Article extrait du Plein droit n° 64, avril 2005
« Étrangers devant l’école »
L’école, un piège pour les sans-papiers
Anna Blanchet
Membre du Gisti.
Jusque récemment, il était tacitement admis que les étrangers ayant des enfants scolarisés en France, et plus généralement les étrangers vivant en famille sur le territoire français, ne constituaient pas la cible prioritaire des services de police chargés de réprimer l’immigration irrégulière. L’objectif affiché était plutôt de s’en prendre aux personnes majeures et célibataires.
C’est d’ailleurs pour cette raison que, depuis la fin des années 1970, les foyers de travailleurs étrangers ont régulièrement fait l’objet de descentes de police pour des contrôles d’identité. En revanche, les établissements scolaires ont toujours été épargnés par ce genre d’opérations. Et pour cause : tout d’abord, les mineurs étrangers bénéficient à ce titre de certaines protections, ne sont pas tenus d’avoir un titre de séjour et ne peuvent faire l’objet d’une mesure d’éloignement du territoire [1] ; de plus, l’instruction est obligatoire pour tous les enfants résidant sur le territoire, qu’ils soient français ou étrangers et quelle que soit la situation de leurs parents au regard des lois sur le séjour. Ces principes élémentaires sont pourtant depuis peu perdus de vue par certaines préfectures qui cherchent à augmenter à tout prix le nombre de reconduites à la frontière. L’obsession de faire du chiffre les conduit désormais à aller chercher les enfants de sans-papiers jusque dans les établissements scolaires : lycées, collèges, écoles ou parfois même écoles maternelles ne sont plus à l’abri des contrôles de police.
Dans son allocution aux préfets du 26 septembre 2003, Nicolas Sarkozy avait été des plus clairs : « vous devez, sans attendre la nouvelle loi, augmenter les reconduites. Des objectifs chiffrés vous seront fixés, sachant que l’objectif national est de multiplier par deux, à court terme, le nombre de reconduites. À vous de prendre rapidement l’initiative d’agir ». Il semble que le ministre ait été entendu. La volonté de renvoyer le plus possible d’étrangers en situation irrégulière l’emporte depuis quelques mois sur toute autre considération [2]. Comme le relève la Cimade dans son dernier rapport, de plus en plus d’enfants mineurs sont placés dans les centres de rétention en même temps que leurs parents qui font l’objet de renvoi du territoire. Pour être plus efficaces encore et pour éviter que des personnes en instance d’éloignement n’échappent au contrôle de l’administration, certaines préfectures n’hésitent plus à procéder à des interpellations d’enfants à l’intérieur même des écoles, comme si la pénalisation de l’immigration ne devait plus connaître aucune limite…
Les premiers cas signalés par les associations et les syndicats enseignants concernent des enfants qui étaient scolarisés en France et dont les parents avaient été conduits en centre de rétention. Par souci de « ne pas séparer les familles », certaines préfectures ont pris l’initiative d’aller chercher les enfants à l’école, afin de les placer dans les centres ou locaux de rétention aux côtés de leurs parents faisant l’objet d’une procédure d’éloignement [3].
Ainsi par exemple, Monsieur et Madame B., dont la demande d’asile avait été rejetée, se sont rendus à une convocation du commissariat de Metz le 23 septembre 2004, alors que leurs deux enfants de trois et six ans étaient ce jour-là – comme les autres jours – à l’école (le premier en maternelle et le second en CP). Sur place, ils se voient notifier un arrêté de reconduite à la frontière et un arrêté de placement en rétention. Pour les policiers, se pose alors la question du devenir des enfants. Sans se démonter, ils téléphonent aux directrices des deux établissements scolaires en leur demandant de les garder après la fin des classes ; quelques heures plus tard, les enfants sont remis à Madame B., encadrée par des policiers. Les protestations et pétitions des équipes enseignantes n’y changeront rien : les enfants sont conduits avec leurs parents au centre de rétention et y resteront quinze jours, au milieu d’une soixantaine d’adultes. Le 8 octobre 2004, toute la famille est embarquée par bateau vers l’Algérie.
Quelques semaines plus tard, on relève une pratique similaire à Bordeaux : une mère kurde, menacée d’expulsion en même temps que son mari, a dû venir encadrée par la police pour récupérer son petit garçon scolarisé à l’école de la rue des Menuts. Mais dans ce cas-là, les enseignantes n’ont pas accepté de laisser emmener le petit Mustapha qu’elles connaissent depuis des années : elles ont gardé la mère et le petit qui ont pu repartir par une autre issue, tandis que les policiers étaient restés devant la porte.
Il n’est pas toujours nécessaire que les parents soient en situation irrégulière pour que les services de police se permettent d’aller chercher les enfants jusque dans leur école. Il peut s’agir par exemple de mineurs isolés venus en France sans leur parent. C’était le cas de Samuel J., arrivé du Ghana par bateau en avril 2003. Après avoir été placé dans un foyer à Calais, puis à Boulogne, il fait sa rentrée au Collège Jeanne d’Albret de Pau en septembre 2004. A peine deux mois plus tard, le 18 novembre 2004, il est interpellé par quatre policiers de la police des frontières qui viennent le chercher dans son collège pour le conduire au Centre de rétention d’Hendaye. Une bataille de procédures s’engage alors quant à l’âge exact de Samuel pour savoir s’il est mineur ou majeur. Pétitions, protestations des enseignants et négociations auprès de la préfecture, en vain. Après avoir passé un mois en centre de rétention, il fait toujours l’objet d’un arrêté de reconduite à la frontière et vit caché dans la région de Pau, avec l’aide de ses anciens enseignants, de représentants syndicaux et d’un conseiller municipal (voir encadré p. 29).
Pour chacune de ces opérations, la question de la coopération ou de la résistance des personnels de l’éducation nationale se pose à tous les échelons. En effet, pour connaître l’établissement scolaire dans lequel elles vont interpeller les enfants qu’elles recherchent, les préfectures doivent d’abord s’adresser aux inspections d’académie afin qu’elles diffusent des avis de recherche. Cette procédure, qui sert en principe à retrouver des enfants en danger (dans des cas de maltraitance ou d’enlèvements), est maintenant de plus en plus utilisée pour localiser des enfants de sans-papiers.
Et pour éviter que les personnels de l’éducation nationale ne s’insurgent contre une procédure qui s’apparente à de la délation, le motif de la recherche n’est pas mentionné. Ainsi, à Rennes, un directeur d’école a répondu à l’un de ces avis, sans savoir qu’il s’agissait d’un enfant sans papier ; immédiatement après, la mère – une Congolaise déboutée du droit d’asile – et son garçon de six ans ont été arrêtés à la sortie de l’école et envoyés au centre de rétention de Rouen. Une forte mobilisation des parents et des enseignants a permis leur libération. Parfois, les gendarmes n’attendent pas la réponse des avis de recherche déjà diffusés : à Nantes, ils sont passés directement dans plusieurs écoles, sans avoir préalablement prévenu les directeurs/trices qu’ils étaient à la recherche d’un enfant étranger.
Tous ces récits attestent que les services de police n’ont plus aucun scrupule à pénétrer dans les établissements scolaires pour y chercher les enfants de sans-papiers et les conduire dans les centres de rétention où leurs parents ont déjà été placés. Mais depuis le début de l’année 2005, certains vont plus loin : ils utilisent les écoles où sont scolarisés les enfants pour piéger les parents qu’ils n’ont pas réussi à arrêter. Ainsi, mercredi 2 février 2005, des gendarmes se sont rendus dans le collège Charles De Gaulle de Fameck (Moselle) pour interpeller deux élèves irakiens, des frères âgés respectivement de quinze et dix-sept ans. Jusque là, rien de très différent par rapport à ce qu’il s’est déjà passé à Rennes, Bordeaux ou Nantes. Mais dans le cas présent, ils n’étaient pas parvenu à interpeller le père de ces deux jeunes, et c’est pour mettre à exécution la mesure d’éloignement dont il a fait l’objet qu’ils se sont présentés dans l’établissement où étaient scolarisés ses deux enfants. Sur place, ils ont fait appeler les deux élèves par le proviseur et les ont conduits dans les locaux de la gendarmerie. En fin de journée, les gendarmes les ont ensuite emmenés dans la chambre d’hôtel où ils vivent avec leur père, dans l’espoir de pouvoir y interpeller celui-ci. En début de soirée, le père ne s’étant pas présenté, les gendarmes sont repartis en laissant les deux jeunes livrés à eux-mêmes. C’est donc un véritable piège qui a été tendu à ce père de famille, utilisant ses enfants comme appâts. Depuis, le père aurait disparu pour éviter l’arrestation. Suite à un signalement du collège, les enfants ont été placés dans un foyer de Fameck compte tenu de leur situation d’isolement.
Les enseignants et les personnels des écoles, collèges et lycées sont très mobilisés pour empêcher que l’école ne devienne un piège pour sans-papiers, mais du côté des inspections académiques, les réactions aux injonctions préfectorales sont moins nettes. Mardi 8 février, l’inspecteur d’académie de Seine-Saint-Denis a par exemple adressé un courrier à l’ensemble des proviseurs et lycées du département, leur demandant de lui signaler le nombre d’élèves « considérés comme sans-papiers » scolarisés dans leurs établissements. A peine plus d’une semaine après la manifestation du Réseau éducation sans frontières [4] qui a réuni neuf lycées du département pour la défense des élèves en situation irrégulière, une telle requête a immédiatement suscité l’inquiétude des enseignants mobilisés et de leurs représentants syndicaux. Certains chefs d’établissement n’ont pas manqué de faire remarquer qu’ils ne sont pas censés savoir qui, parmi leurs élèves étrangers, a des papiers et qui n’en a pas. Du côté de l’inspection d’académie, on prétend qu’il s’agit de « mesurer le phénomène » et que « ce recensement n’engendrera aucune mesure ». Peut-être. Il n’empêche que de telles instructions contribuent au moins à légitimer les récentes initiatives prises par le ministère de l’intérieur pour pénétrer dans les écoles. Dans d’autres départements, certains hauts fonctionnaires de l’éducation nationale ont su être plus vigilants. A Toulouse par exemple, la rectrice a été interpellée par des enseignants mobilisés sur cette question et s’est engagée à demander, lors de la prochaine réunion avec le préfet, une trêve scolaire : de septembre à fin juin, les élèves sans-papiers et leurs parents seraient ainsi protégés, dans et hors des établissements scolaires, et préservés de l’angoisse de l’arrestation et de l’expulsion.
De son côté, le Réseau éducation sans frontières continue à intensifier la mobilisation pour que cessent les interventions de plus en plus fréquentes des forces de l’ordre dans les établissements scolaires. Il invite les enseignants et les personnels de l’éducation nationale à faire obstacle à ce type de pratiques et exige du ministère de l’éducation nationale une circulaire qui les protège dans leur refus de collaborer. Il demande enfin que soit réexaminée la situation administrative des parents au regard du droit à l’éducation de leurs enfants. Pour l’instant, le ministère n’a pas été capable de s’engager clairement dans ce sens et, pendant ce temps-là, les expulsions d’enfants de sans-papiers continuent. En 2004, les éloignements effectivement exécutés ont progressé de plus de 56 % par rapport à 2002 et de plus de 40 % par rapport à 2003 ; pour 2005, de Villepin a fixé un objectif encore plus ambitieux et parle de 20 000 éloignements. Dans son allocution aux préfets, le 9 décembre 2004, il a prévenu : « je fais de la lutte contre l’immigration irrégulière une priorité absolue ». Quitte à faire de l’école un piège pour les sans-papiers. ;
Notes
[1] Cf. Gisti, Le guide des jeunes étrangers en France, Paris, La Découverte, 1998.
[2] Cf. Le numéro de Plein Droit intitulé « Expulser », n° 62, octobre 2004.
[3] Cf. Cimade, « Rétention administrative des étrangers. Un an après la loi Sarkozy », décembre 2004. Les exemples qui suivent sont largement empruntés à ce rapport http:// www.cimade.org/JIM/histoire.htm.
[4] Voir dans ce numéro, art. p. 26.
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