Article extrait du Plein droit n° 57, juin 2003
« Une Europe du rejet »

Un droit d’asile qui s’effrite

Daphné Bouteillet-Paquet1

Docteur en droit public. Juriste de la délégation d’Amnesty International auprès de l’Union européenne.
Depuis l’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam, en 1999, la Commission a présenté de nombreuses propositions de directives visant à la construction d’un système d’asile commun. Si ces négociations européennes ont un impact certain sur l’évolution des législations nationales, celles-ci, à leur tour, influencent les négociations communautaires. Cette pression se fait dans le sens d’une harmonisation a minima, laissant aux États la plus grande marge de manœuvre possible.

L’émergence d’une politique d’asile et d’immigration commune aux quinze États membres de l’Union européenne a longtemps été perçue comme un phénomène opaque et sans incidence réelle sur les politiques nationales en raison du caractère juridiquement non contraignant de la plupart des instruments adoptés [1].

En effet, il convient de rappeler que, sous l’empire des accords de Schengen puis du traité de Maastricht, les politiques d’asile et d’immigration étaient de simples « questions d’intérêt commun » traitées dans un cadre exclusivement intergouvernemental. L’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam en 1999 opère un saut qualitatif majeur puisque l’Union européenne se dote d’une véritable politique communautaire en matière d’asile et d’immigration. En dépit des limites matérielles et institutionnelles de cette communautarisation, le traité d’Amsterdam prévoit un véritable programme législatif dont les contours ont été précisés lors du Conseil européen de Tampere (15-16 octobre 1999).

Sur la base de cet agenda, la Commission européenne a présenté de nombreuses propositions de directives dont l’adoption permettra d’ériger un système commun d’asile européen. Le projet de réforme présenté par le ministère des affaires étrangères, le 25 septembre 2002 – et actuellement en cours de discussion devant l’Assemblée nationale – est à cet égard symptomatique de l’impact des négociations européennes sur le cadre législatif national.

Toutefois, il convient également d’apprécier la manière dont le cadre national influence à son tour les négociations communautaires. Ce rapport de force s’explique, d’une part, par le fait que les instruments sont actuellement adoptés à l’unanimité, d’autre part, par la réticence des États membres à voir leurs prérogatives limitées dans des domaines qui sont au cœur de leur souveraineté.

Ainsi, en dépit des appels répétés du Commissaire chargé de la justice et des affaires intérieures, Antonio Vitorino, on constate que de nombreux États membres (la France, la Belgique, l’Allemagne pour ne citer qu’eux) ont décidé de renouveler leur législation alors même que les négociations européennes sont toujours pendantes. Cette tactique n’est pas due au hasard du calendrier mais plutôt à une stratégie récurrente de certains États membres qui tentent d’imposer leur solutions nationales à leurs homologues européens, et d’éviter ainsi les compromis indispensables à une véritable harmonisation des législa-

Qu’est-ce qu’un « réfugié » ?

tions. La réticence des États membres à abandonner leurs modèles nationaux se traduit concrètement par deux éléments : d’une part, le phénomène bien connu d’une harmonisation a minima, d’autre part, la tentation de plus en plus palpable des États membres d’abandonner l’objectif même de normes minimales communes, les dispositions des directives se contentant de renvoyer au droit national existant.

Ces caractéristiques sont particulièrement perceptibles en ce qui concerne deux instruments qui constituent le cœur du système d’asile commun, à savoir :

la proposition de directive du 12 septembre 2001 a trait aux normes minimales relatives, d’une part aux conditions que doivent remplir les ressortissants de pays tiers et les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié, ou au statut de personne qui, pour d’autres raisons, a besoin d’une protection internationale, et d’autre part au contenu de ces statuts ;

  • la proposition modifiée de directive du 18 juin 2002 concernant des normes minimales définissant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les États membres.

L’exposé qui suit ne prétend nullement à une quelconque exhaustivité scientifique, le choix de ces deux instruments ainsi que la sélection des quelques dispositions étudiées ayant pour but de mieux comprendre le jeu d’influence mutuelle entre les négociations européennes et l’actualité législative française. Il convient également de souligner qu’il s’agit d’un bilan des négociations en cours, et que le contenu des propositions communautaires présentées ci-dessous est susceptible de modifications substantielles.

Si les disparités dans l’interprétation de la notion de réfugié ont été un problème présent dès le début des discussions sur la convergence des législations nationales [2], ce problème a été mis à jour de manière particulièrement vive par la Cour européenne des droits de l’homme qui a fustigé les incohérences du système européen d’asile dans son célèbre arrêt T.I. contre Royaume-Uni du 7 mars 2000 [3].

Sur la base du mandat de Tampere, la Commission européenne a adopté une proposition de directive dont la première partie vise, d’une part, à préciser comment le terme « réfugié » doit être interprété, d’autre part, à mettre en place une protection « subsidiaire » pour des personnes ayant besoin d’une protection internationale mais qui ne sont pas couvertes par la Convention de 1951.

Les négociations de la directive dite de « qualification » ont débuté en juin 2002, l’adoption devant avoir lieu au mois de juin 2003 selon le calendrier législatif adopté lors du sommet de Séville. Il faut souligner d’emblée que les dispositions initiales de la proposition de la Commission ont été considérablement remaniées. En dépit de ce calendrier, l’issue des négociations reste incertaine car les États membres ne sont pas parvenus à un consensus politique. Certains, comme l’Allemagne, souhaitent en effet durcir plusieurs dispositions telles que le retrait de la protection internationale en cas de menace à l’ordre public. L’évolution des négociations pourrait donc perturber le jeu politique français.

L’équilibre global du texte paraît pourtant déjà très restrictif : si les persécutions à caractère sexuel ou celles perpétrées par des agents non étatiques relèvent désormais de la Convention de Genève, la portée de cette avancée est toute relative car le projet de directive codifie en réalité une lecture très contestable de la notion de « protection effective » reprise dans le projet de loi français.

D’une part, la proposition de directive se réfère à la notion d’asile interne  : c’est-à-dire qu’avant d’accorder protection à une personne, les États membres devront s’assurer que le demandeur d’asile ne pouvait pas trouver protection à l’intérieur même de son pays d’origine ou de résidence habituelle. D’autre part, cette proposition de directive prévoit que la « protection » traditionnellement assurée par l’État pourra également l’être par « des organisations internationales et des autorités permanentes s’apparentant à un État qui contrôlent un territoire clairement défini, suffisamment grand et stable, et qui veulent et peuvent faire respecter les droits d’une personne et la protéger contre les atteintes de la même manière qu’un État reconnu à l’échelon international ».

Insécurité juridique et physique

En clair, cette disposition signifie que, si une personne fuit un pays où il existe des risques de persécutions, elle ne pourra obtenir de protection au sein de l’Union européenne que si elle ne peut être protégée ni par l’État, ni par des autorités de facto, ni par une organisation internationale contrôlant une partie substantielle du territoire. La possibilité d’un renvoi vers des zones contrôlées par des autorités de facto paraît contestable : même si la proposition prévoit des garde-fous et le respect du principe de non-refoulement, il semble que ni la sécurité juridique, ni l’intégrité physique des personnes renvoyées ne puissent être véritablement assurées par des autorités qui ne sont pas liées par les instruments internationaux de protection des droits de l’homme et dont l’espace de souveraineté est généralement réduit à une enclave susceptible d’être attaquée à tout moment par les forces gouvernementales. Les difficultés expérimentées par les Nations unies au Kosovo ou à Srebrenica démontrent bien que le renvoi vers une zone contrôlée par une autorité internationale peut susciter de nombreuses difficultés [4].

Il convient également de souligner l’influence des événements du 11 septembre 2001 sur ces négociations, alors que la problématique de l’ordre public était relativement absente de la proposition initiale de la Commission européenne. Sous l’influence du Royaume-Uni et de l’Allemagne, les dispositions du projet de directive prévoient désormais la possibilité, pour les États, de refuser ou de mettre fin au statut de réfugié et à la protection subsidiaire dès lors qu’il existe des motifs raisonnables de penser que la personne concernée représente un danger pour la sécurité nationale ou l’ordre public. En l’état actuel, le projet de loi français est plus protecteur car la clause ne peut être opposée qu’aux bénéficiaires de la protection subsidiaire et non aux réfugiés statutaires. La France pourrait cependant être conduite à revoir sa copie sous l’influence de l’Allemagne qui a opposé son veto aux négociations actuelles.

L’influence de la situation algérienne

Si l’Allemagne et le Royaume-Uni ont été les moteurs des négociations concernant la notion de protection effective, la France a, par contre, fortement influencé les négociations relatives au champ d’application personnel de la protection subsidiaire, défini à l’article 15 de la directive. Les propositions initiales visaient à inclure les personnes fuyant « des violations systématiques ou généralisées des droits de l’homme », mais, sous la pression de la France, très sensible à la situation en Algérie, cette notion a disparu du texte actuellement discuté. La version finale est particulièrement restrictive avec l’ajout de la référence à une menace « individuelle  » contre la vie ou la personne d’un « civil  » dans des situations de « violence aveugle ou de conflit armé interne ou international ». Cet amendement codifie donc largement la pratique française en matière d’asile territorial, pratique dont on peut questionner la légalité au regard du droit international car l’introduction d’un critère de persécution individuelle rend pleinement applicable l’article 1er A de la Convention de Genève.

La première proposition de directive relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les États membres a été présentée par la Commission le 12 septembre 2000. En raison du blocage des négociations durant deux années consécutives, les chefs d’États et de gouvernement n’ont pu que constater leur échec lors du sommet européen de Laeken, en décembre 2001, et demander à la Commission européenne de présenter une nouvelle proposition. Le nouveau texte, présenté le 18 juin 2002, contient des modifications considérables par rapport à la proposition initiale et est, dans l’ensemble, beaucoup moins ambitieux.

En premier lieu, les restrictions concernant l’accès au territoire et à la procédure d’asile sont nombreuses. Elles sont perceptibles à travers la multiplication des dispositions permettant le placement en rétention des demandeurs d’asile, notamment dans le cadre des demandes considérées comme inadmissibles ou manifestement infondées. Le projet communautaire s’inspire d’ailleurs, en grande partie, des dispositions de la loi française : en effet, sous la pression de la France, des dispositions spéciales ont été insérées en ce qui concerne les procédures à la frontière, le placement en zone d’attente et l’allongement de la durée du placement en rétention, questions actuellement au centre des débats français. Ces dispositions sont par ailleurs symptomatiques du phénomène de « renationalisation » des textes européens car elles comportent de nombreux renvois au système national des États membres [5].

Des garanties procédurales réduites

Une deuxième remarque a trait à la prédominance de la procédure accélérée dans l’architecture générale du texte  : en effet, alors que cette procédure est, en principe, une alternative résiduelle par rapport à la procédure normale, son champ d’application est tellement élargi qu’elle devient le principe et la procédure normale l’exception. Le délai d’examen est de trois mois renouvelable une fois. Le projet de loi français semble, à cet égard, tout à fait en phase avec l’esprit du projet de directive puisque l’objectif essentiel de cette réforme est de raccourcir les délais d’instruction des demandes d’asile en les ramenant progressivement à une moyenne d’un mois, ainsi que l’avait mentionné Jacques Chirac lors de son discours du 14 juillet 2002. Si on peut se réjouir de la réduction des délais qui atteignent près de dix-huit mois en France, il semble qu’ici l’accélération du traitement des demandes se fasse au détriment des garanties procédurales, notamment par la suppression de l’effet suspensif de l’appel.

Les dispositions consacrées aux cas de procédure accélérée sont par ailleurs considérablement « enrichies ». Si le projet était adopté, le projet de loi français pourrait encore être très sérieusement durci. Par exemple, la notion de demande manifestement infondée a été elle-même élargie et pourra désormais être opposée aux demandeurs constituant un danger pour la sécurité de l’État ou aux personnes inculpées par une juridiction internationale. La clause d’exclusion de la Convention de Genève serait ainsi appliquée dès le stade de la recevabilité de la demande d’asile.

Cette dérive sécuritaire est d’autant plus inquiétante que les négociations actuelles se font sans contrôle effectif des parlements nationaux ni du Parlement européen et qu’elles permettent une érosion sensible de l’acquis juridique de la Convention de Genève et de la Convention européenne des droits de l’homme. Les négociations en cours sont donc révélatrices d’une véritable crise de valeur, voire d’une certaine « schizophrénie normative », car la plupart des dispositions négociées sont très en-deçà des standards imposés par la jurisprudence de la Cour de Strasbourg.

Paradoxalement, alors que l’amélioration des systèmes de protection des droits fondamentaux est au centre des débats sur le futur de l’Europe, la protection des réfugiés semble échapper à cette logique d’approfondissement. Parce que la politique d’asile constitue un élément essentiel de son patrimoine juridique, notre conviction est que l’Union européenne doit se saisir des opportunités ouvertes par les débats actuels pour développer un modèle de protection inscrit dans le prolongement de la philosophie humaniste qui a présidé à la construction européenne. ;




Notes

[1Pour une description exhaustive du cadre institutionnel communautaire et de son évolution, voir Bouteillet-Paquet D., L’Europe et le droit d’asile, ed. L’Harmattan, 2000, 396 p.

[2Ce problème a été « tranché » par un renvoi au droit national. Voir Position commune du 4 mars 1996 concernant l’application harmonisée du terme « réfugié » au sens de l’article 1er de la Convention de Genève, du 28 juillet 1951, relative au statut de réfugié, JOCE n° L 63 du 13 mars 1996.

[3Req. 43844/98.

[4Amnesty International’s Comments on Commission’s Proposal for a Council Directive on Minimum Standards for the Qualification and Status of Third Country Nationals and Stateless Persons as Refugees or as Persons Who Are Otherwise in Need of International Protection, COM (2001), 510 final, October 2002.

[5Amnesty International’s Comments on the Amended Proposal for A Council Directive on Minimum Standards on Procedures in Member States For Granting and Withdrawing Refugee Status COM (2002) 326 final, February 2003.


Article extrait du n°57

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:58
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