Article extrait du Plein droit n° 43, septembre 1999
« Outre-mer, autre droit »
L’indépendance des peuples contre la liberté de circulation ?
Danièle Lochak
Professeur de droit public à l’Université de Paris X-Nanterre et présidente du Gisti
L’accord signé à Nouméa le 5 mai 1998, prend acte du « traumatisme durable » qu’a constitué pour les Kanaks le choc de la colonisation et de l’atteinte portée à la dignité de ce peuple privé de son identité.
Visant à compenser les souffrances et les iniquités qui en sont résultées, il pose les bases d’une citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie traduisant une « communauté de destin » et préfigurant une éventuelle nationalité. Mais comme il ne saurait être question d’exclure les autres communautés qui ont acquis « par leur participation à l’édification de la Nouvelle-Calédonie une légitimité à y vivre », la citoyenneté est définie non pas sur une base ethnique mais sur la base de l’ancienneté de la présence sur le sol calédonien.
Cette citoyenneté fonde des restrictions au droit de vote et à l’accès à l’emploi qui heurtent de front les principes constitutionnels les mieux établis, à commencer par le principe d’égalité devant le suffrage et dans l’accès à l’emploi qui sont inscrits en toutes lettres dans notre Constitution : « la France assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». C’est du reste pour cette raison qu’il a fallu modifier la Constitution (« la loi constitutionnelle le permettra », disait l’accord de Nouméa, laissant entendre qu’en l’état elle ne le permettait pas). Et le Conseil constitutionnel, saisi sur la loi organique, en a examiné la constitutionnalité par rapport à l’accord de Nouméa, érigé pour la circonstance en norme de référence au même titre que la Constitution.
Mais au-delà de ces considérations juridiques, le dispositif mis en place illustre bien l’ambivalence de la citoyenneté, à la fois facteur d’émancipation et d’exclusion.
La limitation du droit de vote
La question de la détermination du corps électoral s’est posée dès 1988 s’agissant de savoir qui serait autorisé à participer au scrutin d’autodétermination. L’idée de restreindre le corps électoral avait en l’occurrence une certaine logique, dans la mesure où il n’y a pas de raison de demander aux « colonisateurs » de se prononcer sur la décolonisation. C’est ainsi du reste que lors de précédents scrutins d’autodétermination (la Côte française des Somalis en 1966, le Territoire français des Afars et des Issas en 1976) ont été exclues du droit de suffrage les personnes résidant dans ces territoires depuis moins de trois ans – et donc notamment les fonctionnaires originaires de métropole.
Mais la détermination du corps électoral ne s’était jusque là jamais posée avec autant d’acuité dès lors que les « colonisés » étaient toujours largement majoritaires parmi la population. Or, ce n’est pas le cas des Kanaks, numériquement minoritaires. Les accords de Matignon, en 1988, confirmés par l’accord de Nouméa, qui ne pouvaient pas, pour des raisons évidentes, réserver le droit de vote aux seuls Kanaks, ont subordonné le droit de voter aux scrutins concernant l’avenir du territoire à une durée de résidence de dix ans.
Mais surtout, l’accord de Nouméa, mis en œuvre notamment par les articles 4 et 188 de la loi organique du 19 mars 1999, prévoit les mêmes restrictions pour tous les scrutins propres au territoire, à savoir l’élection du congrès et des assemblées de province. Les nationaux français qui n’ont pas la citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie ne seront admis à voter qu’aux élections « nationales » (législatives, sénatoriales, présidentielle) et aux élections municipales.
On peut évidemment – et les commentateurs n’ont pas manqué de le faire – s’interroger sur la compatibilité de ces restrictions avec l’article 25 du Pacte sur les droits civils et politiques qui garantit à tous les citoyens le droit de voter et d’être élu et de prendre part sans discrimination et « sans restrictions déraisonnables » à la direction des affaires publiques.
Au-delà de l’universalité du suffrage, c’est aussi le principe du consentement à l’impôt proclamé par l’article 14 de la Déclaration des droits de l’homme qui est remis en cause à l’égard des nationaux français établis en Nouvelle-Calédonie depuis moins de dix ans puisqu’ils ne participeront pas à la désignation du congrès, qui vote les impôts.
Enfin, exclus de la citoyenneté, ils n’obtiendront pas de plein droit, si la Nouvelle-Calédonie accède à l’indépendance, la nationalité du nouvel État.
Préférence territoriale
L’accord de Nouméa et la loi organique prévoient également la possibilité de prendre des dispositions favorisant « l’accès à l’emploi local des personnes durablement établies en Nouvelle-Calédonie ». Ils permettent notamment de restreindre l’entrée des personnes, de limiter le droit d’établissement pour les professions indépendantes, de privilégier l’accès à l’emploi – dans le secteur privé comme dans la fonction publique locale – des citoyens de la Nouvelle-Calédonie et des personnes qui justifient d’une durée suffisante de résidence.
Toutes ces dispositions heurtent évidemment de front non seulement le principe d’égalité inscrit à l’article 1er de la Constitution, mais aussi l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui pose l’égale admissibilité de tous les citoyens aux emplois publics « sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents » et le cinquième alinéa du Préambule de 1946 aux termes duquel « nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines… ».
Le Conseil constitutionnel, contraint, là encore, de constater que ces mesures trouvent leur fondement constitutionnel dans l’accord de Nouméa, s’est borné à formuler une réserve d’interprétation, en précisant que les lois du pays, lorsqu’elles fixeraient pour chaque type d’activité professionnelle et chaque secteur d’activité la « durée suffisante de résidence » permettant d’y accéder, devraient le faire en se fondant sur « des critères objectifs et rationnels en relation directe avec la promotion de l’emploi local ».
L’ambivalence de la citoyenneté
Ces atteintes consenties aux principes constitutionnels les mieux établis ont évidemment une justification politique. On ne peut pas les juger sans tenir compte d’un contexte qui reste colonial et dont on s’efforce précisément de sortir. Il ne s’agit pas seulement de concessions faites aux Kanaks mais de la reconnaissance d’un état de fait : « l’immigration » passée les a rendus minoritaires dans leur propre pays et ils craignent que la poursuite des mouvements migratoires ne renforce cette tendance et ne vienne d’une part fausser les résultats des scrutins locaux, d’autre part leur faire concurrence sur le marché de l’emploi où ils se trouvent déjà en situation d’infériorité.
Face à ce qu’il faut bien appeler une « préférence territoriale », on est donc partagé entre deux sentiments.
D’un côté, on aurait tendance à ironiser sur cette situation inédite où des nationaux français subissent des formes d’exclusion dont ne sont habituellement victimes que les étrangers. Du coup, ce qui semblait naturel ne l’est plus : le principe du consentement à l’impôt ou le principe de non discrimination dans l’accès à l’emploi ne sont pas moins violés lorsque ce sont les étrangers qui sont exclus du droit de vote ou de l’accès aux emplois réservés aux nationaux. Mais on ne s’en émeut guère : il faut que ces exclusions frappent des nationaux français pour que tout à coup on s’aperçoive qu’elles posent problème.
D’un autre côté, en revanche, on constate avec un peu de découragement qu’une fois encore la citoyenneté, si elle est la condition de l’émancipation pour un peuple et pour les individus qui le composent, a du mal à se construire autrement qu’en excluant ceux qui n’entrent pas dans les critères ayant servi à délimiter la « communauté de destin ». Et parmi ces exclus, il faut rappeler qu’il n’y a pas que des Européens – qu’on pourrait, dans une perspective certes un peu manichéenne et simplificatrice, ranger dans la catégorie des colonisateurs – mais aussi des habitants de Wallis et Futuna dont les migrations constituent un élément de l’équilibre économique de la région.
Est-il vraiment illusoire de vouloir défendre à la fois l’indépendance des peuples et la liberté de circulation ?
Accords de Nouméa du 5 mai 1998
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Loi organique du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie
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Article 77 de la Constitution
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