Article extrait du Plein droit n° 73, juillet 2007
« Le tri des étrangers »

Du pillage des cerveaux

Violaine Carrère

Chargée d’étude au Gisti
L’exil de personnes au niveau de formation élevé n’est ni un phénomène nouveau ni un phénomène uniquement circonscrit aux migrations du Sud vers le Nord. Pourtant, le thème de l’« immigration choisie » a fait prospérer des images qui tendent à montrer des pays du Nord désireux d’attirer prioritairement les élites du Sud. Quelle est la pertinence de ces images ?

Comme une traînée de poudre, l’expression pillage des cerveaux s’est répandue, de tracts en déclarations et de blogs en articles de presse, durant tous les mois du débat qu’a suscité la réforme du code de l’entrée et du séjour des étrangers dite Sarkozy II, en 2005 et 2006. Dès les premières annonces du projet de loi, le combat mené par ses opposants a utilisé des images fortes, en particulier celle du travailleur migrant « jetable », mais le thème du pillage des cerveaux des pays du Sud est l’un de ceux qui a été le plus repris par les divers médias.

Sur le continent africain, déjà rendu plus que sensible à la notion de pillage du fait de son histoire traversée par l’esclavage, la colonisation et l’exploitation par des tiers des ressources naturelles, la formule a connu un grand succès. Le président sénégalais Abdoulaye Wade n’a pas hésité à affirmer, lors d’une visite de l’auteur de la réforme, Nicolas Sarkozy, à l’époque ministre de l’intérieur, que la nouvelle loi organisait « le pillage des cerveaux de l’Afrique  ». L’image a été reprise par Alpha Oumar Konaré, Abdou Diouf et d’autres responsables politiques ou personnalités de la société civile en Afrique de l’Ouest. Des manifestants au Mali, au Bénin s’en sont saisis pour exprimer leur colère à l’occasion de visites du ministre de l’intérieur français.

Le succès d’une formule ne saurait être dû au hasard ; qu’est-ce qui rend l’expression pillage des cerveaux si attractive, alors même que le phénomène qu’elle décrit – le départ de personnes dotées d’un haut niveau de formation vers des pays où elles trouveront sans problème à s’employer contre une bonne rémunération - est loin d’être nouveau ?

Vient à l’esprit que le caractère vaguement cannibale de l’expression doit être pour beaucoup dans la facilité avec laquelle elle a ainsi circulé. Des cerveaux pillés, de la matière grise sortant de boîtes crâniennes... L’image est à ce point forte qu’elle se passe de commentaires et frappe immédiatement les esprits, dans toute sa violence. Le fantasme contenu dans le cannibalisme se comprend sans qu’il y ait besoin de longues explications théoriques ; chacun peut concevoir aisément que consommer le cerveau (de l’ennemi) permette de s’approprier son savoir, son intelligence.

La rhétorique du pillage des cerveaux, avec l’efficacité de sa symbolique, masque bien sûr, aux yeux des citoyens européens comme dans les pays du Sud, le fait que la grande majorité des migrants que la riche Europe souhaite attirer et attire effectivement sont des migrants peu ou pas qualifiés. Le départ de « cerveaux » des pays du Sud vers ceux du Nord relève peut-être moins d’un pillage organisé que du phénomène, étendu à toute la planète, de la circulation des élites.

Pour parler du départ de jeunes gens formés dans les pays riches vers d’autres pays riches, cependant, on n’utilise pas la même image, alors que le phénomène existe bel et bien, et même dans des proportions et une évolution telles qu’il n’a pas manqué d’inquiéter, et de faire l’objet d’études et de rapports. Tour à tour le BIT, l’OIM, l’OCDE [1], la Commission européenne, des fondations privées, des institutions publiques, des chercheurs, aux Nations Unies, en Europe, aux USA et dans divers pays du monde se sont penchés sur le sujet.

En France, en décembre 2003, l’Académie des technologies a remis à Mme Claudie Haigneré, ministre déléguée à la Recherche et aux nouvelles technologies, un « avis » sur « les flux de jeunes scientifiques et ingénieurs français vers d’autres pays, notamment les USA ». Les rédacteurs de cette note cherchent à définir « les indicateurs pertinents permettant le suivi  » de ces flux, afin « d’en évaluer l’importance et les conséquences  » et de « tenter de définir des politiques permettant de [les] maîtriser  ». « Derrière des chiffres d’émigration peu inquiétants en eux-mêmes, écrivent-ils en introduction, semble se profiler une menace réelle de processus cumulatif de déperdition de capital humain repérable, notamment dans le comportement des jeunes docteurs français [...] ».

Les termes qui viennent sous la plume des signataires de cet avis pour nommer le processus qu’ils analysent sont d’une part le mot « fuites » (« le phénomène de “fuite des cerveaux” français et européens est dénoncé depuis longtemps  », disent-ils), et d’autre part le mot « drainage », lequel reprend l’expression consacrée dans les pays anglo-saxons : « brain drain ».

Or, l’action de drainer, disent les dictionnaires [2], consiste à évacuer un excès d’eau dans des terrains trop humides, ou à favoriser l’écoulement de suppurations d’une plaie, d’un abcès. Il s’agit dans les deux cas de débarrasser de matières indésirables, d’assainir. On est bien loin de ce qu’évoque le mot piller qui, lui, signifie dépouiller, dévaliser, mettre à sac, de façon violente, voire destructrice.

Un capital humain qui circule

Lorsque des jeunes, formés en Europe, s’en vont aux États-Unis pour faire de la recherche ou pour s’employer dans l’industrie, l’image retenue de façon consensuelle, même pour déplorer le phénomène ou le dénoncer, est – curieusement – celle d’un procédé d’assainissement. Lorsqu’en revanche des jeunes formés sur les continents africain ou asiatique viennent travailler en Europe, c’est de pillage qu’il est question.

Les rapporteurs de l’« avis » à la ministre française de la recherche relèvent au demeurant que les pertes de matière grise subies par l’Europe sont loin d’atteindre le niveau de celles subies par les pays du Sud : « pour l’année 1993, par exemple, écrivent-ils, le nombre total d’ingénieurs et de scientifiques admis aux États-Unis culmina à plus de 23 000 parmi lesquels on ne recensa que 2 540 Européens de l’Ouest dont 153 Français  ». L’essentiel des cerveaux drainés par les USA provient bel et bien des continents pauvres que sont l’Asie, l’Afrique, l’Amérique du Sud et l’Europe de l’Est ou du Sud-Est.

Les pays riches qui voient leurs élites « fuir » s’alarment cependant et tous les travaux produits sur la question tentent d’imaginer des politiques visant à retenir ces élites. Où donc est l’assainissement suggéré par l’expression drainage  ? Peut-être faut-il le rechercher dans l’une des hypothèses énoncées dans la note de l’OCDE : « si les migrations de travailleurs qualifiés entre pays avancés sont effectivement temporaires, ces pays pourraient être deux fois gagnants. Ils ont la possibilité de recueillir les fruits de l’expérience acquise à l’étranger par leurs chercheurs et de bénéficier de l’arrivée constante de travailleurs qualifiés.  » Dans le cas de figure dont il est ici question (le départ, pour quelques années au plus, de doctorants ou de « post-docs »), le manque à gagner est peut-être compensé par le complément de formation que vont représenter ces années passées à l’étranger. A l’instar des autres produits ou capitaux, le capital humain circule, et finalement tout le monde y gagne. Il faut surveiller, limiter les fuites temporaires qui se transformeraient en départs définitifs, mais le « brain-drain » est susceptible de s’avérer être un « brain-gain ».

Bien différente est la situation des pays pauvres. Là-dessus, les auteurs de notes ou de rapports sont quasi unanimes : d’une part ces pays ont bien plus de difficultés que les pays riches à « produire » des élites intellectuelles, et d’autre part les émigrants (tiens, là on préfère le terme d’émigration à celui de fuites ou de départs  !) s’exilent bien plus souvent pour de longues durées, quand ce n’est pas définitivement.

Quelques données chiffrées, glanées dans divers documents, suffisent à planter le décor. Ainsi, 88 % des Chinois et 79 % des Indiens ayant reçu leur doctorat aux États-Unis en 1990-91 y travaillaient encore en 1995 [3]. Ou encore : 10 % seulement des étudiants boursiers envoyés par les pays du Maghreb en France reviennent ensuite dans leur pays.

S’agissant des médecins, le tableau revêt un caractère plus dramatique, parce qu’il prive les populations des pays d’origine d’accès aux soins : un quart des médecins formés dans les pays d’Afrique subsaharienne travaille dans l’un ou l’autre des pays du Nord ; quatre ans après leur diplôme, 40 % des médecins formés au Ghana ont quitté leur pays et, au bout de dix ans, ce chiffre s’élèverait à 75 % ; il y a davantage de médecins béninois exerçant en France qu’au Bénin, etc.

Sur le « marché du cerveau » en provenance des pays du Sud, les pays du Nord se livrent à une concurrence farouche [4]. Plus ils sont riches, plus ils sont susceptibles d’attirer les élites des pays pauvres, lesquels s’appauvrissent encore de l’exode de leurs élites. Le phénomène n’est pas près de se tarir puisque dans le domaine de la santé par exemple, tous les pays occidentaux limitent les entrées en formation de praticiens à coup de numerus clausus ou d’autres systèmes, organisant la pénurie de médecins pour les dix ou quinze ans à venir et tablant de façon cynique sur la venue de médecins des pays du Sud pour compenser ce manque. Tous corps de métiers confondus, on observe qu’au cours de la décennie 90, le nombre des migrants qualifiés vers les pays de l’OCDE a augmenté deux fois et demie plus vite que celui des migrants non qualifiés, et tout laisse à penser que l’écart a continué depuis à se creuser.

La Commission européenne avait d’ailleurs, dès la fin de l’année 2000 [5], préconisé d’« ouvrir les canaux de l’immigration légale à destination de l’Union  » aux travailleurs migrants. Dans sa communication d’alors au Conseil de l’Union sur la politique communautaire en matière d’immigration, elle avait ainsi défendu l’idée que « même si l’immigration ne constituera jamais en soi une solution aux problèmes que connaît le marché de l’emploi, les migrants peuvent apporter une contribution positive à ce dernier, à la croissance économique et à la pérennité de nos systèmes de protection sociale  ». La politique promue par la Commission, basée sur un « système approprié d’objectifs indicatifs  », concernait clairement aussi bien des travailleurs très qualifiés qu’une main-d’œuvre peu qualifiée et saisonnière. Reste que le départ de travailleurs qualifiés pose objectivement des problèmes cruciaux aux pays du Sud.

En marge de la Conférence euro-africaine de Rabat des 10 et 11 juillet 2006 « sur les migrations et le développement » (à laquelle l’Algérie ne participait pas), le ministre algérien des Affaires étrangères, Mohamed Bedjaoui, a déclaré que les exodes de jeunes ou moins jeunes diplômés « drainent près de 80 000 personnes par an, dont 23 000 diplômés universitaires et sont aujourd’hui une cause plutôt qu’une conséquence du sous-développement  ». Des responsables africains ont également exprimé à Rabat leur inquiétude sur le lancement d’une politique d’immigration « choisie » prônée tout particulièrement par la France et l’Espagne. « Il est évident que nous ne pourrons accepter une immigration qui va prendre ce qu’il y a de meilleur chez nous et fermer les portes à tous ceux qui ont des problèmes d’emploi  », a protesté le ministre des Maliens de l’Extérieur, Hamadoun Oumar Dicko.

Face aux accusations de pillage venant de toutes parts, mais en particulier d’Afrique, les responsables politiques français ont été contraints de tenter de répondre. Interrogé par le journal Jeune Afrique le 7 novembre 2006 [6], Nicolas Sarkozy se justifie ainsi : « Il y a eu malentendu. Je l’ai d’ailleurs rapidement dissipé avec Abdoulaye Wade et Abdou Diouf. C’est l’inverse que j’ai fait : j’ai fait voter dans la loi sur l’immigration et l’intégration la création d’une carte “compétences et talents”, dont le bénéfice sera réservé aux ressortissants des pays avec lesquels nous aurons conclu un accord bilatéral de gestion concertée des migrations. Cet accord précisera notamment les conditions dictées par les pays d’origine, sous lesquelles un étudiant pourra prolonger son séjour en France, après une première expérience professionnelle.  »

Un peu plus loin dans la même interview, accusé par ses interlocuteurs de vouloir retreindre drastiquement l’octroi de visas aux Africains, M. Sarkozy ne peut d’ailleurs s’empêcher de retourner l’argument en s’exclamant : « Faudrait-il que l’on vide l’Afrique de sa main-d’œuvre et de ses élites pour accueillir tout le monde en France ?  »

À chacune de ses rencontres avec des dirigeants africains, Nicolas Sarkozy s’est plaint d’erreurs d’interprétation sur ses intentions. « L’expression immigration “choisie” a été parfois mal comprise ou caricaturée. Il n’a jamais été question pour moi d’organiser une sélection unilatérale des migrants sur la base de leur diplôme  », a-t-il assuré, ajoutant : « l’immigration, dans mon esprit, doit être choisie par le pays de destination comme par le pays d’origine. Elle doit résulter d’un accord de volonté entre le pays de départ et le pays d’arrivée  ».

Un nouveau deal

Tout à son désir de flatter ces interlocuteurs dans le sens du poil de la souveraineté, le ministre français a ainsi dévoilé la clef de sa politique : il s’agit d’associer – ou faire mine d’associer – à la définition de règles sur l’émigration vers la France les dirigeants des pays source d’immigration, et du coup d’exiger d’eux qu’ils ne fassent pas obstacle au retour de leurs ressortissants et contrôlent leurs frontières afin de barrer la route aux migrations « non choisies », c’est-à-dire non désirées par la France. La voie proposée contre le pillage, fruit d’un malentendu, est l’assignation à résidence pour les uns et le séjour à l’étranger sous étroite surveillance pour les autres. De nombreux dirigeants africains acceptant déjà depuis longtemps, en échange du soutien de la France à la stabilité des régimes qui les ont installés au pouvoir, le pillage des richesses de leurs pays, il ne fait guère de doute que le nouveau deal offert trouvera preneur... Et la fameuse carte « compétences et talents » est un habillage très seyant pour ce marché de dupes.

Or, dans la notion de pillage, il y a une distribution des rôles bien précise ; d’un côté celui qui se sert, de l’autre celui qui est dépouillé. Si l’on ne parle pas de pillage à propos des flux de diplômés entre pays riches et des efforts que font ces pays pour favoriser la venue des élites des autres pays riches, c’est non seulement parce qu’on joue là à armes presque égales, mais aussi parce que ces flux correspondent à des décisions individuelles, sur lesquelles les États ne font que peser, plus ou moins, par des politiques incitatives et non contraignantes.

Le dispositif réglementaire sur l’entrée et le séjour des étrangers, en France comme dans l’ensemble des pays développés, est surtout constitué de règles visant à empêcher l’entrée et à limiter les autorisations de séjour. La dernière réforme, dont Sarkozy vante l’« équilibre », instaure certes de nouveaux critères donnant accès au séjour, mais tous liés au travail et dans un contexte de durcissement de l’ensemble des droits des étrangers tel que ne pourront bénéficier de ces nouvelles dispositions que des migrants au profil bien particulier. En cela le texte est un modèle d’utilitarisme migratoire.

Si le pillage des cerveaux coûte cher aux pays pillés, la circulation des cerveaux, c’est-à-dire le mouvement libre de personnes qui cherchent où tirer le meilleur profit de la formation qu’elles ont reçue peut, sous certaines conditions bien sûr, être source d’enrichissement pour les pays de départ. On évoque souvent, à propos des bienfaits de l’émigration pour les pays de départ, les flux monétaires importants qui sont dirigés vers ces pays. Certains déplorent que ces flux ne servent qu’à des besoins de consommation immédiate et non à des investissements productifs. Mais quid de ce qui peut naître du fait de l’installation d’élites intellectuelles dans des pays développés ? On l’a vu, les flux de chercheurs ou d’ingénieurs entre pays riches peuvent être profitables pour le pays d’origine comme pour le pays d’accueil. « La “diaspora scientifique” et les “réseaux d’entrepreneurs expatriés” sont aussi un vecteur efficace pour tirer parti du savoir-faire des émigrés  », notent les experts de l’OCDE. Et ils parlent là des pays pauvres, ou « en voie de développement » : « En Afrique du Sud et en Amérique latine des initiatives émanant de la base s’efforcent de promouvoir les liens entre les chercheurs expatriés et des réseaux établis dans leurs pays d’origine. De même, les diplômés indiens expatriés aux États-Unis sont les principaux vecteurs des transferts de compétences et de capitaux vers l’Inde  ».

Un pseudo co-développement

Est-ce que la « gestion concertée » des migrations dont parle Sarkozy peut entraîner les mêmes bienfaits réciproques ? Rien n’est moins sûr. En tous cas, plusieurs des responsables politiques africains, même les plus apparemment virulents, semblent prêts à la collaboration souhaitée par la France, et vont tout à fait dans le sens de ce (pseudo) co-développement : Abdoulaye Wade a par exemple émis l’idée que les jeunes envoyés se former à l’étranger aient à rembourser à leur pays l’investissement que celui-ci a consenti pour eux. Le secrétaire exécutif de la Cedeao (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest), Mohamed Ibn Chambas, imagine, lui, un partenariat euro-africain qui « incite au retour » les migrants africains, les intégrant « systématiquement » à des programmes de soutien à des projets générateurs d’emplois dans leurs pays.

Au travers de tous ces plans, il est fait bon marché de la liberté individuelle d’aller et de venir. Les « cerveaux » sont du capital, résultant d’un effort de production, d’investissements consentis. Ils appartiennent donc à qui les a produits, lequel peut à loisir les placer pendant un temps donné, afin qu’ils fructifient. Insidieusement, on s’achemine ainsi vers une marchandisation complète des humains. Plus question de « départs » ni de « fuites » : on draine, on place et déplace, on troque.

La figure moderne du cannibale est sans doute celle-là : celle d’États riches qui dévorent les citoyens des pays pauvres, avec le consentement des États du Sud, défaits.

« L’immigration utile, elle est déjà là »



Saddok Guitoun



Responsable du collectif de sans-papiers des Hauts-de-Seine

Saddok Guitoun est une figure du mouvement des sans-papiers en France ; membre actif du collectif de sans-papiers du 92 (Hauts-de-Seine), il est un fervent partisan de la régularisation de tous les sans-papiers. Nous avons souhaité l’interviewer pour ce numéro de Plein droit parce qu’il travaille à un ouvrage sur le travail des étrangers en situation irrégulière en France : le concept d’« immigration choisie » est-il selon lui porteur d’un espoir pour les sans-papiers ? Saddok raconte qu’il n’aurait jamais imaginé se trouver lui-même un jour dans la situation d’un sans-papier. Il émigre en France à la fin des années 60, à une époque où les Algériens ont encore la liberté de circulation et peuvent facilement s’installer en France. Il occupe divers emplois dans la marine marchande. Un bon salaire, un mariage, des enfants... En 1980, il retourne cependant vivre en Algérie, où il travaille pour une entreprise maritime nationale. Les difficultés économiques et politiques que connaît l’Algérie à la fin des années 80 le décident à revenir en France. Mais ce retour, en 1993, coïncide avec les fameuses « lois Pasqua ». La réglementation s’est durcie, et ses demandes de titre de séjour n’aboutissent pas. Il fait recours sur recours, sans succès : « je me suis retrouvé, après des années de vie en France, sans-papier  ». Cependant, il trouve sans problème du travail, grâce à sa formation de base en mécanique. De là son intérêt pour l’emploi illégal des sans-papiers.

« En fait, le marché des sans-papiers est un marché juteux, commente-t-il. C’est incroyable le nombre de secteurs qui emploient des sans-papiers  ! ». Et il énumère la liste bien connue des secteurs qui depuis des décennies utilisent cette main d’œuvre bon marché : le bâtiment « et surtout les travaux publics, là où c’est le plus dur  », la restauration, la confection, le nettoyage industriel... Pour chacun, il a des anecdotes à raconter, des témoignages à rapporter...

C’est en 2002 seulement qu’il obtient enfin une carte de séjour. Mais pas plus le fait d’être lui-même sorti d’affaire que l’aspect répétitif et rarement suivi de victoires des luttes de sans-papiers n’ont entamé ses convictions : « une régularisation globale est une mesure à la fois juste, nécessaire et utile  », dit-il. Que le respect des droits des immigrés rencontre l’intérêt social et même économique de la France lui semble une évidence.

La dernière réforme du droit des étrangers, qui durcit encore les critères d’accès à une régularisation, « est un recul  ». Est-ce que cependant l’idée de délivrer des titres de séjour à ceux dont l’économie nationale a besoin est une aubaine pour les sans-papiers présents en France ? « C’est sûr que ça peut représenter une chance pour certains, répond-il, parce que c’est vrai que ce sont eux qui font tourner des pans entiers de l’économie  ». Mais « est-ce que les employeurs ne vont pas préférer prendre des gens qui n’auront pas de droits, et seront une main d’œuvre qu’ils pourront continuer à exploiter  ? ». Saddok n’est pas dupe du discours : « Sarkozy, il parle de donner des droits à l’immigration utile. Mais l’immigration utile, elle est déjà là. Et celle-là, il ne parle pas de la régulariser !  ».

Entretien réalisé par

Violaine Carrère




Notes

[1cf. Mario Cervantes et Dominique Guellec, Fuite des cerveaux : Mythes anciens, réalités nouvelles, Direction des Sciences, des technologies et de l’industrie de l’OCDE – L’Observateur de l’OCDE, n° 230, janvier 2002

[2Par exemple Le nouveau Petit Robert.

[3OCDE, op.cit.

[4« En 2000, le gouvernement britannique et la fondation de recherche sans but lucratif Wolfson ont lancé un programme de recherche qui a eu un écho très faible en dehors des cercles scientifiques. Ce projet de 4#xA3 ;20 millions vise à encourager des scientifiques britanniques de haut vol à revenir au pays, et à attirer au Royaume-Uni de jeunes chercheurs du monde entier. La même année, mais avec un retentissement médiatique beaucoup plus grand, le Congrès américain annonçait que le quota annuel de visas de travail temporaires délivrés à des professionnels hautement qualifiés augmenterait de 115 000 à 195 000, et ce jusqu’en 2003. » (OCDE, op.cit.)

[5Communications de la Commission au Conseil et au Parlement européen : Politique communautaire en matière d’immigration, COM (2000) 757 final, Bruxelles, 22 novembre 2000.

[6« Si j’étais président… », Jeune Afrique, 7 novembre 2006 – Propos recueillis par François Soudan et Marwane ben Yahmed.


Article extrait du n°73

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:59
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