Article extrait du Plein droit n° 76, mars 2008
« Hortefeux, acte 1 »
Regroupement familial : l’acharnement
Véronique Baudet
Juriste, membre du Gisti
Les réformes du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) – et avant lui de l’ordonnance du 2 novembre 1945 – se suivent et se ressemblent au moins sur un point, le regroupement familial y tient toujours une place de choix. Aussi, n’est-il pas inutile, en préalable, de définir ce que l’on entend par regroupement familial. Il s’agit de la procédure qui permet à un étranger régulièrement installé en France de faire venir auprès de lui son conjoint et ses enfants mineurs. Le droit à une vie familiale normale s’applique aux étrangers comme aux nationaux. Le Conseil d’État l’a érigé en principe général du droit en 1978 en s’appuyant sur le Préambule de la Constitution de 1946. Il a ensuite été consacré principe constitutionnel par le Conseil constitutionnel en 1993. Il est également protégé par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui garantit le droit au respect de la vie privée et familiale.
Malgré ces « protections », le regroupement familial n’a cessé de faire l’objet de mesures restrictives ces quinze dernières années. La marge de manœuvre des pouvoirs publics est pourtant étroite. En raison des textes internationaux qui protégent le droit des personnes à une vie familiale normale, ils ne peuvent purement et simplement stopper la venue des familles, comme cela avait été fait pour l’immigration de main-d’œuvre en 1974. En revanche, ils peuvent durcir les conditions d’accès au regroupement et complexifier la procédure. Au fil des années et des réformes, ils ne s’en sont pas privés. La multiplication des conditions posées à la mise en œuvre du regroupement familial a fini par vider de toute substance l’effectivité de ce droit. Pourquoi un tel acharnement ?
Dès le début des années 90, au niveau européen et dans la perspective de l’entrée en vigueur du Traité de Maastricht, un groupe ad hoc « Immigration », mis en place par les États membres, recommande une réflexion rapide sur l’harmonisation des politiques de regroupement familial et d’asile. Pourquoi ces deux thèmes ? Parce qu’ils constituent des droits garantis par différents textes internationaux. Les États membres doivent alors réfléchir à l’élaboration de règles communes qui, tout à la fois, sont supposées respecter le principe du droit à une vie familiale et ne permettent pas à toutes celles et ceux qui voudraient revendiquer l’application de ce droit de le faire. En mai 1992, la Commission européenne et le Parlement formulent quelques propositions d’harmonisation plutôt libérales et respectueuses du droit international. Mais en juin 1993, c’est un texte d’une toute autre teneur qui est adopté à Copenhague par les ministres chargés de l’immigration des douze États membres [1]. La « résolution » entend fixer les principes de base des futures politiques des États membres en matière de regroupement familial. La famille est entendue au sens restrictif, seuls les conjoints et les enfants mineurs du couple sont visés. La présomption de fraude est déjà très présente. Le regroupement familial peut être refusé si le mariage a été contracté afin de permettre l’entrée sur le territoire. Il peut être remis en cause si une fraude est découverte ou si les conditions requises ne sont plus remplies. Bien qu’il soit informel, ce texte a rapidement influencé les législations nationales.
En France, dès 1993, des restrictions sont apportées aux conditions du regroupement familial. Elles s’inscrivent dans une politique de maîtrise des flux migratoires. La loi Pasqua du 24 août 1993 entend lutter contre la fraude à laquelle donne lieu une partie des procédures régulières de délivrance des titres de séjour. Jean-Pierre Philibert, député et rapporteur du projet à l’Assemblée nationale cite les « regroupements familiaux, basés sur une conception très extensive de la famille que l’Oni [Office national d’immigration] n’est pas toujours en mesure de contrôler ». L’objectif est alors de « mieux maîtriser les deux sources d’immigration qui expliquent depuis plusieurs années la progression du solde migratoire, le regroupement familial et l’asile ».
On retrouve ce même objectif dans la loi du 26 novembre 2003 qui, une nouvelle fois, réforme le regroupement familial en s’appuyant sur la directive européenne du 22 septembre 2003. Si ce texte communautaire porte sur le « droit » au regroupement familial, en réalité il laisse une marge d’appréciation très grande aux États membres, en permettant de nombreuses dérogations aux règles qu’il fixe [2]. Chaque réforme restrictive des conditions du regroupement familial a eu des effets immédiats sur le nombre d’étrangers bénéficiaires de la procédure. Si de 2000 à 2002 [3], le nombre de personnes entrées au titre du regroupement familial a régulièrement augmenté, passant de 21 404 en 2000 à 27 267 en 2002, à partir de 2003 la baisse est amorcée. Conséquence de l’application de la loi du 26 novembre 2003 (voir encadré p. 7), cette diminution est très nette en 2005 (22 978 bénéficiaires) et en 2006 (18 140 bénéficiaires). En outre, on observe une baisse régulière du nombre moyen de personnes par dossier : 1,64 en 2004, 1,6 en 2005 et 1,52 en 2006.
L’utile contre l’indésirable
L’année 2006 marque un tournant. Le choix est alors fait par le ministre de l’intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, d’opposer deux conceptions de l’immigration, celle qui serait « choisie » et qui doit être favorisée et celle qui serait « subie » et doit être freinée. L’immigration choisie est une immigration qui doit répondre aux besoins de la France, elle est essentiellement professionnelle. Elle va consister à ouvrir le marché du travail dans les secteurs en pénurie de main-d’œuvre, à mettre en place une carte de séjour pour les migrants hautement qualifiés, à accueillir les meilleurs étudiants étrangers. Tel qu’il est posé, ce concept conduit à lui opposer celui de l’immigration dite « subie ». L’immigration familiale est présentée comme le symbole de cette immigration non choisie qu’il convient de freiner, notamment parce qu’elle ne serait pas utile à la France.
La loi du 24 juillet 2006 s’y emploiera. Le gouvernement de l’époque présente de nombreux arguments pour justifier cette approche « plus stratégique » de sa politique migratoire. Outre les arguments économiques – l’immigration pour motif de travail serait utile aux entreprises et favorable à l’intégration puisque liée à l’occupation d’un emploi –, les statistiques sont très souvent citées pour éclairer le déséquilibre existant entre les immigrations subie et choisie. En 2004, l’immigration familiale a représenté 76,9 % des flux légaux vers la France (soit 102 619 personnes), tandis que l’immigration à des fins professionnelles a compté pour 5 % des flux seulement [4]. En 2005, l’immigration pour motif de travail a concerné seulement 11 400 personnes, soit 7 % des flux migratoires accueillis par la France. Or, souligne Thierry Mariani, rapporteur du projet de loi à l’Assemblée nationale, par une démonstration simpliste, « plus de 100 000 étrangers se voient délivrer chaque année un titre de séjour qui leur permet de travailler. Mais au lieu de permettre de répondre aux besoins de l’économie française, cette immigration pèse au contraire négativement sur le marché de l’emploi. En effet, dans leur immense majorité, ces étrangers ont été admis au séjour pour motifs familiaux ; ils ne correspondent pas aux besoins de l’économie française. Au contraire, ils viennent gonfler le nombre des demandeurs d’emploi, ce qui explique le fort taux de chômage de la population étrangère en France ».
La dernière réforme du CESEDA, issue de la loi Hortefeux du 20 novembre 2007, entend poursuivre celle engagée par la loi de 2006. Le président Nicolas Sarkozy en a fait une priorité. « [Le] regroupement familial dont le caractère de droit n’est pas remis en cause, […] doit répondre à des critères relatifs à la possession d’un logement et de revenus suffisants pour faire vivre sa famille et à l’existence d’une véritable volonté d’intégration, évaluée notamment par un début d’apprentissage de la langue et de la culture françaises avant l’entrée en France ». Présentant le projet de loi dont il était le rapporteur à l’Assemblée nationale, le député Thierry Mariani précise que « l’une des caractéristiques principales de l’immigration en France est sa totale déconnexion avec les besoins économiques du pays. En effet, si les populations immigrées, majoritairement entrées en France pour des raisons familiales, connaissent un taux de chômage double de la moyenne nationale, dans le même temps de nombreux secteurs de l’économie française connaissent des pénuries de main-d’œuvre ».
Lors de son audition, le 25 juillet 2007, par la Commission des lois de l’Assemblée nationale, Brice Hortefeux, ministre de l’immigration, ajoute que « pendant près de trente ans, au prétexte de protéger l’emploi national, les pouvoirs publics ont verrouillé l’introduction en France d’étrangers pourvus d’un emploi par un système de contrôles a priori effectués par l’administration du travail. Dans le même temps, contre toute logique, la puissance publique a laissé entrer un flux croissant d’immigration familiale ». L’objectif du projet de loi est de « réduire la part prépondérante de l’immigration familiale et renforcer le parcours d’intégration en France des candidats au regroupement familial ». Une nouvelle fois, les chiffres sont appelés à la rescousse pour appuyer le propos du ministre. « Avec 94 500 premiers titres de séjour délivrés en 2005, l’immigration familiale demeure le principal vecteur de l’immigration, loin devant les flux d’étudiants, qui concernent 49 000 personnes et les flux de travailleurs, qui concernent 13 600 personnes ».
Trois réformes en quatre ans
|
Pour justifier la nécessité d’encadrer de manière encore plus restrictive le regroupement familial, de nombreux chiffres sont toujours cités, différents concepts sont employés comme ceux d’immigration familiale ou d’entrées pour raisons familiales. Que recouvrent-ils dans la réalité ? L’immigration familiale comporte plusieurs composantes : le regroupement familial stricto sensu, les familles de Français (le conjoint, les parents, les enfants, les ascendants), les étrangers dont les liens personnels et familiaux en France sont tels que le refus d’autoriser leur séjour porte atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale garantie par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). En 2006, indique le Quatrième rapport annuel du Comité interministériel du contrôle de l’immigration (CICI) publié en décembre 2007 [5], l’immigration familiale représente 98 780 titres de séjour, soit sensiblement la moitié (51,6 %) des premiers titres de séjour délivrés et 7,3 fois plus que l’immigration économique. Au sein de l’immigration familiale, le nombre de titres délivrés aux membres de famille admis dans le cadre du regroupement familial est de 18 140 selon les chiffres de l’Anaem, 20 005 selon le ministère de l’intérieur [6], soit une baisse de 15,2 % par rapport à 2005. Le regroupement familial ne représente donc qu’un cinquième du total de l’immigration familiale.
Dans son précédent rapport rendu en 2006, le CICI notait que le regroupement familial « est appelé à diminuer au cours des prochaines années en raison de l’attrition progressive de ses sources », que sont les trois vagues d’immigration déployées pendant les années 1969-1973, 1979-1980, 1987-1989. En décembre 2007, il ajoute « à condition que ne s’amplifie pas la demande de regroupement familial d’étrangers entrés en France au cours des dernières années », ce qui correspond à la quatrième vague d’immigration centrée sur les années 1999-2003. « Les demandeurs de regroupement sont en effet, jusqu’à une période récente, des personnes entrées en France de longue date, y compris il y a plus de trente ans pour certaines d’entre elles. Le vieillissement de ces générations d’immigrants conduit à la diminution rapide du nombre de membres de leur famille qu’ils sont susceptibles de faire bénéficier du regroupement ». La composante « la plus dynamique » de l’immigration familiale, conclut le rapport, ce sont les familles de Français avec 55 875 titres délivrés.
Des travailleurs potentiels
Toute la politique mise en œuvre consiste à opposer l’immigration familiale et l’immigration économique, les travailleurs et les membres de familles. Or, les conjoints d’étrangers qui entrent légalement en France dans le cadre du regroupement familial ne sont-ils pas des travailleurs potentiels ? Ils sont titulaires soit d’une carte de résident, soit, depuis 2004, d’une carte de séjour temporaire « vie privée et familiale », qui comportent toutes deux une autorisation de travailler. Leur motif de migration n’est pas professionnel, ils sont venus en France pour exercer un droit qui est celui de rejoindre leur famille. Mais beaucoup travaillent. François-Noël Buffet, sénateur et rapporteur du projet de loi Hortefeux au Sénat souligne « les titulaires d’une carte de résident ou d’une carte de séjour temporaire vie privée et familiale travaillent dans leur majorité et l’immigration de travail d’aujourd’hui est le terreau de l’immigration familiale de demain ». En mars 2006, un rapport du Centre d’analyse stratégique allait dans le même sens. « Si l’immigration pour motif de travail est marginale en France, une partie très importante des migrants arrivés en France pour des motifs familiaux accède ensuite au marché du travail » [7]. Puisque l’intégration est devenue le maître mot de toute politique, un des objectifs prioritaires du contrat d’accueil et d’intégration – obligatoire – ne devrait-il pas être de favoriser l’intégration professionnelle de ces populations [8] ?
L’acharnement avec lequel les gouvernements successifs se sont attaqués au regroupement familial aboutit à ce paradoxe que de moins en moins de conjoints et/ou d’enfants entrent légalement en France en faisant jouer leur droit à une vie familiale normale. L’étranger à qui le regroupement familial est refusé peut toujours se prévaloir de l’atteinte disproportionnée que ce refus porte au droit au respect de sa vie privée et familiale. En effet, la protection tirée de l’article 8 de la CEDH permet au juge administratif de considérer parfois que le refus de regroupement familial porte une atteinte disproportionnée à ce droit. Nous ne sommes plus alors dans la mise en œuvre d’un principe constitutionnel mais dans la bataille, livrée devant les tribunaux, que doivent mener les familles pour faire reconnaître leur droit de vivre ensemble.
Notes
[1] Voir « Consensus autour d’une régression », Plein droit n° 25, juillet-sept. 1994.
[2] Voir « L’Europe contre le regroupement familial », Plein droit n° 59-60, mars 2004.
[3] Après la réforme de 1993, la loi Chevènement du 11 mai 1998 assouplit les conditions du regroupement familial. Les chiffres repartent à la hausse jusqu’en 2002.
[4] La Croix, 1er mai 2006.
[5] Ce rapport est publiée à la Documentation française, décembre 2007. Il est disponible en ligne : http://lesrapports.ladocumentationfranc aise.fr/BRP/074000765/0000.pdf
[6] L’explication fournie par le CICI sur l’écart existant entre ces deux statistiques est la suivante. Le ministère de l’Intérieur décompte les premiers titres de séjour en les imputant à l’année civile de leur date de début de validité. L’Anaem décompte des visites médicales préalables à l’obtention des titres de séjour en les imputant à l’année civile de la date de passage physique de la visite médicale.
[7] « Besoins de main-d’œuvre et politique migratoire », mars 2006.
[8] De ce point de vue, il faut souligner un aspect positif de la loi du 20 novembre 2007. Jusqu’à présent, les étrangers signataires du contrat d’accueil et d’intégration pouvaient demander à bénéficier d’un bilan de compétences approfondi réalisé par l’Agence nationale pour l’emploi dans le but d’analyser leurs compétences, leurs aptitudes afin de définir un projet professionnel. Ce bilan est désormais obligatoire.
Partager cette page ?