Article extrait du Plein droit n° 57, juin 2003
« Une Europe du rejet »

Le Maroc, vaste zone d’attente ?

Abdelkrim Belguendouz

Professeur de sciences économiques à la Faculté de droit de Rabat-Agdal. Chercheur spécialisé dans le domaine des migrations
L’article qui suit, adressé par son auteur à l’Anafé, ne fait pas partie des interventions faites lors de notre « journée Europe ». Il nous a néanmoins semblé important de l’annexer à ce dossier, tant les similitudes avec tous les thèmes abordés précédemment sont grandes. Il y a quelques mois, le gouvernement marocain a proposé une nouvelle loi relative à l’entrée et au séjour des étrangers au Maroc. Calqué de manière étonnante sur la réglementation française, ce texte très répressif est en fait une mise en application des restrictions imposées au Maroc par l’Union européenne. L’auteur, militant de l’association marocaine des droits humains et coordinateur du comité sur les migrations appelle à une large mobilisation contre cette loi « terroriste ».

Le projet de loi n° 02-03 relatif à l’entrée et au séjour des étrangers au Maroc, à l’émigration et l’immigration irrégulières a été soumis au conseil du gouvernement marocain le 9 janvier 2003 et adopté le 16 janvier 2003 après quelques retouches très formelles et superficielles. La nouvelle version ayant été entérinée par le conseil des ministres du 24 janvier 2003, le projet sera adopté après son acceptation par les deux chambres du parlement. La convocation de celui-ci en session extraordinaire, a été faite à partir du 5 février 2003, avec un agenda très chargé et une procédure accélérée.

Quels commentaires nous inspire ce projet de loi dont la discussion à la Chambre des représentants, au sein de la commission justice, législation et droits de l’homme, a été programmée après les fêtes de l’Aïd el Kébir, à partir du 19 février 2003, juste après l’examen d’un projet de loi contre le terrorisme ?

Précisons tout d’abord deux évidences. En premier lieu, le gouvernement a non seulement le droit, mais également le devoir d’organiser l’entrée et le séjour des étrangers au Maroc, et d’établir des règles précises concernant l’émigration à partir du Maroc. En second lieu, l’établissement et la clarification d’un arsenal légal en la matière sont de très loin supérieurs à l’absence de cadre juridique adéquat.

Mais le débat de fond et la clarification qui s’imposent, nécessitent une réflexion non seulement sur la démarche suivie et les orientations retenues, mais également sur la vision sous-jacente que les rédacteurs ont de la question migratoire, et sur le caractère équilibré ou non du projet de loi. Celui-ci ne peut en effet être séparé du contexte global de la question migratoire, qui est devenue un domaine très complexe et délicat. Voilà pourquoi, au-delà des aspects « techniques » du projet, la prise en compte de la portée de ses articles en termes de droits humains et la référence à l’environnement général, notamment régional et international, nous paraissent incontournables.

On regrettera tout d’abord une concomitance qui n’est certainement pas un simple hasard du calendrier : le projet de loi relatif à l’entrée et au séjour des étrangers au Maroc, à l’émigration et l’immigration irrégulières et le projet de loi relatif à la lutte contre le terrorisme, ont été présentés et adoptés à la même date par le gouvernement et soumis simultanément au parlement. N’y a-t-il pas là, déjà, un amalgame qui s’opère entre terrorisme et migrations ?

Une psychose largement alimentée par la presse

On peut également s’interroger sur la surmédiatisation récente du dossier de l’immigration étrangère irrégulière au Maroc, avec la publication, dans la presse marocaine, d’un grand nombre d’articles, et la diffusion à la télévision d’images insistant sur le « déferlement » sur le Maroc de vagues de subsahariens, son « invasion » par de très nombreux immigrés « clandestins », l’ensemble faisant écho à des communiqués triomphalistes parlant de « ratissages », de « coups de filet », « d’opérations d’assainissement » menées par telle ou telle force de sécurité dans telle ou telle région du pays. Cette présentation insiste sur le fait que le Maroc est « victime », doit donc se protéger et prendre des mesures défensives et répressives à l’égard des subsahariens, ce qui justifierait certains dérapages. L’alimentation volontaire ou inconsciente de cette psychose, n’aboutit-elle pas à la création d’un environnement médiatique approprié pour faire accepter facilement des dispositions législatives que l’on voudrait faire avaliser au niveau du parlement sans aucune réticence ?

On reporte ainsi sur les subsahariens un certain nombre de stéréotypes, de préjugés et de clichés qui sont accolés par la rive nord (particulièrement l’Espagne) aux « sudistes », et dont pâtissent également les Marocains expatriés. Cette perception négative, qui commence à être perceptible au Maroc à propos de l’immigration subsaharienne, risque fort d’aboutir à des dérapages pouvant même déboucher sur des crispations et des réactions non contrôlées. Voilà pourquoi il s’agit de procéder au dépassement des visions réductrices ou des analyses manichéennes tendant à déformer les réalités et servant de base ou de support à des politiques de repli, de fermeture et de répression.

Bien entendu, face aux nouvelles menaces terroristes, le Maroc doit renforcer son arsenal juridique pour se prémunir et protéger ses citoyens, à condition bien entendu de bien délimiter la notion de terrorisme et de ne pas lui donner une définition extensive, comme « troubler l’ordre public par l’intimidation, la frayeur », « le vol et l’extorsion de biens », ou alors « les dégradations ou détériorations ».

Le combat sans relâche contre les réseaux mafieux d’immigration et d’émigration illégales qui exploitent la misère humaine est une nécessité impérieuse. C’est ainsi que les peines infligées aux responsables du trafic d’êtres humains et à leurs complices se justifient dans leur principe et leur sévérité. Par contre, on reste perplexe devant les sanctions prévues contre les immigrés irréguliers eux-mêmes arrêtés au Maroc et les « harragas » en partance pour l’Europe (nationaux ou étrangers). Ceux qui ont décidé de pratiquer « l’ahrig », c’est-à-dire pratiquement d’affronter volontairement la mort, compte tenu des graves dangers encourus, seront-ils dissuadés par ces mesures, et leur emprisonnement n’aboutira-t-il pas seulement à engorger les prisons marocaines déjà surpeuplées ?

De manière plus générale, si certains aspects de l’immigration et de l’émigration irrégulières sont du ressort du pénal, la question migratoire dans son ensemble, telle qu’elle est abordée dans le projet de loi, ne doit pas obéir en totalité à la logique exclusivement sécuritaire. On ne doit pas profiter de la prédisposition de l’opinion publique à se doter d’un arsenal juridique anti-terroriste, pour mettre en place une législation dans le domaine migratoire, dans un esprit foncièrement répressif. La problématique migratoire ne peut se ramener à l’émigration irrégulière et à l’immigration clandestine, alors que l’essentiel du projet de loi et de sa philosophie se place sous le signe de la criminalisation et de la pénalisation des immigrés et des émigrés eux-mêmes, et pas uniquement des organisateurs, des rabatteurs, des passeurs et des mafias avec tous leurs complices.

Rationalité sécuritaire

Autant le projet de loi contre le terrorisme doit être défendu courageusement, moyennant des précisions à apporter à la définition d’acte de terrorisme, autant l’optique dans laquelle le projet sur la migration a été élaboré, est très contestable. Aucun amalgame ou confusion ne doivent être faits entre les deux domaines. Ce n’est pas parce que, dans le combat contre le terrorisme, les agissements de certains étrangers doivent faire l’objet d’une vigilance accrue, que le droit d’entrer, de circuler et de s’établir des étrangers doit être bafoué et que cette démarche sécuritaire doit être à la base de la logique d’ensemble appliquée à la législation concernant l’émigration à partir du Maroc et l’immigration au Maroc.

Officiellement, on insiste sur le fait que le projet de loi définit de manière « rationnelle » les modalités et les critères d’entrée et de séjour des étrangers au Maroc et surtout prévoit les recours possibles en cas de refus de délivrance ou de retrait des permis de séjour ou en cas d’expulsion. Les précisions concernant les protections et garanties permettant aux étrangers de faire valoir leurs droits sont aussi mises en évidence.

Or, une analyse objective du projet de loi montre que l’administration marocaine gère ce dossier de manière très sécuritaire et peu respectueuse des droits humains. Si on peut lui reconnaître le droit de refuser l’entrée sur le territoire marocain à tout étranger se présentant aux frontières, celui-ci ne dispose par contre d’aucune possibilité de recours. Le dernier alinéa de l’article 4 du projet de loi stipule même que, « la décision prononçant le refus peut être exécutée d’office par les autorités compétentes chargées du contrôle aux postes frontières  ».

Un simulacre de protection

Si l’exécution d’une décision de refus d’entrée au Maroc peut intervenir immédiatement, ses conséquences sont alors irréversibles, et seule l’instauration d’un recours suspensif peut palier cet abus. La seule « garantie » reconnue par le texte, dans son article 4, est que « l’étranger auquel est opposé un refus d’entrée est mis en mesure d’avertir [comment ?] ou de faire avertir [par qui ?] la personne chez laquelle il a indiqué qu’il devait se rendre, son consulat ou le conseil de son choix  ».

N’est-ce pas là un simulacre de protection et de garantie ? Par ailleurs, si le titre de séjour est retiré à un étranger, il doit, selon l’article 20, quitter le territoire. Là non plus, aucun recours n’est possible.

S’agissant de la décision de reconduite à la frontière, l’étranger peut certes, dans les quarante-huit heures suivant la notification, demander l’annulation de cette décision au président du tribunal administratif. Il peut par ailleurs faire appel de ce dernier jugement devant la Chambre administrative de la Cour suprême, dans un délai d’un mois. Mais cet appel n’est pas suspensif.

Or, la justice doit être le rempart contre toutes les dérives. A titre d’exemple, la référence systématique (articles 4, 14, 17, 21, 25, 35, 42) et sans autre précision à la très vague notion de « menace à l’ordre public », n’autorise-t-elle pas tous les abus et les interprétations les plus arbitraires des autorités aux dépens des droits des étrangers ?

Le but visé par cette réforme est-il réellement de permettre au Maroc de se conformer aux conventions internationales relatives aux obligations et droits des migrants et des étrangers légalement établis, comme l’annonce la note de présentation du projet de loi ? Certainement pas. A la lecture du texte, on est frappé par la tonalité excessive de sa dimension sécuritaire et répressive. Ce projet de loi vise avant tout à légaliser les expulsions et les refoulements, à donner une base juridique à l’interdiction d’accès au territoire marocain, aux retraits des cartes de séjour, à doter les autorités marocaines d’instruments juridiques permettant une gestion autoritaire, répressive, musclée et foncièrement sécuritaire de tout ce qui se rapporte aux migrations.

La présentation du projet de loi ne cache d’ailleurs nullement ces objectifs qui sont :

la codification des délits, des infractions et des sanctions liés aux tentatives d’émigration clandestine et au trafic des clandestins à travers une qualification pénale précise ;

  • l’harmonisation des peines prévues avec les dispositions du code pénal ;
  • la rationalisation des modalités et critères de séjour dans le Royaume.

Mais l’autre objectif explicitement avoué permet de comprendre les motivations profondes de cette initiative gouvernementale. Il s’agit en effet de « permettre au Maroc d’assumer pleinement ses engagements envers ses principaux partenaires, notamment en matière de lutte commune contre la migration clandestine transfrontière, dans sa double composante nationale et étrangère  ».

Le projet de loi répond ainsi, sinon à des injonctions, du moins à des attentes et à des conditionnalités extérieures. Il s’agit, pour le Maroc, de plaire à l’Espagne en particulier et à l’Union européenne en général, en considérant les émigrés (nationaux et étrangers) partant du Maroc et les immigrés subsahariens venant ou séjournant au Maroc, comme des délinquants et des criminels. Il s’agit d’adapter la législation marocaine en matière de migration aux règles fixées par l’accord de Schengen, en cédant à la pression sécuritaire de l’UE qui a assigné au Maroc le rôle de gendarme de l’Europe en Afrique du Nord.

Mais les rédacteurs du texte ont-ils envisagé les conséquences négatives de cette loi pour la communauté marocaine résidant à l’étranger, pour l’image du Maroc dans le monde et particulièrement en Afrique, où les adversaires de notre intégrité territoriale trouveront un prétexte pour dénigrer notre pays et porter atteinte à ses intérêts ?

Comment le Maroc pourra-t-il défendre ses ressortissants en Europe et ailleurs, victimes dans de nombreux pays de dérives du durcissement de la législation sur l’immigration, de la criminalisation de l’immigration (comme dans la loi espagnole d’août 2000), alors qu’il introduit lui même vis-à-vis des étrangers des dispositions légales draconiennes ?

Quelles retombées ?

Comment le Maroc pourra-t-il exiger la régularisation des travailleurs sans-papiers marocains alors que le projet de loi stipule, dans son article 40, que, même en possession d’un visa, « lorsqu’un étranger est autorisé à séjourner au Maroc, sous couvert d’un titre de voyage, revêtu d’un visa requis pour les séjours n’excédant pas trois mois, ce visa peut être annulé si l’étranger exerce au Maroc une activité lucrative sans avoir été régulièrement autorisé  » ?

Comment le Maroc pourra-t-il également s’opposer à des mesures répressives contre les immigrés, prises dans l’ambiance de l’après 11 septembre, assimilant souvent les immigrés musulmans à des terroristes ?

Comment le Maroc pourra-t-il trouver des arguments percutants auprès des pays de l’UE, et particulièrement au sein de l’enceinte des « 5 + 5 » [1], pour libéraliser les échanges humains en leur demandant d’introduire des assouplissements et des simplifications dans les procédures d’octroi des visas afin de lever certains obstacles à la circulation des personnes marocaines par rapport à ces pays, alors que son projet de loi est l’antithèse de cette démarche, légalisant le verrouillage de la circulation des personnes, en particulier du Sud ?

Comment le Maroc pourra-t-il encourager la venue de touristes pour atteindre le chiffre de dix millions en 2010, alors qu’au même moment, l’administration s’arroge le droit absolu, et sans recours possible, d’interdire l’entrée du territoire marocain, en assurant, même pour un étranger possesseur d’un visa marocain en règle, un contrôle portant « sur les moyens d’existence et les motifs de la venue au Maroc de la personne concernée, et aux garanties de son rapatriement  » ? Le texte précise en outre que « l’autorité compétente, chargée du contrôle aux postes frontières, peut refuser l’entrée au Maroc à toute personne qui ne remplit pas ces obligations ou ne satisfait pas aux justifications prévues par les disposition ci-dessus  ».

Est-ce aussi encourager le tourisme que prévoir, comme le fait l’article 40 que, lorsqu’un étranger est autorisé à séjourner au Maroc sous couvert d’un titre de voyage revêtu d’un visa requis pour les séjours n’excédant pas trois mois, ce visa peut être annulé « s’il existe des indices concordants permettant de présumer que l’intéressé est venu au Maroc pour s’y établir  » ?

Comment, à l’échelle régionale et à celle du continent africain, le Maroc pourra-t-il faire face aux réactions négatives de nombreux pays dont les ressortissants seront touchés par cette logique purement répressive ? Le projet de loi marocain n’ignore-t-il pas les conséquences dramatiques des conflits interethniques et des guerres fratricides qui minent l’Afrique subsaharienne ? Le projet de loi ne tient aucun compte de ces migrations motivées par la recherche de survie, de paix et d’asile au Maroc, perçu comme un pays refuge et hospitalier lié au reste de l’Afrique par des rapports humains et d’amitié, des relations historiques, spirituelles, culturelles et politiques.

Comment, en matière de respect et de protection des droits de l’homme, tels qu’ils sont universellement reconnus, le Maroc peut-il défendre son image, alors que le projet de loi a « oublié » le fait que le gouvernement marocain avait déjà ratifié un instrument international qui reconnaît des droits aux travailleurs migrants, y compris les « sans-documents », à savoir la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et de leurs familles ? Ce texte, adopté par l’Assemblée générale de l’ONU, le 18 décembre 1990, vient tout juste, en décembre 2002, d’obtenir la vingtième ratification (celle du Timor) nécessaire à son entrée en vigueur. Il est vrai qu’aucun grand pays d’immigration ni aucun pays européen n’a adhéré à cet instrument…

Comment, par ailleurs, le Maroc peut-il adopter des démarches totalement contradictoires ? D’un coté, les missions du Conseil consultatif des droits de l’homme (CCDH) ont été recentrées pour que celui-ci « contribue efficacement à la protection des droits et des libertés des Marocains résidant à l’étranger  » et qu’il constitue « l’interlocuteur des institutions nationales et internationales œuvrant dans ce domaine  ». De l’autre côté, le projet de loi n° 02-03 ne fait en réalité que copier certaines méthodes appliquées ailleurs et qui ont été vigoureusement dénoncées par les juristes et les démocrates de ces pays comme étant des violations flagrantes des droits humains.

Ainsi en est-il des camps de rétention pour étrangers ou « locaux ne relevant pas de l’administration pénitentiaire » prévus aux articles 34, 35 et 36, ou encore des « zones d’attente » dans les ports et aéroports marocains, dont on veut légaliser l’existence en vertu de l’article 38 du projet de loi.

A ce propos, en France, l’Anafé (association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers), a publié un rapport accablant [2] faisant état de nombreuses irrégularités, tant dans la procédure que durant le maintien dans les locaux de la zone d’attente. Selon l’article 35 quater de l’ordonnance française du 2 novembre 1945 modifiée, l’étranger qui arrive et qui se trouve dans la situation précitée, peut être maintenu dans la zone d’attente pendant le temps strictement nécessaire à son départ ou à l’examen tendant à déterminer si sa demande n’est pas manifestement infondée. Le maintien en zone d’attente, peut aller même au-delà de douze jours…

N’est-on pas très près ici de ce que stipule le projet de loi marocain qui énonce, dans son article 38, que « la zone d’attente peut inclure, sur l’empire du port ou de l’aéroport, un ou plusieurs lieux d’hébergement assurant aux étrangers concernés des prestations convenables  » ? Le gouvernement marocain n’a cependant nullement prévu d’ouvrir les zones d’attente aux visites des organismes et associations de droits de l’homme, pour apporter assistance juridique aux personnes concernées, ce qui se fait en principe en France, même si, dans la pratique, l’accès des associations aux zones d’attente n’est pas réellement facilité par le gouvernement et les autorités policières concernées…

Pourtant, les étrangers ne connaissent pas leurs droits. Ils ignorent les procédures de demande d’asile ou d’admission sur le territoire et de maintien en zone d’attente, ils ne savent pas comment rédiger des recours, rencontrent de nombreux obstacles pour avoir un avocat ou un interprète. Beaucoup de demandes d’asile ne sont pas enregistrées par les autorités compétentes et les notifications ne sont pas remises aux intéressés. Sans compter, au niveau de « l’accueil », les conditions matérielles dégradantes et souvent épouvantables et l’épineux problème des mineurs non accompagnés. De ce fait, invoquer l’existence de ces zones d’attente « même dans des démocraties avancées » pour légitimer et légaliser leur institution au Maroc, est irrecevable.

Ce projet de loi devrait interpeller les responsables politiques nationaux dans leur ensemble ainsi que la société civile marocaine aussi bien à l’intérieur du pays que parmi la communauté marocaine résidant à l’étranger. Tout se passe comme si le Maroc faisait un grand pas dans la réalisation d’un des buts que s’était fixés l’ancien ministre d’État à l’intérieur, Driss Basri, dans sa déclaration du 24 février 1999, à l’adresse d’une délégation de parlementaires français et dans laquelle il exprimait sa volonté délibérée d’associer le Maroc à la politique sécuritaire européenne de l’immigration :

« L’objectif principal pour le Maroc consiste à être partie prenante de la politique européenne de l’immigration consécutive à l’instauration de l’espace Schengen. Le Maroc est en effet conscient de la communauté des valeurs des deux parties et des intérêts mutuels à défendre. Au niveau méditerranéen, nous sommes par notre situation géographique et nos liens économiques, culturels et sociaux, partenaires à part entière de la sécurité européenne […] la défense de l’espace européen ne peut être efficace que si le Maroc y apporte sa contribution  ».

Accord de réadmission

Pour l’élaboration de cette nouvelle législation, les acteurs du projet de loi marocain s’inscrivent par ailleurs parfaitement dans la philosophie du Plan d’action « Maroc » établi, sous la coordination de l’Espagne, par le Groupe de Haut niveau asile-immigration de l’UE et entériné par le Conseil européen de Tampere (Finlande) le 16 octobre 1999. Même si, verbalement, le gouvernement marocain s’est dit opposé à ce plan d’action, de fait, ses principales dispositions et son esprit général commencent à être suivis à Rabat.

On ne peut, sous couvert de donner des gages à l’UE, transformer le Maroc en vaste zone d’attente, c’est-à-dire de maintien sur place dans l’attente du retour vers le point de départ, des migrants subsahariens en transit vers les pays de l’Union européenne.

Le Maroc s’apprête, en outre, à ouvrir prochainement à Rabat un dialogue afin de signer un accord général de réadmission entre l’UE et le Maroc, considéré à la fois comme pays d’émigration et comme pays de transit vers l’Europe. L’Union européenne veut ainsi assigner au Maroc le rôle de gendarme de ses frontières extérieures. Elle souhaite également participer à la gestion commune des frontières du Maroc au mépris de sa souveraineté nationale, comme ceci a déjà été prévu dans MEDA II, dans le cadre du projet « contrôle frontalier », moyennant 40 millions d’euros [3]… Le projet de loi marocain suit parfaitement en effet la feuille de route tracée par l’UE et particulièrement le descriptif approuvé par le Maroc, portant le titre « gestion des contrôles frontaliers ».

En résumé, nous constatons que les objections que suscite le projet de loi 02-03 sont de très loin supérieures à l’acquis de ce texte. Plus que d’amendements partiels à introduire au niveau du parlement, ce projet a besoin d’être totalement refondu dans un autre état d’esprit.

Une législation humanisée est par ailleurs absolument nécessaire, car on ne peut laisser en dehors du champ de l’État de droit la pratique actuelle des forces de la sécurité marocaine à l’égard de l’immigration étrangère irrégulière . C’est pourquoi l’initiative gouvernementale de présenter une base juridique pour le traitement concret du dossier migratoire est intéressante en soi et constitue un progrès au plan de la culture juridique. Mais avec le projet de loi 02-03, la libre circulation est menacée et la protection des droits des immigrés et des réfugiés largement hypothéquée.

La défense des droits des immigrés marocains en Europe et particulièrement en Espagne (où le nombre de Marocains résidant légalement début 2003, est de 282 000 personnes sur un total de 1 324 000 étrangers), est également inséparable de l’humanisation de la législation marocaine elle-même en matière migratoire. Les droits de l’homme sont indissociables, ils sont à appréhender et à respecter ici et là-bas. ;




Notes

[1Il s’agit du dialogue informel entre les pays de la Méditerranée occidentale comprenant, d’un côté, les pays de l’Europe latine (Espagne, France, Italie, Portugal auxquels on ajoute Malte) et, de l’autre, les cinq pays du Maghreb (Algérie, Libye, Maroc, Mauritanie, Tunisie).

[2Anafé, Zones d’attente. En marge de l’Etat de droit, mai 2001. Ces zones d’attente où règne un climat d’exception ont également fait l’objet du rapport n° 2628 du député Louis Mermaz à l’Assemblée nationale sur le projet de loi de finances pour 2001. Le titre de la troisième partie de ce rapport se suffit à lui-même : « Aux frontières de l’humanité : les zones d’attente et les centres de rétention  »

[3Le programme MEDA est le principal instrument financier de l’UE pour la mise en œuvre du partenariat euro-méditerranéen issu de la Conférence de Barcelone de novembre 1995. S’agissant du Maroc, et pour sa deuxième phase, l’UE a consacré, pour la période 2002-2004 une enveloppe globale de 426 millions d’euros, dont 40 au titre de la gestion des contrôles frontaliers.


Article extrait du n°57

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:58
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