Article extrait du Plein droit n° 49, avril 2001
« Quelle Europe pour les étrangers ? »
Changement de cap ou pétard mouillé ?
Claire Rodier
Juriste, permanente au Gisti.
Dans le nouveau cadre institué par le traité d’Amsterdam, qui a transféré les questions d’asile et d’immigration dans la sphère des compétences communautaires [1], la Commission européenne est appelée à jouer un rôle beaucoup plus important que celui qui lui était réservé jusqu’à présent dans ces domaines : en vertu de son droit d’initiative, il lui appartiendra désormais de faire des propositions normatives sous la forme de règlements et de directives.
Forte de ces nouvelles prérogatives, elle a déjà commencé à poser les bases d’une réglementation communautaire avec des propositions relatives, notamment, à la circulation des ressortissants de pays tiers à l’intérieur de la Communauté, au regroupement familial, au statut des résidents de longue durée, ainsi qu’à plusieurs aspects concernant le droit d’asile.
Mais surtout, s’appuyant sur la volonté exprimée par les Etats membres au sommet de Tampere de 1999 de définir, pour la réalisation de l’« espace de liberté, de sécurité et de justice » prévu par le traité d’Amsterdam, le cadre d’une politique commune d’asile et d’immigration, elle a rendu publiques au mois de novembre 2000 deux communications sur ces thèmes [2].
Accueillie par certains observateurs comme le signe d’un tournant dans la politique européenne puisqu’y est préconisée une reprise de l’appel à l’immigration de main-d’œuvre, la communication consacrée à la politique communautaire en matière d’immigration, présentée par le commissaire Vitorino, en charge de ces questions, n’a provoqué en revanche que peu de réactions du côté des Etats membres.
Dans cette communication, la Commission, connaissant les réticences de certains Etats membres à admettre qu’ils ne sont plus les seuls à décider de leur politique d’immigration, commence prudemment par justifier son initiative. Elle la présente comme « une première réponse à la demande expresse du Conseil européen de définir clairement les conditions d’admission et de séjour des ressortissants de pays tiers », en rappelant qu’à Tampere on a reconnu « la nécessité d’un rapprochement des législations nationales relatives [à ces conditions], fondé sur une évaluation commune tant de l’évolution économique et démographique au sein de l’UE que de la situation dans les pays d’origine ».
« Lancer le débat »
C’est uniquement de l’immigration économique qu’il est question dans ce document. La Commission la distingue nettement de l’immigration pour motifs humanitaires (la question de l’asile faisant l’objet d’une communication séparée) et de l’immigration familiale, à propos de laquelle une proposition de directive communautaire est en cours d’examen. Dès le début, le message est lancé : la Commission « est d’avis que les canaux de l’immigration légale à destination de l’Union doivent maintenant être ouverts aux travailleurs migrants ». Et elle s’attache à démontrer la pertinence de sa position pour « lancer le débat », sachant qu’elle risque de heurter certains.
Elle part d’un constat : les politiques d’immigration zéro menées au cours des trente dernières années ne sont plus adaptées. Les politiques de fermeture sont d’abord inefficaces, puisque 500 000 personnes pénétreraient chaque année illégalement sur le territoire de l’UE, et que nombre d’entre elles occuperaient des emplois non déclarés : en témoignent notamment les presque deux millions d’étrangers dont la situation aurait été légalisée a posteriori grâce à des opérations de régularisation organisées dans plusieurs pays depuis les années 70.
Ces politiques sont de surcroît criminogènes, puisqu’elles encouragent les activités des passeurs et la traite d’êtres humains. Pour la Commission, favoriser l’admission légale de travailleurs migrants contribuerait à combattre l’immigration clandestine plus efficacement qu’en multipliant « les mesures destinées à réprimer les utilisations abusives, réelles ou imaginaires, [des] régimes d’asile ».
Par ailleurs, cette fermeture des frontières ne prend pas la mesure de l’évolution économique des pays de l’Union, dont les perspectives, grâce à la faiblesse des taux d’inflation et des taux d’intérêt, la réduction des déficits du secteur public et la bonne situation de la balance des paiements seraient « les meilleures qu’elle ait enregistrées depuis plusieurs années », d’où « une amélioration de la croissance et davantage de créations d’emplois ». Certains Etats membres ne procèdent-ils pas déjà à des recrutements massifs de ressortissants des pays tiers pour pallier les pénuries de main-d’œuvre auxquelles ils sont confrontés ?
Si elle ne s’inscrit pas entièrement dans la ligne du rapport du secrétariat des Nations Unies qui, en mars 2000, présentait le recours massif à une « migration de remplacement » [3] comme la solution pour compenser le vieillissement de la population de l’UE, la Commission considère cependant que l’augmentation de l’immigration légale pourrait, à court terme, en accompagnement d’autres mesures, favoriser la croissance démographique.
Elle estime finalement que « même si l’immigration ne constituera jamais en soi une solution aux problèmes que connaît le marché de l’emploi, les migrants peuvent apporter une contribution positive à ce dernier, à la croissance économique et à la pérennité de nos systèmes de protection sociale ».
Une fois le diagnostic posé et la solution avancée, comment doit s’élaborer la nouvelle approche, « différente, plus flexible, commune à tous les Etats membres », de l’immigration ? Dans le respect des principes fondamentaux, s’empresse de nous dire la Commission, qui rappelle que cela implique « le respect des différences culturelles et sociales, de la dignité humaine, et du pluralisme ».
Dissuader à la source
Pour assurer l’intégration des ressortissants de pays tiers, il faut leur accorder « des conditions de vie et de travail comparables à celles des nationaux », faute de quoi on assistera à long terme à une exacerbation des problèmes sociaux, facteurs d’exclusion, de délinquance et de criminalité. Relevant que les immigrés sont souvent victimes du racisme et de la xénophobie, la Commission rappelle que les initiatives déjà adoptées par le Conseil de l’Union pour lutter contre ces fléaux doivent être complétées par des programmes spécifiques d’intégration des migrants sur le marché du travail, ainsi que par des mesures visant à « faire la part belle à un partenariat entre les immigrants et la société hôte ». Elle invite aussi à prêter une attention particulière aux immigrés de la seconde génération, y compris ceux nés dans l’UE, en insistant sur la « grande importance » à donner aux femmes et aux familles.
Respect du pluralisme, égalité des droits, lutte contre la discrimination, le programme est séduisant, et donne, à première vue, l’impression que la Commission européenne a su tirer parti des débats qui ont, depuis une dizaine d’années, nourri la réflexion sur la question de l’immigration. Reste que les pistes avancées pour la mise en œuvre de l’ouverture des frontières européennes à l’immigration de travail bousculent quelque peu cette impression initiale. Car les moyens préconisés rassemblent, avec un goût de réchauffé, tous les travers d’une conception utilitariste de l’immigration de travail.
Partant du postulat qu’une politique européenne en matière d’asile et d’immigration ne peut réussir sans coopération avec les pays d’origine et de transit des migrants, la Commission explique que ce partenariat repose sur la réduction des facteurs d’incitation à l’immigration, d’une part grâce au développement de ces pays mais aussi par le recours aux « systèmes modernes de contrôle à la frontière ».
Exemple de cette nouvelle « approche intégrée », les travaux du Groupe de haut niveau « Asile et Migration », en place depuis 1998. Lorsqu’on sait que les plans d’action dégagés par ce groupe pour les six pays cibles portent essentiellement sur les moyens d’en retenir les ressortissants (gros pourvoyeurs de migrants dans l’UE) soit chez eux, soit dans des régions limitrophes, mais qu’à ce jour aucune mesure financière n’a été prévue pour mener à bien le volet « développement », on voit mal quel profit les pays de départ peuvent tirer d’un tel « partenariat », orienté quasi-exclusivement sur la coopération des polices en vue d’une meilleure protection des frontières [4]… Et l’on s’interroge sur la compatibilité entre ce souci de dissuader l’immigration et l’économie générale de la communication.
Un système de « préférence européenne »
Une politique raisonnée doit tenir compte de tous les types d’immigration, qu’elle soit fondée sur des motifs humanitaires, de type familial, ou économique, nous dit la Commission, qui vient pourtant d’insister sur le fait que, dans le cas des personnes auxquelles le statut de réfugié est reconnu, l’accès au travail constitue « un droit individuel direct (…) qui ne peut être subordonné à un examen des besoins économiques ».
Sans souci de se contredire, elle propose que le débat sur le nombre de migrants économiques nécessaires dans les différents secteurs intègre le nombre de personnes placées sous protection internationale dans les Etats membres, en ajoutant que cela permettrait d’utiliser mieux leurs qualifications. Si cette dernière préoccupation paraît a priori bonne, on ne peut s’empêcher de penser aux risques d’inversion d’une telle logique, qui conduirait à ajuster le nombre – voire les qualifications – des personnes accueillies pour des raisons humanitaires aux besoins de main-d’œuvre.
Avant de chercher à recruter à l’extérieur, encore faut-il être sûr qu’il existe une pénurie réelle sur le marché du travail dans l’UE. Aussi la Commission imagine-t-elle la mise en place d’un mécanisme permettant d’identifier le vrai « besoin économique » : seule une offre d’emploi qui n’aurait donné lieu à aucune candidature d’un ressortissant de l’Union pourrait être proposée à de nouveaux migrants. Un système de « préférence européenne » déjà ancien, puisqu’il était la base d’une résolution sur l’emploi adoptée en 1994 par les gouvernements des Etats membres [5].
Dans le même esprit, et bien qu’il n’y soit pas fait allusion dans la communication de la Commission, c’est notamment en vue de répondre à ces besoins qu’une proposition de directive relative au statut des ressortissants de pays tiers résidents de longue durée a été présentée au mois de mars 2001. Elle prévoit qu’à certaines conditions, les travailleurs étrangers intégrés de façon durable dans un Etat membre pourraient bénéficier d’un droit à la libre circulation – au sens communautaire du terme, c’est-à-dire à la libre installation – comparable à celui reconnu aux ressortissants de l’Union.
Au-delà des avantages indéniables que tireraient les bénéficiaires d’une telle mobilité, on en mesure l’intérêt économique pour les employeurs et les Etats : les secteurs d’activité déficitaires dans certains pays membres pourraient en effet être pourvus sans qu’il soit nécessaire de faire appel à l’immigration extérieure, mais simplement en utilisant la main-d’œuvre disponible déjà autorisée à résider sur le territoire de
On constate que l’objectif de la Commission (« ouvrir les canaux de l’immigration légale ») comporte des préalables : empêcher de venir les migrants dont on ne veut pas, et épuiser les réserves existantes. A partir de là, reste à décider de quels travailleurs a besoin l’UE et comment elle peut les accueillir. L’admission de migrants économiques, nous dit-on, doit répondre aux besoins du marché de manière rapide et efficace. Elle concerne tant la main-d’œuvre peu qualifiée et saisonnière que les travailleurs très qualifiés.
Quotas ?
A propos de ces derniers, l’ambiguïté qui caractérise l’ensemble de la communication est poussée à son comble. Brandissant d’une main la menace de la fuite des cerveaux, la Commission insiste de l’autre sur la nécessité d’assurer l’égalité des conditions de travail et de l’accès aux services entre migrants et nationaux, « aspect des choses particulièrement important si l’Europe veut attirer des migrants pour occuper des postes hautement qualifiés pour lesquels la concurrence est mondiale ».
La question clef des critères d’admission de ces nouveaux migrants est traitée de façon particulièrement confuse. Bien qu’on s’inscrive dans une logique communautaire, il est cependant posé que « les Etats membres doivent demeurer compétents pour décider de leurs besoins en ce qui concerne les différentes catégories de travailleurs migrants ».
Il est ainsi proposé un mécanisme de « coopération, d’échange d’information et d’établissement de rapports » par lequel chaque Etat exposerait périodiquement ses intentions en matière d’immigration, « en fournissant notamment des projections sur le nombre des travailleurs migrants qu’il souhaite admettre et une indication des niveaux de qualification recherchés ».
Il paraît « difficile » à la Commission, du fait de la nécessité de définir une approche souple des besoins économiques, d’appliquer un système de quotas, auquel elle préfère un « système approprié d’objectifs indicatifs », étroitement lié aux besoins du marché du travail. On reste sceptique devant la distinction, tant il semble évident que la recherche des « objectifs indicatifs » liés aux besoins du marché du travail à partir des besoins de migrants en nombre et en qualification débouchera nécessairement – sauf à être complètement inutile – sur la détermination de quotas. Et on comprend que ces quotas ne se définiront pas seulement sur la base de la quantité et de la qualité lorsqu’on nous dit qu’il faudra prendre aussi en compte « une série d’autres facteurs » tels que : les accords conclus avec les pays d’origine, « l’accueil favorable par l’opinion publique de travailleurs migrants supplémentaires dans le pays concerné » et « les possibilités d’adaptation sociale et culturelle ». Où est le « cadre juridique cohérent » que la Commission se targue de vouloir mettre en place pour fixer les conditions d’admission ?
Moduler les statuts
C’est aussi dans un cadre cohérent, forgé sur « les principes de transparence, de rationalité et de flexibilité », que la Commission veut définir les conditions d’accueil des migrants, à qui, dit-elle, doivent être reconnus des droits adaptés et progressifs. La communication préconise pour ce faire un régime général souple, fondé sur un nombre limité de statuts. Les « travailleurs temporaires qui ont l’intention de rentrer au pays d’origine doivent se voir conférer un statut juridique sûr », mais il faut prévoir, en même temps, pour les personnes « qui souhaitent rester et qui satisfont à certains critères », des modalités permettant d’obtenir ultérieurement un statut permanent.
Est donc envisagée la délivrance de permis temporaires à l’arrivée, qui pourraient être transformés en permis de travail permanents avant d’ouvrir « après un certain temps » le droit à un statut de résident de longue durée. Aucun détail ne précise les critères de passage d’un statut à l’autre – sera-t-il lié à l’évolution du marché du travail, au fait que le travailleur migrant aura conservé son emploi, y aura-t-il des possibilités de « sauter » des étapes au regard de la situation personnelle et/ou familiale ?
On se contentera de retenir qu’il faut garantir aux ressortissants d’Etats tiers « un ensemble de droits et d’obligations équivalents à ceux des ressortissants nationaux, mais en établissant une distinction en fonction de la durée du séjour » (?). Et ce ne sont pas les nombreuses références à la Charte des droits fondamentaux dont est émaillée la communication, ni l’allusion à l’« espèce de citoyenneté civile » qui serait « envisageable à plus long terme » pour les ressortissants d’Etats tiers qui ne nous apporteront des éclaircissements.
On comprend mieux, à la lecture détaillée de la communication de la Commission, pourquoi elle a suscité si peu d’échos de la part des Etats membres. Car, en dépit de son intitulé (« Pourquoi élaborer une nouvelle approche de l’immigration ? »), le programme d’action n’est guère susceptible de remettre en cause leurs habitudes de gestion – ou de non gestion ? – de l’immigration. La « communautarisation » ne consisterait-elle finalement qu’à laisser, dans un contexte de reprise économique, les Etats membres « faire leur marché » parmi les candidats à l’émigration en fonction de la potentialité de ces derniers à s’adapter et du degré de tolérance de leur opinion, avec la bénédiction de la Commission européenne ? ;
Notes
[1] Voir, dans ce numéro, p. 36, De Rome à Amsterdam, intervention lors du séminaire du Gisti du 15 novembre 2000 sur « L’Europe et la libre circulation des personnes ».
[2] Communications de la Commission au Conseil et au Parlement européen : Politique communautaire en matière d’immigration, COM (2000) 757 final et Vers une procédure d’asile et un statut uniforme, valable dans toute l’Union, pour les personnes qui se voient accorder l’asile, COM (2000) 755 final, Bruxelles, 22 novembre 2000.
[3] Replacement migration : is it a solution to declining and ageing populations ? Division de la population, Département des affaires économiques et sociales, Secrétariat des Nations Unies, 21 mars 2000 (ESA/P/WP.160). Voir aussi « Les travailleurs immigrés sont de retour », Plein Droit n° 45, p. 39.
[4] Voir dans ce numéro p. 34.
[5] Résolution du Conseil « Justice et affaires intérieures », 20juin1994. Voiraussi « Des principes selon les besoins », Plein Droit n° 31, p. 60.
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