Article extrait du Plein droit n° 82, octobre 2009
« La police et les étrangers (2) »
Contrôles d’identité : la discrimination légale
Nathalie Ferré
Maître de conférence en droit privé à l’université Paris XIII
Avant la loi « Sécurité et liberté » du 2 février 1981, ou loi « Peyrefitte », il n’existait pas de véritable réglementation consacrée aux contrôles d’identité dans le code de procédure pénale. En conséquence, sauf à établir un lien circonstancié entre la personne contrôlée et la commission d’une infraction, la police ne pouvait pas procéder à des interpellations préventives. Il était encore moins question de dispositif juridique spécifique permettant de contrôler la régularité du séjour des étrangers. Certes, depuis 1946, ces derniers sont tenus de justifier de leur présence régulière en France en cas de réquisitions policières, mais aucune articulation n’est alors envisagée par la loi entre contrôle d’identité et contrôle du séjour. Bien que la fermeture des frontières à toute nouvelle immigration de travail ait été décrétée en juillet 1974, la « chasse aux sans-papiers » n’est pas encore d’actualité. Il faut du reste attendre la loi Bonnet de janvier 1980 pour pouvoir expulser les étrangers en situation irrégulière et les retenir le temps de mettre à exécution leur départ forcé. L’ensemble du dispositif va se mettre progressivement en place et faire ainsi de la réglementation sur les contrôles d’identité comme un instrument indispensable de la lutte contre l’immigration dite irrégulière.
La loi Peyrefitte marque donc la naissance de la réglementation sur les contrôles d’identité, après un an de débats parlementaires houleux. Dans l’hémicycle, pour dénoncer ou défendre le projet, on parle peu d’immigration. C’est au nom de l’insécurité qu’est adoptée la disposition permettant de contrôler l’identité « pour prévenir une atteinte à l’ordre public, notamment une atteinte à la sécurité des personnes ou des biens ». Sur les bancs de l’assemblée nationale, en revanche, les députés de l’opposition parlent, pour combattre la loi, de délit de « sale gueule » ou de « visage au teint basané ou de chevelure trop longue ». Personne en effet n’est dupe des raisons qui conduisent les agents à intervenir et à procéder à un contrôle. Par ailleurs, le fait de se demander en quoi un contrôle d’identité peut contribuer à sauvegarder l’ordre public est une question qui n’a jamais été abordée de front par le législateur.
L’article relatif aux contrôles d’identité judiciaires fera, lui, l’objet de moins de discussions, alors même qu’il laisse, compte tenu de sa formulation, une marge d’action importante aux policiers. Pour procéder à ce type de contrôle, il faut pouvoir établir un lien entre la personne interpellée et une infraction. La police peut ainsi faire valoir un élément lui ayant permis, par exemple, de croire que la personne était sur le point de commettre un crime ou un délit ou qu’elle se préparait à en commettre un. Les contrôles d’identité dits judiciaires induisent donc également une appréciation subjective sur les comportements.
Une voie médiane
L’abrogation de la loi « Sécurité et liberté » figure parmi les 110 propositions du candidat Mitterrand, en 1981. Les contrôles d’identité préventifs ont vocation, si ce n’est à disparaître, à tout le moins à être subordonnés à de solides conditions. Si le ministre de la justice, Robert Badinter, est favorable à leur suppression pure et simple, considérant que les interpellations préventives constituent des dangers pour les libertés individuelles sans atteindre la finalité qui leur est attachée – maintenir l’ordre public –, le ministre de l’intérieur entend donner encore plus d’assise juridique aux pratiques policières.
Le différend est réglé par le choix d’une voie médiane, à savoir mieux encadrer la réglementation existante. En vertu de la loi du 10 juin 1983, l’identité de toute personne peut être contrôlée « dans des lieux déterminés, là où la sûreté des personnes et des biens se trouve immédiatement menacée ». Pour être légale, l’interpellation doit répondre à des conditions de lieu et de temps, censées donner un contenu à la notion vague de « menace à l’ordre public ». Dans la mesure où la légalité de l’opération est examinée a posteriori, ces exigences augmentent les chances d’annulation devant le juge [1].
La loi réécrit les hypothèses de contrôles d’identité judiciaires dans une configuration proche de la réglementation actuelle et met ainsi en place quatre situations dans lesquelles la police peut inviter quelqu’un à justifier de son identité : les agents invoquent un indice faisant présumer qu’une personne a commis ou tenté de commettre une infraction, qu’elle se prépare à commettre un crime ou un délit, qu’elle est susceptible de fournir des renseignements utiles à une enquête ou qu’elle fait l’objet de recherches ordonnées par une autorité judiciaire [2]. Enfin, la loi contient quelques garanties entourant la procédure de vérification d’identité, notamment l’obligation pour les agents de police de rédiger un procès-verbal, et l’interdiction de retenir la personne plus de quatre heures [3].
Dans le projet de loi figure surtout un article qui, pour la première fois, s’intéresse à l’articulation entre contrôle d’identité et contrôle de la régularité du séjour des étrangers : « Les dispositions des articles 78-1 à 78-3 [ce sont les dispositions qui réglementent les contrôles d’identité judiciaires et administratifs] sont applicables à toute personne soumise à des règles particulières qui lui font obligation de détenir certains titres relatifs à sa situation ou à son activité et dont la violation est sanctionnée pénalement ». Les étrangers, sans être les seuls visés, sont évidemment concernés puisqu’ils sont tenus de détenir un titre de séjour.
Afin de répondre aux critiques des députés parlant de discrimination au sujet dudit article, le garde des sceaux met en avant la liste des personnes soumises, de par leur profession ou activité, à des statuts spéciaux, des marchands ambulants aux chasseurs et pêcheurs. Mais s’il est facile de contrôler l’un d’entre eux dans le cadre de son activité ou profession et donc en amont de le repérer, la détermination de la qualité d’étranger est plus délicate. Robert Badinter rappelle l’existence des décrets de 1946 qui obligent les étrangers à justifier auprès des forces de l’ordre, sur réquisition, de leur présence régulière en France. Il n’en demeure pas moins que la détermination préalable de l’extranéité ou le seul fait de la présumer pour réclamer, dans un second temps, le document autorisant le séjour pose un problème éthique que les parlementaires ne sont alors pas prêts à affronter. L’articulation, sur le plan juridique, entre contrôle d’identité et contrôle du séjour reste donc en friche. Le ministre de la justice retire l’article décrié.
En marge de la loi
Cela n’empêche pas les policiers de multiplier les opérations en direction des étrangers. Elles se font clairement en marge de la loi. Trop attachée à son image de garante des libertés individuelles, la gauche préfère renoncer à ouvrir cette boîte de Pandore. Pourtant, à son tour, elle a fait du contrôle de l’immigration un objectif prioritaire. Ainsi, le législateur n’a pas remis en cause les instruments placés au service de la lutte contre l’immigration irrégulière, en particulier la possibilité de retenir les étrangers en instance de départ forcé.
Le juge, confronté aux pratiques policières, va devoir en tout état de cause statuer sur le rapport entre contrôle d’identité et contrôle du séjour. En septembre 1983, en effet, la chancellerie a adressé aux parquets des instructions explicites incitant les forces de police à agir sous couvert des décrets précités des 18 mars et 30 juin 1946. La loi du 10 juin 1983 est jugée déjà trop contraignante... La campagne et les résultats des élections municipales de 1983 ont laissé des traces en érigeant l’immigration en préoccupation sociale majeure et en transformant l’échiquier politique.
Certaines juridictions rendent des décisions particulièrement choquantes sur l’articulation entre la réglementation relative aux interpellations, régie par le code de procédure pénale, et celle définissant le statut des étrangers en France. La cour d’appel de Lyon autorise ainsi, dans un arrêt de sinistre mémoire rendu en 1984, la police à réquisitionner les titres de séjour directement sans avoir besoin de satisfaire aux dispositions du code précité, en légitimant la possibilité pour la police de s’en tenir à l’apparence pour présumer que la personne est étrangère. C’est, ditelle, « une bonne chose [...] Ainsi le souci du législateur d’épargner à la grande majorité des habitants du territoire, la très légère vexation que représentent les contrôles d’identité, soumet par la force des choses cette formalité à une minorité de personnes qui, dans bon nombre des cas seront distinguées des autres par leur seule apparence ».
La position de la Cour de cassation est, dans ce contexte, attendue. Dans les deux affaires qui lui sont soumises, les interpellations qui ont permis d’établir la situation administrative irrégulière ne respectent pas les conditions de fond posées par le code de procédure pénale. Les juges du fond concluent à l’annulation de la procédure. Pour ces derniers, en effet, les décrets de 1946 n’autorisent pas les agents à contourner les exigences légales concernant les contrôles d’identité. La Cour de cassation censure cette motivation et considère au contraire que les textes réglementaires sont applicables dès lors que la police peut faire valoir à l’encontre de la personne contrôlée un élément objectif de nature à faire apparaître sa qualité d’étranger [4]. Peu importe le code de procédure pénale et son éventuel respect !
La Cour consacre donc l’existence d’un régime propre aux étrangers ou présumés tels. Pour agir sur le fondement des textes de 1946, il faut pouvoir invoquer un ou des signes extérieurs d’extranéité. On se souvient avec délice des exemples donnés par quelques circulaires du ministère de l’intérieur ou de la justice pour illustrer cette notion d’extranéité, comme le fait de jouer d’un instrument folklorique étranger dans la rue... On sait avec plus d’assurance ce que la notion exclut : toute distinction opérée à partir du physique, de la couleur de la peau ou encore de la tenue vestimentaire.
La nouvelle majorité de droite élue en 1986 se saisit très vite de l’occasion pour consacrer dans la loi le régime de contrôle propre aux étrangers. Désormais, l’intérêt que représente la procédure d’interpellation dans la police des étrangers est assumé politiquement : c’est une mesure contraignante majeure pour arrêter des étrangers en situation irrégulière et un maillon indispensable dans le processus d’éloignement forcé. Le législateur prend juste quelques précautions d’usage pour franchir le cap du Conseil constitutionnel.
En juin 1986, le gouvernement dépose ainsi quatre projets de loi, un premier portant sur la lutte contre le terrorisme, un autre sur la lutte contre la criminalité, un troisième sur les conditions d’interpellation et un dernier sur l’entrée et le séjour des étrangers en France. Tous sont adoptés en septembre. La présence simultanée de ces textes est prompte à nourrir les amalgames entre immigration, délinquance, terrorisme et insécurité.
La loi du 3 septembre 1986 contient peu de dispositions et conserve l’architecture née de la réforme précédente, mais elle est importante sur le plan symbolique. Sans souci d’exhaustivité, notons qu’elle institue, sous l’article 78-1 du code de procédure pénale, un principe selon lequel tout individu doit accepter de se soumettre à une opération de contrôle d’identité [5]. Elle choisit d’étendre le dispositif répressif en cas de refus de se prêter aux opérations de vérification et revient à la formulation mise en place par la loi « sécurité et liberté » pour justifier les contrôles préventifs (« pour prévenir une atteinte à l’ordre public »). La loi contient en particulier un article réservant aux étrangers un traitement spécifique : « la personne de nationalité étrangère dont l’identité est contrôlée en application des dispositions du présent article doit être en mesure de présenter les pièces ou documents sous le couvert desquels elle est autorisée à séjourner en France ».
La formulation choisie sème toutefois le doute, compte tenu des objectifs poursuivis, à savoir faciliter l’action de la police pour interpeller des étrangers en situation irrégulière. À la lecture du texte, la procédure paraît devoir être découpée en deux temps : un premier temps où la police agit dans le cadre du code de procédure pénale afin d’établir, le cas échéant, l’extranéité, et un éventuel second temps si la qualité d’étranger est présumée – ou plutôt si la personne contrôlée n’a pas pu établir qu’elle était française – où l’individu doit justifier de la régularité de sa présence sur le territoire français. Cette interprétation littérale annihile toute différence de traitement et entend affirmer qu’il existe une seule procédure de contrôle d’identité applicable à tous. Elle serait susceptible de remettre en cause la jurisprudence de 1985 sur « les signes extérieurs d’extranéité ».
Conforme à la Constitution
Une telle lecture, garante des libertés individuelles et respectueuse du principe de non-discrimination, a été vite contrariée. Selon le rapporteur du projet, « l’article 78-2 ne joue qu’en l’absence d’éléments extérieurs à la personne même de l’intéressé ayant révélé sa nationalité étrangère ». Les circulaires d’application qui suivront l’adoption de la loi vont dans le même sens, rappelant la possibilité d’agir directement sur le fondement de la disposition nouvelle pour procéder à l’interpellation d’un étranger. Elles comprennent – notamment celles du 13 septembre 1986 – des développements substantiels sur l’utilisation de la jurisprudence au service de la lutte contre l’immigration irrégulière. Ce qui peut aujourd’hui paraître banal – une circulaire pour mieux appréhender des sans-papiers – ne l’était pas encore il y a vingt ans.
La différence de traitement entre Français et étranger ne sera jamais par la suite remise en cause. Elle s’est même dans une certaine mesure accentuée. Plus discrète, elle ne figure plus sous l’article 78-2 du code de procédure pénale, mais est inscrite depuis la loi du 24 août 1993 dans la réglementation spécifique applicable aux étrangers [6]. Cela a donné l’occasion au Conseil constitutionnel d’examiner ce statut spécifique à la lumière du principe de non-discrimination. Il a considéré que la disposition en cause était conforme à la Constitution. Il a toutefois posé une réserve d’interprétation dans les termes suivants : « la mise en oeuvre des vérifications ainsi confiées par la loi à des autorités de police judiciaire doit s’opérer en se fondant exclusivement sur des critères objectifs et en excluant, dans le strict respect des principes et règles de valeur constitutionnelle, toute discrimination de quelque nature qu’elle soit entre les personnes » [7].
Si l’existence de ce régime propre aux étrangers encourage les pratiques policières discriminatoires, celui-ci ne leur sert que rarement de fondement. Trop fragile, il offre une marge d’action fort étroite. Les agents de police peuvent procéder avec davantage de sécurité – autrement dit sans risquer l’annulation de la procédure – à des opérations dans le cadre de réquisitions du procureur de la République, à des contrôles dans les gares ou autres structures de transport ouvertes au trafic international ou encore interpeller une personne en établissant un lien avec une infraction (préparée, tentée ou commise). L’utilisation du « droit commun » est plus efficace... car elle permet de couvrir les pratiques hors la loi. !
Notes
[1] Cass. crim. 4 octobre 1984, Bull. n° 287 : le contrôle d’identité opéré dans le métro est nul, selon la Cour de cassation, car la police n’a pas précisé en quoi la sûreté des personnes et des biens était menacée lors du contrôle.
[2] Dans l’actuelle réglementation, on a juste remplacé la notion d’indice par celle de raison plausible.
[3] Art. 78-2 et 78-3 du code de procédure pénale.
[4] Cass. crim. 25 avril 1985, Bull. crim. n° 159.
[5] Cela ne dispense pas la police de respecter les conditions de fond prévues par les dispositions suivantes.
[6] À l’origine, l’article 8 de l’ordonnance du 2 novembre 1945, devenu l’article L. 611-1 du Ceseda.
[7] DC 13 août 1993 n° 93-325.
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