Article extrait du Plein droit n° 68, avril 2006
« (Dé)loger les étrangers »

Les « intermittents du logement »

André Gachet et Noria Derdek

Fapil (fédération des associations pour l’insertion par le logement) ; Fapil (fédération des associations pour l’insertion par le logement)
L’essentiel des réflexions qui suivent ont été écrites à l’occasion d’un colloque qui s’est tenu au Palais de justice de Lyon les 17 et 18 avril 2003 sur Les statuts locatifs précaires et le droit au logement. Elles demeurent d’actualité. Dans le combat que mènent les associations pour le droit au logement, elles réaffirment le droit « de rechercher un sens à leur activité de logeurs en repoussant des contingences que leur imposent les évolutions sociales, parmi lesquelles les politiques d’immigration ».

Au fil des années, à l’ombre de la crise du logement accessible, le recours à toutes les formes d’hébergement temporaire s’organise dans la concurrence entre les plus fragiles et les plus pauvres. Les quinze dernières années ont vu la création de nouveaux produits immobiliers (résidences sociales, hôtels sociaux…) visant l’accueil, l’hébergement, l’habitat temporaire et transitoire. Ces produits sont tous censés constituer les étapes d’un parcours conduisant les personnes en difficulté (insuffisance des ressources, expulsions locatives, ruptures conjugales, demande d’asile…) au logement ordinaire, dans le secteur privé ou le parc HLM. Il existe pourtant, au vu du faible taux de sortie des structures temporaires, un doute manifeste sur le sens des supposées trajectoires au sein de ce parcours. Or, ce système ne peut fonctionner que si les capacités d’accueil existent, à la sortie du parcours, dans le parc locatif.

L’aide au logement temporaire (ALT) a ainsi vu le jour pour mobiliser l’offre de logements existante dans cette perspective d’habitat temporaire. L’ALT est une aide forfaitaire qui permet d’accueillir un ménage qui n’a pas droit à l’aide au logement durant plus de six mois renouvelables une fois. Cet outil permet aussi de faire vivre des réponses alternatives : location/sous-location, meublés, hôtellerie sociale, prévention de l’expulsion (par l’ALT maintien), captation de petits logements dans le parc privé des collectivités, accord avec des bailleurs privés, etc… Elle est un moyen important et peu coûteux de loger des personnes et des familles en difficulté qui se retrouvent en situation d’urgence. Cette allocation a été voulue souple pour être d’utilité immédiate : la justification se fait a posteriori et les personnes sont accueillies dans des conditions qui ne les obligent pas à dérouler un CV de locataire antérieur. Cependant, la majorité des situations nécessite aujourd’hui une prise en charge plus longue pour accéder au logement ordinaire (il n’est qu’à comparer ce délai d’un an avec les délais anormalement longs définis par les différents départements dans l’accès au logement social). Seulement 20 % des personnes sorties de logements ALT en 2000 avaient accédé à un logement ordinaire.

Rechercher la place du droit dans ces zones de non-droit est un impératif majeur dans le combat pour le droit au logement. Les tensions présentes renvoient, et pour quelque temps encore, vers un habitat de substitution tous ceux qui ne trouvent pas leur place dans le marché locatif. Toutes les formes d’avance sur relogement sont nécessaires pour compenser le déficit d’accès à un habitat propre et permanent. Comment pourrait-il en être autrement alors que l’offre stagne, que les accidents de la vie sont la source de plus en plus fréquente de pertes du logement et que les flux nouveaux ne trouvent pas de place dans des dispositifs saturés [1] ?

Une normalisation de l’hébergement d’urgence

Les solidarités familiales ou amicales, déjà largement mises à contribution, ont une fin. La puissance publique, qui peine à développer une offre sociale suffisante en logement, devra soit se résigner à la renaissance des vendeurs d’abri, nouveaux marchands de sommeil, soit prendre en charge massivement l’habitat provisoire, alternative au droit commun, des laissés-pour-compte.

L’arsenal législatif de la dernière décennie a mis en place des garde-fous nouveaux dans le domaine de l’habitat temporaire. Il reste que des mesures plus anciennes devront être réactivées pour faire face à l’ampleur du problème. Les textes sur l’hébergement collectif abusif (lois du 27 juin 1973 et du 13 juillet 1976) pourraient retrouver une actualité. Mais le risque le plus important se dissimule derrière l’apparente normalité que revêtent progressivement les formes plus institutionnelles de l’hébergement et du logement temporaire. À terme, les nécessités à caractère économique et les réponses à la pénurie concurrenceront alors les exigences sociales qui devraient accompagner les réponses aux détresses sociales. Les associations sont et seront en première ligne dans cette configuration nouvelle, à la croisée des pratiques anciennes d’assistance et des nouvelles formes du droit commun (initialement celui qui concerne le plus grand nombre).

Le logement temporaire n’est plus seulement une forme d’assistance, il est le passage plus ou moins obligé en l’absence de réelles solutions. Dans sa forme, il procède de la gestion des flux de nouveaux demandeurs. Sa faiblesse numérique, aujourd’hui, en fait l’espace partagé entre ceux qui sont « à la rue » et ceux qui en bénéficient parce qu’ils ne peuvent encore accéder à un « vrai » logement. La solidarité entre les plus pauvres est organisée : certains doivent retourner à la rue pour laisser place à ceux qui y sont maintenant, et le secteur associatif a la charge de cette noria des sans droits. C’est pour cela que nous, associations d’accueil et de défense du droit au logement, sommes comptables de la problématique du droit des « intermittents du logement » au risque d’être à l’origine d’un dérèglement et d’un blocage du système.

En effet, les hébergements offerts par les associations très souvent dans le cadre du service public délégué deviennent progressivement des éléments de régulation des flux. La proposition d’encadrement et de sanction pour les séjours de durées excédentaires en Cada en est une illustration. Que faire des ménages quand, après un an, aucune alternative ne s’est présentée, qu’une expulsion contreviendrait à plusieurs droits fondamentaux et qu’une prolongation contreviendrait tout autant aux règles de fonctionnement de l’ALT ?

Les personnes bénéficiaires de ces dispositifs évoluent dans un environnement juridique parallèle alors même qu’elles doivent pouvoir accéder à un logement de droit commun. Elles dépendent de logiques gestionnaires. Comment expliquer à une personne ou à une famille qu’elle peut légitimement prétendre à un logement de droit commun mais qu’il ne lui sera proposé qu’une solution dérogatoire et temporaire engendrant un statut et des règles elles aussi dérogatoires et temporaires ? Ces personnes errent ainsi de solution précaire en solution précaire, tributaires des exigences des différents projets sociaux des associations sans parvenir à accéder au logement de droit commun en tant que simple ayant droit.

Expulser, pour faire de la place

Et pourtant, alors que les projets associatifs sont construits pour répondre au besoin en hébergement des personnes et des familles, les associations sont à l’origine de la mise à la rue des mêmes personnes lorsqu’elles ne correspondent plus à ce projet. Les habitants sont donc parfois expulsés pour ce motif, sans pour autant qu’une alternative soit définie, au détriment d’un droit au logement que chacun s’accorde pourtant à reconnaître comme fondamental. Expulser d’un foyer, d’un logement temporaire, d’un Cada et de toute forme d’hébergement provisoire, c’est faire de la place. C’est donc exercer convenablement le métier de logeur, puisque chaque libération permet un nouveau relogement.

Les quelques situations dont les tribunaux d’instance ont été saisis font apparaître le désarroi des magistrats devant un contentieux inenvisageable jusque-là. La jurisprudence se cherche. Les articles 613-1 et suivants du code de la construction et de l’habitation qui encadrent les procédures d’expulsions locatives s’appliquent-ils en l’espèce ? Quelle est la qualité des bailleurs associatifs, qui ne semblent pas devoir relever du code de la consommation ? Les délais de procédure prévus par la loi du 6 juillet 1989 s’appliquent-ils dans ces situations, comme il a été jugé qu’ils s’imposaient en matière de squats ? L’hébergé bénéficie-t-il de la protection prévue par la loi du 9 juillet 1991, qui encadre la procédure contradictoire précédant la décision judiciaire ? Au bout du compte l’hébergé est-il un locataire à titre gratuit ? La liste des questions est interminable. La réponse relève du droit. Mais elle constitue aussi une interrogation sur les fonctions que les associations ont choisi d’assumer.

Penser le droit des intermittents du logement, c’est reposer les termes du questionnement sur le sens de notre travail et de nos relations avec les personnes en cause, mais c’est aussi revoir la place de notre action dans nos contextes locaux. Jauger notre action au regard du droit doit nous permettre de dépasser les contingences du quotidien pour nous rapprocher de nos ambitions, de nos espoirs. Il ne s’agit pas seulement de réagir ponctuellement face à la situation d’une famille qu’il nous semble illégitime ou indécent de faire partir parce que son temps de prise en charge s’est écoulé, alors même que des perspectives semblent se dessiner pour elle, mais de poser la question du droit. Les droits fondamentaux de la personne humaine sont plus importants que les règlements administratifs ou associatifs fixant les modalités d’utilisation d’une prestation, et doivent être garantis. Parmi eux, le droit à la dignité humaine, le droit à une vie familiale normale, le droit au respect de sa vie privée, le droit à la liberté et à la sûreté, l’interdiction de toute discrimination, le droit à la défense… Dans un cadre contractuel autre qu’un bail classique, la protection apportée par le code civil impose le respect de la procédure d’expulsion, la préservation de l’intimité…, car tout local est un domicile dès lors que la personne y séjourne régulièrement. Le code pénal sanctionne la discrimination et l’imposition de conditions d’hébergement contraires à la dignité humaine.

Si le droit au logement est garanti, il offre la possibilité d’accéder à tous les autres droits, avec un recours juridictionnel possible. A partir du moment où ce droit est concret, il s’impose au projet politique en garantissant la construction de logements et donc l’accès au logement ordinaire. Il permet également au projet associatif de correspondre aux besoins des personnes et d’assurer leur parcours. Car si le droit au logement légitime la demande, il légitime aussi le besoin et la réponse qui est apportée. Et ce, comme garantie juridique accordée à toute personne et non plus seulement comme traitement social. Dès lors que la responsabilité, le « devoir de loger », est établie, les solutions techniques suivront : les politiques de l’habitat subiront les révolutions nécessaires à l’accomplissement de cette mission de l’État.

En faisant en sorte que la fin d’un hébergement ne se traduise pas par une mise à la porte pure et simple, nous sommes fidèles autant aux règles de droit qu’au devoir d’humanité. Dans le cas de la perte de l’hébergement, la mise à la rue peut intervenir brutalement ou, dans le meilleur des cas, après une mise à l’hôtel qui cesse dès que le ménage concerné ne dispose plus des moyens financiers nécessaires. Le plus souvent la fin de l’hébergement est prévisible. Le renvoi à la rue de personnes seules ou de familles n’assure qu’une illusoire fluidité des dispositifs puisqu’il entraîne immédiatement une demande qui n’a pas été anticipée et contribue à l’engorgement des lieux d’accueil.

L’accélération des procédures pour les demandeurs d’asile entraîne une prise de décision plus rapide ; de ce fait les fins de prises en charge par les organismes qui assurent l’hébergement interviennent plus vite. Les associations qui assurent cette fonction, devenues à leur corps défendant les gestionnaires des flux, s’estiment contraintes de mettre à la rue ceux qui ont été déboutés. C’est ainsi qu’agissent aussi les responsables des centres d’accueil qui assurent l’abri pour des périodes limitées de quelques jours à quelques semaines. Ces évictions – expulsions – se font souvent avec la brutalité qu’autorise la « légitimité » associative.

Malheureusement, le secteur associatif est soumis de plus en plus aux pressions liées au marché des services qui en fait le prestataire de politiques publiques sur lesquelles il risque de perdre prise à force d’en être l’exécutant.

Il reste un long chemin à parcourir pour trouver une cohérence dans les interventions associatives de réponses à l’urgence. Le lien avec la demande et les qualités d’expertise développées par les associations rendent légitime l’exigence qu’elles formulent pour une commande publique clarifiée et qui repose sur des objectifs décidés à partir des besoins. On ne traite pas de l’urgence « eu égard aux moyens disponibles », C’est l’adaptation des moyens aux réalités, si douloureuses soient-elles, qui est l’enjeu des luttes à venir. ;

La Fapil, un réseau au service de l’habitat pour tous



La Fapil, fédération des associations pour la promotion et l’insertion par le logement, est un réseau de plus de 90 associations et organismes travaillant en faveur du droit à un habitat adapté aux besoins de chacun.

Le but de ce réseau d’initiatives est de mettre en œuvre, pour tous, le droit au logement

en favorisant l’accès au logement et le maintien dans leur habitat de tous ceux que les évolutions économiques et sociales fragilisent

  • en élargissant et diversifiant les réponses apportées



  • en intervenant sur la structure de l’offre



  • en associant les personnes à la recherche de solutions.



A travers l’accueil et l’orientation des publics, l’accompagnement des personnes, la gestion locative de logements ordinaires ou temporaires, la production d’offres immobilières adaptées, les associations de la Fapil œuvrent en faveur de :

la lutte contre les discriminations

  • l’accès aux droits



  • la mixité urbaine et sociale.



Enfin, la Fapil se veut un lieu d’échange et de réflexion, un lieu d’élaboration collective de techniques et d’outils. Elle organise à cette fin des journées professionnelles, des forums et ateliers, des fiches d’expériences et d’enquêtes.

Fapil – 133 rue St Maur – 75011 Paris – Tél. 01 48 05 05 75 – Fax 01 48 05 32 65 – www.fapil.net

La publication issue de ces deux journées de réflexion « Intermittents du logement – Les statuts locatifs précaires et le droit au logement » est disponible à l’Alpil (12 place Croix-Pâquet – 69001 Lyon – Tél. 04 78 39 26 38) ou chez l’éditeur Mario Mella Édition (9 rue Joséphin Soulary – 69004 Lyon – Tél. 04 78 27 00 14). Prix de vente : 8 €




Notes

[1Sur l’ensemble du constat, il faut se rapporter aux rapports de l’INSEE, de l’IGAS, du Haut Comité pour le logement des défavorisés, de la Fondation Abbé Pierre, du Secours Catholique, du Conseil économique et social, etc.


Article extrait du n°68

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:59
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