Article extrait du Plein droit n° 58, décembre 2003
« Des camps pour étrangers »
Cohabiter à Sangatte
Marc Bernardot et Isabelle Deguines
; étudiante en sociologieréalise un mémoire de sociologie sur le village de Sangatte.
Le centre d’accueil de Sangatte a fait l’objet de nombreuses polémiques entre son ouverture en 1999 et sa fermeture en 2003. Il a été au centre des débats sur les différentes politiques d’asile en Europe et les nouveaux circuits migratoires des réfugiés. L’implication d’associations et d’ONG dans sa gestion a suscité de multiples analyses et prises de position. Une production considérable d’articles, d’émissions de télévision et de radio s’est développée pendant toute cette période.
Néanmoins un aspect a été moins abordé que les autres. Il s’agit des réactions provoquées par la présence du centre et son hyper médiatisation dans la population locale. Il semble que, par certains aspects, l’attitude des habitants s’apparente au dorénavant classique « phénomène Nimby » (Not in my backyard – Pas dans ma cour) qui caractérise bien souvent les refus, de la part de riverains, de l’implantation de structures industrielles ou sociales susceptibles de générer des nuisances. Mais elle apparaît aussi originale par l’ampleur et la nature des réactions socioculturelles engendrées par le fonctionnement du centre. A partir d’entretiens réalisés avec des habitants de Sangatte, il est possible de chercher à mettre à jour l’évolution et les éléments structurants de cette réaction.
Nous pouvons d’abord faire l’hypothèse que ces bouleversements ont « réveillé » un passé de Sangatte largement oublié mais réactivé par l’irruption événementielle du centre d’accueil. Ensuite, la combinaison de l’intervention de l’État (la Direction de la population et des migrations, en particulier), des organisations impliquées dans le fonctionnement du centre (HCR, Croix-Rouge, Eurotunnel, SNCF, etc.) et des médias a sans doute créé un contexte favorable à l’apparition de rumeurs et de fausses informations générant, à leur tour, un phénomène de rejet du centre de la part des habitants. Enfin, leurs réactions, notamment avec le collectif villageois opposé au centre, témoignent du refus d’une identification locale stigmatisante.
Sangatte est une station balnéaire peuplée d’environ huit cents habitants. Le village fut longtemps habité essentiellement par des agriculteurs aisés et, à certaines périodes de l’année, par des propriétaires de résidences secondaires. C’est un village cossu, riche de sa plage de plusieurs kilomètres qui en fait un lieu de villégiature réputé. Les habitants sont fiers de leur Tunnel. Mais, depuis les années 1870, Sangatte a été réuni administrativement avec la commune voisine de Blériot, plus peuplée et longtemps dénigrée parce que composée de baraques d’ouvriers et de bars à marins. Et, progressivement, la seconde a pris le pas sur la première. Cette réunion a été vécue comme une dépréciation, et laisse des souvenirs amers du prestige local passé de Sangatte. Même si la mairie principale y est restée implantée, le véritable centre administratif de la commune réunie est Blériot.
Un passé oublié ?
Au delà de cette fusion avec une commune populaire, c’est toute la mémoire collective du village de Sangatte qui paraît remise en question. Les archives communales ont été laissées à l’abandon et sont incomplètes. Les habitants de Sangatte auraient-ils quelque chose à oublier ? On peut se le demander car, même s’il n’y a pas été fait mention dans les entretiens avec les habitants ni dans les très nombreux articles portant sur son centre maintenant célèbre, Sangatte a déjà accueilli un camp, nazi celui-là, en 1942. La mémoire des riverains est particulièrement gommeuse pour ce type d’événements.
Car le cas de Sangatte n’est pas exceptionnel. Les communes des côtes picardes et du nord, comme d’autres, ont accueilli de nombreux camps de travail forcé pour les besoins de l’organisation Todt chargée, à partir de mai 1942, d’ériger le mur de l’Atlantique. Des Juifs, belges et français notamment, seront traqués, envoyés dans des camps d’internement et utilisés comme main-d’œuvre forcée. Une douzaine de camps internant plus de 3 000 personnes au total existèrent durant l’année 1942 entre Calais et Abbeville, à Sangatte, Ferques, Samer, Boulogne-sur-Mer et à Dannes. Ce dernier camp paraît avoir été le plus important de tous. En effet, il avait sous son autorité de nombreux camps secondaires situés à Condette, Hardelot, Camiers, Etaples, Le Touquet, Fort-Mahon et Merlimont. La plupart de ces internés seront déportés à Auschwitz [1].
Ce rappel ne vise en rien à incriminer les habitants de la région pour leur comportement pendant la seconde guerre mondiale. Les témoignages d’aide aux internés de la part des riverains existent. L’implantation de ces camps allemands a été imposée et, contrairement à ceux gérés par les autorités françaises, seules des entreprises allemandes (entreprise Rosetzky de Stuttgart pour Sangatte) employaient les internés à des travaux de construction de routes et de blockhaus (ces derniers ont servi encore récemment d’abris aux réfugiés).
Mais à Sangatte comme à Fort Mahon ou ailleurs, où nous avons interrogé des habitants, rien ni personne ne rappelle ces événements. A notre connaissance, seule la mairie du village de Dannes est en mesure de diffuser quelques informations à ce sujet. On ne peut néanmoins s’empêcher de penser que l’implantation du centre de la Croix-Rouge sur le même front de mer, en face de la ferme qui a servi de camp nazi, a contribué à faire resurgir fantômes et blessures. Car c’est bien de blessures narcissiques qu’ont essentiellement souffert les Sangattois durant la période d’ouverture et d’hypermédiatisation du centre.
Il semble que, lorsque le centre a été ouvert, peu d’habitants en aient eu réellement connaissance. La nouvelle n’a été connue que lentement en raison de l’absence d’information préalable des habitants et du peu de visibilité du centre, situé à l’extérieur du village dans un hangar préexistant. Les habitants rencontrés expliquent le sentiment compassionnel éprouvé dans les premiers temps par rapport aux premiers usagers kosovars du centre à l’instar du reste de la population française. Il faut se rappeler le mouvement de générosité exprimé en France à l’époque par les propositions d’accueil dans des familles. Le peu d’informations disponibles, l’absence de contact direct avec les réfugiés et surtout le sentiment d’une occupation éphémère du centre (équipé de tentes et de préfabriqués) le temps de répondre à la « tristesse et la misère de ces familles », tout concourt à donner aux Sangattois l’impression que cette solution est provisoire.
Cette perception va se transformer sous l’influence de deux phénomènes, la sécurisation progressive et l’hypermédiatisation du centre, configuration qui va s’avérer particulièrement favorable à l’apparition de rumeurs entrelacées. En effet, la sécurisation du centre a fonctionné à la fois comme un révélateur brutal et un déformateur de l’existence des réfugiés dans l’environnement immédiat du village.
Une hyper-médiatisation
Dans les premiers temps de son existence, le centre est très peu surveillé. Mais les intrusions fréquentes de réfugiés dans les sites d’Eurotunnel, de la SNCF et du port de Calais ont entraîné, de la part de ces opérateurs, des travaux rendant de plus en plus périlleux et difficile le passage vers l’Angleterre.
S’enclenche alors un cercle vicieux. Une des conséquences directes de la sécurisation est l’augmentation de la durée de séjour des réfugiés dans le centre d’hébergement et d’accueil d’urgence humanitaire (CHAUH), ce qui y accroît la population et la tension. Les pouvoirs publics en concluent qu’il est nécessaire de sécuriser le centre lui-même, et que cette intervention soit visible pour rassurer les riverains. C’est en fait le contraire qui se produit. Ce processus de fermeture fait apparaître le centre aux yeux des riverains et renforce les rumeurs et les représentations négatives des habitants. Pire, cela accrédite l’idée que quelque chose leur est caché.
L’autre aspect du phénomène Sangatte tient à l’ampleur de la médiatisation. L’impact des médias est connu dans les processus de construction de la rumeur et des rejets par les riverains, notamment dans le cas de l’implantation d’un établissement « à risque ». Lorsqu’un centre surveillé pour adolescents est prévu dans une commune rurale, seuls quelques articles de la presse nationale évoquent cette situation. Le nom de la commune n’est pas mémorisé par l’opinion et il ne se transforme pas en symbole de la politique judiciaire nationale.
Sangatte, en revanche, est devenu éponyme de l’existence de « camps » en Europe et de la transformation des politiques d’asile et d’immigration à l’échelle de la planète. Même si le théâtre des événements, en particulier le tunnel sous la Manche, peut avoir contribué à la célébrité du site, le traitement médiatique, tant presse que radio et télévision, a été exceptionnel. Des centaines d’articles de presse locale, régionale et nationale ont été publiés entre 1999 et 2002. Le journal local Nord-Littoral a mis plusieurs journalistes sur ce thème, répercutant et analysant les moindres faits divers relayés ensuite dans les médias nationaux.
Nous ne cherchons pas ici à expliquer les causes de cette surmédiatisation, mais plutôt à interpréter son impact sur la conscience collective des Sangattois. Car le fait que le nom de leur village soit associé, à cette échelle, à l’idée scandaleuse de « camp » a été déterminant dans la perception et le rejet du centre de la Croix-Rouge. Chaque conversation et chaque information sont venues amplifier l’importance conférée au centre et accréditer les rumeurs. Chaque fait divers a donné corps aux fantasmes et aux stéréotypes les plus éculés concernant les étrangers.
Les entretiens conduits avec les habitants de Sangatte se caractérisent presque tous par leurs imprécisions et des contradictions. Les témoins rencontrés peinent à dater les événements, même récents, qu’ils mobilisent dans leurs raisonnements, et ils font régulièrement des confusions dans la chronologie. Lorsqu’ils donnent néanmoins des exemples, c’est à la troisième personne, car eux-mêmes en ont été rarement témoins directs et ils reconnaissent se faire l’écho d’anecdotes colportées dans les conversations entre voisins et membres de la famille. Les dénominations globalisantes et changeantes prêtées aux réfugiés, (familles de réfugiés ou immigrants clandestins) favorisent aussi ces clichés. Même lorsque l’interlocuteur apporte des démentis précis aux allégations des enquêtés, ces derniers doutent, persuadés que quelque chose leur a été caché.
Si, dans les entretiens, les premiers temps du centre sont associés aux notions de migration et d’asile, les termes se modifient, dénotant une perception de plus en plus négative des réfugiés (mafia et clandestinité). Les « bons Kosovars » en famille laissent place à des « Afghans voyous » avec un effet de masse de jeunes hommes.
A la méconnaissance s’est substituée l’idée d’une cohabitation dérangeante et d’un sentiment d’insécurité croissant. Les Sangattois commencent à se sentir « envahis » et dépossédés de leur village. Les registres de l’attroupement et de la déprédation supplantent ceux de la compassion et du secours. Plusieurs témoins rapportent le mouvement de repli et d’enfermement des habitants sur leur sphère privée. Les anecdotes les plus fantaisistes viennent renchérir sur les réflexes de protection. « Les enfants ne sortent plus seuls dans la rue », « les marcheurs prennent leur voiture ».
Rumeurs
Il faut dire qu’il se raconte que des réfugiés se baignent nus sur la plage, que l’un d’entre eux y aurait importuné une femme enceinte, rendant impossible les promenades familiales. Les étrangers attentent au joyau de Sangatte, sa plage. Puis les rumeurs se font plus lourdes. « Il y aurait un réseau de prostitution autour du centre ». Des réfugiés seraient porteurs de maladies contagieuses et des Sangattoises auraient donné naissance à des enfants « métis ». A ces élucubrations sexuelles s’ajoute une politisation des discours contre l’action de l’État. Les pouvoirs publics favoriseraient la création d’autres centres à proximité…
Le rejet du centre se concrétise avec la création d’un collectif villageois demandant sa fermeture. Il fait suite à des demandes identiques de la part d’organismes comme Eurotunnel. Ce collectif va connaître un vrai succès régional, intervenant directement dans l’actualité, par des déclarations, des distributions de tracts. Il pèse dans la vie politique locale et appelle efficacement au boycott du référendum du 25 septembre 2000. Mais c’est surtout les comportements isolés qui apparaissent originaux. Nous avons évoqué les rumeurs et cette attitude des villageois qui désertent l’espace public. D’autres attitudes sont encore plus paradoxales.
Si, dans les premiers temps de l’ouverture du CHAUH, la circulation des réfugiés avait été limitée, l’accroissement de sa taille génère à nouveau des allées et venues fréquentes dans les champs cultivés jouxtant l’entrée du tunnel. Les réfugiés se retrouvent dans certains endroits particuliers de Sangatte, notamment sur la place du village. La boulangerie devient un lieu très fréquenté. Cet afflux de consommateurs est jalousé et décrié à la fois. Il en est de même pour les chauffeurs de taxi. Les cabines téléphoniques sont très utilisées par les réfugiés. Ces dernières vont donner lieu à un étrange retournement d’attitude. Elles sont en effet dégradées mais non pas par leurs nouveaux utilisateurs privilégiés mais, de notoriété publique, par des Sangattois, ulcérés de voir ce mobilier urbain « occupé par des étrangers ». Il en va de même de l’arrêt de bus. Le collectif réclame que cet arrêt et les cabines soient déplacés pour ne pas provoquer d’attroupement et installés à toute proximité du Centre, militant ainsi pour son équipement ! Finalement le collectif a gain de cause puisque sa revendication principale de fermeture du CHAUH sera satisfaite après les accords Sarkozy-Blunkett. Mais, si les personnes rencontrées ont confié leur soulagement à l’annonce de cette décision, c’est en usant d’arguments humanitaires pour en expliquer la motivation.
Le petit village paisible du bord de plage a-t-il retrouvé sa quiétude ? Cela n’est pas si certain. Les dissensions dans la population sur l’attitude vis-à-vis du centre et des réfugiés, révélées par l’activité du collectif, n’ont pas été aplanies. D’autant plus que les réfugiés sont toujours présents et visibles dans le Calaisis et le Boulonnais aux endroits occupés avant l’ouverture du centre. Certains élus dénoncent parfois le risque, pour leur commune, de devenir un « Sangatte-bis ». En termes d’identification locale, Sangatte restera encore un temps associé au drame des réfugiés avant de retrouver l’anonymat.
Comme en témoignent les nombreuses photographies de réfugiés prises ces dernières années aux alentours du centre, les fantômes risquent de hanter les dunes encore longtemps. ;
Notes
[1] Delmaire, D., Les camps des juifs dans le nord de la France (1942-1944), dans Memor, n° 8, oct. 1989, Bruxelles).
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