Édito extrait du Plein droit n° 58, décembre 2003
« Des camps pour étrangers »
Les « oubliés » de la Constitution européenne
ÉDITO
Que les vingt-cinq pays membres de la future Union européenne élargie ne soient pas parvenus à un accord sur la Constitution ne changera pas grand-chose pour les éternels oubliés de la construction européenne : les quelque vingt millions de personnes qui n’ont pas plus leur place dans l’« autre Europe pour une autre mondialisation » défendue par Daniel Cohn-Bendit et Alain Lipietz (Le Monde, 19 septembre 2003) qu’ils ne sont pris en compte dans la critique du « projet inacceptable » dénoncé par Y. Salesse (Le Monde, 26 septembre 2003). On veut parler des « ressortissants d’États tiers » selon la formule en usage dans les textes européens, femmes et hommes installés parfois de très longue date dans les États membres de l’Union européenne dont ils contribuent à la prospérité.
De même que la France, malgré des promesses datant de plus de vingt ans, a exclu les immigrés de toute participation à la vie politique, de même l’Europe les a-t-elle délibérément tenus à l’écart des avancées qui, pour ceux qui ont la nationalité d’un des États membres, ont jalonné sa construction. On pourrait même dire qu’à chaque étape, ces avancées ont creusé le fossé entre les premiers et les seconds. Ainsi, l’Acte unique, qui a révisé le traité de Rome en 1986, en prévoyant la libre circulation des « personnes » – au lieu des travailleurs jusqu’alors seuls pris en considération – sous-entendait-il que n’étaient pas vraiment des « personnes » les résidents étrangers, obligés de montrer patte blanche et papiers à chaque passage de frontière. Ainsi, le traité de Maastricht de 1992, en instaurant la citoyenneté européenne réservée aux nationaux des pays membres de l’Union, a-t-il souligné par l’absurde la discrimination institutionnalisée, à l’échelon d’une commune, entre le Marocain ou le Sénégalais insérés depuis quinze ans dans le tissu associatif sans pouvoir voter, et l’Allemand ou le Grec qui, à peine installés, ont accès aux urnes. Ainsi encore, la Charte des droits fondamentaux, adoptée en 2000 à Nice, en énonçant que « l’Union place la personne au cœur de son action en instituant la citoyenneté européenne », est-elle venue rappeler, en creux, que la place des non citoyens est à sa périphérie… Certes, quelques mois après l’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam en 1999, les chefs d’État et de gouvernement des Quinze se sont prononcés en faveur d’« un traitement équitable pour les ressortissants de pays tiers » fondé sur la libre circulation et l’intégration de ceux qui résident légalement dans l’Union. Mais aucun effort concret n’est venu donner de contenu à ce vœu pieux, bien au contraire.
Car alors qu’une avalanche de mesures ont été prises par l’Union pour lutter contre l’immigration clandestine (fichier Eurodac, corps de garde frontières européens, sanctions pour les transporteurs, accords de réadmission…), qui ont en général pour principal effet d’entraver l’accès aux pays européens des réfugiés en quête de protection, presque rien n’a été fait dans le domaine de l’intégration des résidents étrangers. A ce jour, le seul texte adopté est une directive relative au regroupement familial des étrangers, censée garantir l’exercice de ce droit qualifié par la Commission européenne de « moyen d’intégration incontournable ». Mais, après trois ans de négociations entre les Quinze, le résultat, patchwork de compromis et d’égoïsmes nationaux, est aux antipodes de l’objectif initial : en multipliant conditions et obstacles à la venue des familles, la directive concourra probablement… à encourager l’immigration illégale de celles et ceux qui ne pourront légalement rejoindre leurs proches. Au point que le Parlement européen envisage – ce serait une première – d’en demander l’annulation devant la Cour de Justice de Luxembourg pour violation de plusieurs droits fondamentaux.
Dans les exemples illustrant le « bricolage institutionnel » qui, selon lui, caractérise le projet de Constitution dont il est un des opposants, Jean-Pierre Chevènement (Libération, 22 octobre 2003) oublie de citer – est-ce un hasard ? – le mode d’élaboration des lois de l’Union sur l’asile et l’immigration. Le traité d’Amsterdam, supposé, en transférant ces matières dans le « pilier » communautaire, faciliter la définition d’une politique concertée sur la base de normes contraignantes, avait, par une série de dérogations, pérennisé le statut d’exception traditionnellement assigné aux étrangers, instaurant ainsi une communautarisation « au rabais ».
Le projet proposé par la Convention de Valéry Giscard d’Estaing, s’il renforce le rôle de la Cour de Luxembourg et du Parlement européen, est loin de lever tous les écueils d’Amsterdam. Dépassant largement le cadre dans lequel devrait s’inscrire une loi fondamentale, il constitutionnalise, sans que personne n’y trouve rien à redire, ce qui relève plus de la méthode – non éprouvée – de gestion des flux migratoires. C’est ainsi qu’il ouvre la porte à la fixation, par les États membres, de quotas d’immigration, alors que, dans une toute récente communication (juin 2003), la Commission européenne estimait « illusoire de croire que l’on pourra (it) pronostiquer avec précision les futurs besoins du marché de l’emploi par secteur et par profession ».
De même, alors que le projet de Constitution prévoit que l’Union peut conclure avec des pays tiers des accords visant à la réadmission des étrangers en situation irrégulière, plusieurs ministres de l’intérieur, rassemblés à La Baule dans un auto-proclamé « groupe des cinq » consacré à la lutte contre l’immigration clandestine et le terrorisme, contestent l’efficacité des négociations menées jusqu’à présent et se proposent de jouer cavaliers seuls dans le domaine (Le Monde, 22 octobre 2003).
Ces regroupements conjoncturels de quelques États, destinés à alléger les processus décisionnels, mettent à mal la solidarité communautaire en privilégiant les stratégies d’alliance au détriment de la concertation. C’est ainsi que Tony Blair, voyant rejeté par le sommet européen de Thessalonique de juin son projet de « camps externalisés » pour le traitement des procédures d’asile, a annoncé son intention de mener quand même son expérience, avec quelques partenaires seulement. Mais ces regroupements sont en outre lourds de conséquences sur la transparence et le respect des droits fondamentaux. Car lorsque, dans la plus grande opacité, des patrouilles maritimes communes de quatre pays de l’Union sillonnent la Méditerranée, sous le poétique nom d’« opération Ulysse », afin d’arraisonner les embarcations susceptibles de transporter des migrants illégaux et de les reconduire sous escorte à leur port de départ, comme cela a été le cas au début de l’année, aucune procédure n’est prévue pour garantir l’application de la protection due aux réfugiés à l’égard de ceux des boat people qui pourraient y prétendre. Cette méthode dite de « coopération opérationnelle », qui permet d’échapper en grande partie aux règles du contrôle démocratique, le projet de Constitution la consacre pourtant.
Apparemment, il n’y a pas là de quoi émouvoir partisans ni adversaires de la Constitution : les premiers ne disent mot de ce grave déficit démocratique, à l’image d’Elisabeth Guigou qui, analysant le contenu du texte, le juge « très insuffisant sur l’économie et le social » mais estime que « c’est bon pour la défense et l’intérieur » (Le Monde, 11 octobre 2003). Quant à ceux qui, à l’instar de J-P. Chevènement, contestent le projet constitutionnel dans son ensemble, ils sont en général favorables aux systèmes de coopération renforcée qui associent de façon privilégiée deux ou trois États membres.
Faut-il regretter l’échec des négociations au sommet de Bruxelles, qui renvoie sine die la discussion sur la Constitution ? Certes, D. Cohn-Bendit et A. Lipietz nous invitaient à applaudir la possibilité qu’elle offrait aux « citoyens d’Europe, sur pétition d’un million de signatures, [de] proposer une loi ». Mais le dispositif ne relève-t-il pas du leurre, lorsque c’est en dehors du processus législatif qu’est décidée une bonne partie des mesures qui touchent, à travers le traitement de l’immigration par l’Union, aux droits fondamentaux. Et sa légitimité n’est-elle pas à l’avance contestable tant que la citoyenneté ne sera pas reconnue, toutes nationalités confondues, à celles et ceux qui en y vivant, en y travaillant, en y ayant des enfants, en y vieillissant, sont européens parce qu’ils font l’Europe ?
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