à l’égard des immigrés. Les gardiens de la paix, à l’époque, n’avaient en effet en majorité pas le bac et étaient issus des classes populaires, à l’inverse des commissaires.
Vingt ans après, les policiers désignent-ils les mêmes catégories comme population à risque ? En 2003, à l’occasion d’une enquête sociodémographique sur 5 221 policiers de tout grade et de tout service [2], la même question a été posée. Deux évolutions sensibles sont à noter. L’importance accordée à la catégorie des immigrés a tout d’abord baissé de près de moitié, passant de 15 % à 9 %. De troisième catégorie la plus mentionnée, elle passe au cinquième rang, après la vigilance à l’égard des trafiquants de drogue, des extrémistes, des truands et des jeunes. Il s’est d’autre part opéré un alignement des gardiens de la paix sur le point de vue des commissaires.
La part de policiers qui font de la vigilance à l’égard des immigrés une mission prioritaire s’est réduite. Comment interpréter ce résultat qui, s’il ne dit rien des pratiques réelles [3], rend néanmoins compte des représentations que les policiers se font de leur métier ? Il s’est opéré sans aucun doute une translation entre la catégorie des « extrémistes » et des « immigrés » sous l’effet du 11 septembre 2001, mais cette translation est impossible à évaluer. S’agit-il de l’extrémisme politique, religieux et plus spécifiquement, musulman ? On se bornera à constater qu’en 2003, la part accordée aux extrémistes est trois fois plus importante qu’en 1982.
Les « purs et durs » très minoritaires
Dans un tel contexte, on peut considérer que les 9 % de policiers qui ont choisi cette modalité en premier (plutôt que celle des « extrémistes ») sont en quelque sorte des « purs et durs » dans la chasse aux immigrés, sous toutes leurs formes. Cette part est loin d’être majoritaire, mais elle n’est pas pour autant négligeable, ce que confirme une autre méthodologie de comptage. Il s’agit ici, pour les policiers, de classer trois réponses par ordre d’importance. Ceux qui prônent la vigilance à l’égard des immigrés – que ce soit en premier, deuxième ou troisième choix – sont alors deux fois plus nombreux : un policier sur cinq. Parmi eux, un tiers place les jeunes ou les extrémistes en deuxième position, instaurant une association d’idées entre immigrés, jeunes et extrémistes, ce qui en dit long sur les représentations policières.
Notre objectif est d’établir les caractéristiques socio-démographiques des officiers et des gardiens de la paix qui ont mentionné les immigrés comme catégorie à risque : constituent-ils un groupe à part, en termes d’âge, de sexe, de classe sociale, de niveau d’étude, de position professionnelle et de représentations sur le rôle social et politique de la police ? Premier point important, les différences observées sont très légères. On ne peut inférer a priori la relation que les policiers entretiennent avec la population immigrée en fonction d’appartenances sociales ou professionnelles facilement identifiables. Est ici confirmé ce que les observations qualitatives ont déjà montré aussi bien en France que dans les pays anglo-saxons [4] : en dehors de fanatiques notoires, il est difficile de trouver des caractéristiques sociales stables parmi des policiers qui tiennent le même discours, sans compter que chez un même policier le discours peut varier tout au long de sa carrière.
Si l’on compare des policiers préoccupés par le contrôle de la population immigrée et les policiers de même grade que cela indiffère (qu’on appellera désormais les « vigilants » et les « non-vigilants »), le profil sociodémographique des uns et des autres avant leur entrée dans la police est relativement semblable. Qu’ils soient officiers ou gardiens de la paix, les « vigilants » ne sont ni plus jeunes, ni plus particulièrement issus des classes populaires, ni moins diplômés. En bref, aucune différence d’âge, de catégorie socio-professionnelle du père, de la mère, du conjoint, de niveau d’étude, de type d’étude, de secteur et du type d’emploi précédemment occupé ne permet de distinguer les policiers particulièrement vigilants à l’égard des immigrés de ceux qui ne s’en préoccupent guère.
On trouve tout autant d’enfants de policiers (autour de 10 %) de part et d’autre. Il y a, certes, moins de femmes chez les « vigilants » (11 % contre 15 % parmi les « non-vigilants »), mais cet écart reste minime. En termes d’origine sociale, on remarque en fait une seule différence significative qui ne concerne qu’un seul grade : les gardiens de la paix vigilants à l’égard des immigrés ont davantage passé une partie de leur enfance à la campagne (44 % d’entre eux contre 37 % parmi les « non-vigilants »). En termes de grade, la distribution est loin d’être aussi clairement pyramidale qu’en 1982 : il y a 10 % d’officiers et 88 % de gardiens de la paix parmi les « vigilants » contre 14 % et 84 % parmi les « non-vigilants ». La différence est faible.
Différences peu significatives
L’ancienneté dans le métier n’a d’incidence qu’au grade d’officier où les « non-vigilants » sont nettement plus jeunes. Le premier service policier d’affectation est plus déterminant, et ce, pour les deux grades, dans le cas des compagnies républicaines de sécurité : 16 % des gardiens de la paix et 9 % des officiers « vigilants » ont commencé leur carrière dans les CRS contre 12 % et 4 % chez leurs homologues « non-vigilants ». Le fait d’être actuellement en CRS continue de peser dans l’estimation du contrôle des immigrés, tout au moins au grade de gardien de la paix, puisque 14 % des « vigilants » appartiennent à ce service contre 9 % des « non-vigilants ».
Plus largement, on peut établir un lien entre l’idée qu’il faut opérer un contrôle plus serré des immigrés, l’exercice du maintien de l’ordre et l’activité de patrouille : quand on demande aux policiers les trois rôles qu’ils occupent le plus fréquemment, il apparaît que 17 % des gardiens de la paix « vigilants » font en effet du maintien de l’ordre contre 13 % des « non-vigilants » qui sont en outre moins affectés en patrouille. Cette différence reste relativement stable quand on demande aux policiers les trois rôles dans lesquels ils se sentent les plus compétents : 17 % des « vigilants » mentionnent le maintien de l’ordre tandis que 12 % des « non-vigilants » mettent en avant une telle compétence. À l’inverse, la différence s’accroît quand il s’agit d’avancer comme compétence principale le contact avec le public, avancée par 32 % de gardiens de la paix « non-vigilants » contre 28 % parmi les « vigilants ». En bref, ceux qui estiment avoir des qualités en matière de police « musclée » sont plus enclins à affirmer que le contrôle des immigrés est une priorité.
Autres éléments plus déterminants encore, du moins au grade de gardien de la paix : les policiers affectés en province (61 % d’entre eux) sont plus méfiants à l’égard des immigrés que leurs homologues franciliens (54 %). Il s’agit en outre plus fréquemment de policiers qui sont installés dans leur région d’origine, qui travaillent avec des horaires atypiques plutôt qu’en horaires de bureau, en tenue (78 %) plutôt qu’en civil (73 %). Une partie des policiers « vigilants » correspond ainsi au stéréotype du gardien de la paix en uniforme qui travaille dans sa province natale, plutôt sur la voie publique, avec une préférence pour le maintien de l’ordre. Il convient cependant d’insister dès à présent sur le fait qu’en termes d’origine sociale et professionnelle, les différences entre les deux groupes sont assez minces, dépassant rarement les 7 points.
Les écarts sont plus affirmés quand il s’agit de la satisfaction professionnelle. Les officiers qui prônent la vigilance à l’égard des immigrés sont sensiblement plus nombreux à avoir vécu une situation de conflit extrême avec leurs collègues ou un supérieur hiérarchique (43 % d’entre eux contre 34 % parmi les « non-vigilants »). 66 % des officiers et 63 % des gardiens de la paix non-vigilants déclarent par ailleurs n’avoir rencontré aucune difficulté personnelle occasionnée par le métier, soit bien plus que les officiers et les gardiens de la paix qui prônent la vigilance (56 % et 59 %). 44 % des officiers et 34 % des gardiens de la paix « vigilants » déclarent en outre avoir connu des problèmes avec leur conjoint contre 25 % parmi les « non-vigilants » de même grade.
Les projets de carrière divisent également très clairement les policiers, quel que soit le grade. Les deux tiers des officiers et des gardiens de la paix « vigilants » souhaitent rester au même poste au même endroit (soit deux fois plus que les « non-vigilants »). Cela ne veut pas dire nécessairement qu’ils sont à la veille de la retraite. Ils font partie de cette catégorie de policiers dits « casaniers », qui ne veulent pas changer de poste, alors que la mobilité est prônée dans la profession pour éviter l’usure.
Les policiers ne se distinguent pas seulement en termes de position professionnelle, mais aussi en termes de positionnement sur ce que doit être ou ne doit pas être leur métier (vocation, mission, partenaires, clientèle privilégiée). On peut réduire ces diverses conceptions à deux pôles : une police tournée vers le service public vs une police musclée. Les policiers particulièrement vigilants à l’égard des immigrés présentent une constellation d’opinions assez cohérentes. Les motivations initiales avancées par les uns et les autres sont significatives. 47 % des gardiens de la paix et 22 % des officiers « vigilants » affirment être entrés dans la police pour le salaire et la sécurité de l’emploi contre 40 % et 15 % parmi leurs homologues « non vigilants ». Seulement 14 % des gardiens de la paix affirment avoir choisi la police pour faire un métier de contact et un métier utile contre 20 % parmi leurs homologues « non vigilants ». On peut donc établir un lien entre une forme de vocation (altruiste) pour le métier et l’absence de mention des immigrés comme cible privilégiée des policiers.
Dans le même ordre d’idée, les policiers « non vigilants » veulent travailler plus étroitement avec les éducateurs, les assistantes sociales ou les associations tandis que les « vigilants » insistent sur une plus étroite collaboration avec gendarmes et magistrats. De la même manière, pour les gardiens de la paix « non vigilants », le secours aux personnes en danger est la deuxième mission de la police, pour les « vigilants », c’est l’arrestation des délinquants. Des scissions se font également entre policiers sur les causes qu’ils assignent à l’augmentation de la délinquance : ceux qui n’estiment pas le contrôle des immigrés comme une priorité invoquent deux fois plus que les autres la pauvreté et le chômage. Les « vigilants » optent de leur côté davantage pour le manque de sanctions judiciaires et le manque de places en prison. En d’autres termes, ceux qui mettent en avant la réduction des inégalités sociales n’ont pas le même point de vue sur les immigrés que ceux qui considèrent que la solution pour réduire la délinquance est du côté répressif. Cette division politique rejoint celle sur la place des femmes dans la police : 31 % des officiers et 29 % des gardiens de la paix « vigilants » ne pensent pas que les femmes devraient intégrer tous les services de police contre 15 % et 22 % de leurs homologues « non vigilants ».
Des prises de position cohérentes
Ces prises de position distinctes à l’égard des immigrés, des femmes et des causes de la délinquance conduisent à une très forte divergence d’opinion sur la formation policière : les « non vigilants » veulent davantage de cours en sciences humaines et psychologie (51 et 35 % contre 41 et 27 % parmi les officiers et les gardiens de la paix partisans d’un contrôle accru des immigrés).
Au terme de ce recensement des positions occupées par les policiers qui revendiquent une plus grande vigilance à l’égard des immigrés et ceux qui ne les mentionnent pas comme population-cible, il importe de mettre l’accent sur un premier résultat : les différences de propriétés sociales et de position professionnelle entre les deux groupes de policiers sont soit inexistantes, soit minimes (inférieure ou égale à 5 points). La caricature du gardien de la paix venant de la campagne, retourné dans sa province, aimant le maintien de l’ordre constitue un type marginal parmi les policiers qui entendent surveiller de plus près les immigrés.
Les points de division les plus significatifs (avec un écart de plus de cinq points [5]) concernent davantage la conception du métier, notamment le projet professionnel (rester au même poste au même endroit est privilégié par les « vigilants »), le point de vue sur les causes de l’augmentation de la délinquance (manque de sanction de la justice pour les « vigilants », pauvreté et chômage pour les « non-vigilants »), la place des femmes dans la police (pas dans tous les services pour les « vigilants ») et l’amélioration de la formation (sciences humaines et psychologie pour les « non-vigilants »). C’est le second résultat de cette enquête : les policiers « vigilants », s’ils ne sont pas identifiables a priori, par leur position dans l’échiquier social et professionnel, le sont en revanche assez clairement par la relative cohérence de leurs prises de position sur le métier de policier.
Notes
[1] Cette enquête dite « Interface » est la première enquête statistique d’ampleur sur la profession. 67 451 policiers ont rendu un questionnaire exploitable. Cf. Gilles Hauser, Bernard Masingue, Les policiers, leurs métiers, leur formation, Paris, La Documentation française, 1983.
[2] Geneviève Pruvost, Philippe Coulangeon, Ionela Roharik, 1982-2003 : enquête sociodémographique sur les conditions de vie et d’emploi de 5221 policiers, Paris, INHES, 2003.
[3] Voir dans ce numéro (p. 11) l’article de Fabien Jobard et René Lévy sur « Les contrôles au faciès à Paris ».
[4] Peter A. Waddington, « Police (canteen) sub-culture : an appreciation », in Newburn, Tim (dir.), Policing Key Readings, Cullompton, Willan Publishing, 2005, p. 364-385 ; Simon Holdaway, Inside the British Police, Oxford, Basil Blackwell, 1983 ; Dominique Monjardet, Catherine Gorgeon, La socialisation professionnelle des policiers, étude longitudinale de la 121e promotion des élèves gardiens de la paix, Paris, INHES, 1992, 1993, 1995, 1999, 2004, 6 t.
[5] Les tableaux récapitulatifs sont disponibles sur le site suivant : www.cesdip.frspip.php?article318
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