Article extrait du Plein droit n° 40, décembre 1998
« Les ratés de la libre circulation »
Quand les Etats traînent les pieds sur la libre circulation des personnes : Irrégularités françaises
Hélène Gacon
Avocate
Un bref rappel s’impose : le dispositif relatif au droit de séjour en France des ressortissants communautaires et des membres de leur famille découle d’un ensemble de mesures adoptées au niveau européen, qui doivent ensuite être transposées par les autorités nationales. Pour faire respecter ce dispositif, le juge national doit, bien sûr, s’appuyer sur ces textes de transposition. Mais, au cas où ceux-ci ne seraient pas conformes aux dispositions communautaires, il appartient au juge d’appliquer directement ces dernières, conformément aux principes de la supériorité et de l’effet direct du droit communautaire.
Malgré ces principes fondamentaux destinés à assurer le plus grand respect du droit communautaire, les exemples d’irrégularités sont nombreux.
Les membres de la famille d’un ressortissant communautaire, lorsqu’ils sont originaires d’un État non membre de l’Union européenne, peuvent être soumis à l’exigence d’un visa pour accéder au territoire d’un État membre. Les autorités consulaires de cet État doivent cependant leur accorder « toutes facilités » pour l’obtention de ce visa(1).
La Commission européenne, chargée de veiller à une bonne application du droit communautaire et alertée par de nombreuses plaintes individuelles, a été conduite à saisir les autorités françaises de cette question. Il a fallu attendre la loi du 11 mai 1998 pour qu’enfin soit instaurée l’obligation, pour l’administration, de motiver les refus de visa qu’elle oppose à ces personnes. On ne peut que se réjouir de cette réforme ; on peut se demander, néanmoins, si elle permettra de résoudre l’ensemble des difficultés auxquelles sont souvent confrontées des personnes qui se trouvent éloignées et qui ne sont donc pas toujours correctement informées sur leurs droits. La Commission européenne est sans doute consciente du risque qui subsiste puisqu’à ce jour, elle n’a pas retiré sa plainte contre la France.
En matière de séjour, il existe grosso modo deux catégories de bénéficiaires de la libre circulation des personnes, ceux qui exercent une activité professionnelle, salariée ou indépendante, et les non actifs (retraités, pensionnés…). Chacune de ces catégories est soumise à des conditions radicalement différentes pour se prévaloir du droit de séjourner dans l’État membre d’accueil.
Pour les premières, les vérifications portent principalement sur l’exercice effectif d’une activité professionnelle alors que, pour les secondes, ce sont des ressources suffisantes et une couverture sociale qui sont exigées.
Globalement, l’ensemble du dispositif relatif au droit de séjour des personnes actives institué par les autorités communautaires est désormais bien transposé. Il faut dire que les autorités françaises ont dû tenir compte de l’abondante jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes. On constate d’ailleurs que, sur certains points, la transposition en droit français est plus favorable pour les travailleurs que les droits qui étaient prévus initialement dans les textes communautaires.
Ainsi, selon la directive du 15 octobre 1968, les travailleurs salariés se voient attribuer un titre de séjour d’une durée de cinq ans, renouvelable automatiquement pour la même durée.
Le dispositif français a toujours été plus favorable puisqu’au moment du renouvellement, les autorités préfectorales remettent une carte de dix ans.
Générosité sous condition
La loi du 11 mai 1998, complétée par le décret du 23 septembre 1998, élargit encore ce droit puisqu’elle prévoit une carte de dix ans dès la première délivrance et un titre permanent à son renouvellement. Mais elle pose une condition : le nouvel article 9-1 de l’Ordonnance du 2 novembre 1945 dispose, en effet, que ce titre permanent est remis sous réserve de réciprocité.
Concrètement, cela signifie qu’un titre de séjour permanent ne sera délivré qu’aux personnes dont l’État d’origine prévoit également une telle possibilité. Il n’est pas certain que cette réserve de réciprocité soit conforme au droit communautaire car elle entraîne inéluctablement des discriminations liées à la nationalité des bénéficiaires et à la législation existant dans leur pays d’origine.
Or, l’article 6 du Traité instituant la Communauté européenne, de rang supérieur à la directive du 15 octobre 1968 et a fortiori à toute norme nationale, quel que soit son contenu, prohibe les discriminations fondées sur la nationalité(2). Et la Cour de justice des Communautés européennes a même précisé que le principe de la supériorité du droit communautaire s’imposait à tout prix, même si les Constituants nationaux avaient prévu, comme c’est le cas en France dans l’article 55 de notre Constitution, que le droit international primait sur les normes internes uniquement sous réserve de réciprocité.
C’est en matière de droit de séjour des non actifs que l’on constate les plus grandes distorsions entre le droit communautaire d’origine et les mesures françaises de transposition. C’est pourquoi de nombreuses dispositions prévues par la réglementation française ont fait, et font encore l’objet de procédures de contestation tant au niveau européen qu’au plan national.
Sans entrer dans les détails(3), on indiquera que les controverses portent principalement sur la nature des ressources exigées, sur les vérifications effectuées à propos des conditions posées par la réglementation communautaire pour la mise en œuvre du droit de séjour et, enfin, sur la portée du droit de séjour qui est ainsi reconnu.
Sur ces questions, le Conseil d’Etat, saisi par le Gisti, a rendu récemment deux arrêts rejetant pour l’essentiel les requêtes en annulation des textes incriminés, entérinant par là même la position des pouvoirs publics français. Mais, dans le même temps, la Commission européenne a engagé une procédure en manquement contre l’Etat français pour transposition erronée de la réglementation communautaire, dont la Cour de justice des Communautés vient d’être saisie.
Les deux procédures étant totalement dissociées, l’État français pourrait donc à terme être condamné par la Cour de Luxembourg pour des dispositions qui ont obtenu la bénédiction du Conseil d’État…
Un autre point sur lequel les autorités françaises, tant administratives que juridictionnelles, semblent être en contradiction avec le droit communautaire est celui des arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière(4). Les auteurs de la circulaire du 7 juin 1994 précisaient qu’il était possible de prendre un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière, conformément à l’article 22 de l’ordonnance du 2 novembre 1945(5). Le Gisti contestait une telle position, estimant que, selon la directive du 25 février 1964, une mesure d’éloignement ne pouvait être fondée que sur des motifs liés à l’ordre ou à la santé publics, et que l’arrêté préfectoral de reconduite à la frontière étant une mesure prise uniquement en raison du séjour irrégulier de l’intéressé sur le territoire français, il n’y avait pas là en soi d’atteinte à l’ordre ou à la santé publics. Dans son arrêt du 27 mai 1998, le Conseil d’État a validé cette disposition, de même que dans certains cas individuels.
Des sanctions disproportionnées
La circulaire du 7 juin 1994 précisait que les ressortissants communautaires étaient dispensés de sanction en cas de séjour irrégulier, délit prévu à l’article 19 de l’ordonnance du 2 novembre 1945. Toutefois, l’article 19 du décret du 11 mars 1994, applicable aux
ressortissants communautaires, prévoit que ceux-ci sont passibles d’une contravention de 5e classe, c’est-à-dire d’une amende pouvant atteindre 10 000 francs en cas de récidive. Depuis que la Cour de justice des Communautés européennes a condamné l’Allemagne par arrêt du 30 avril 1998, on peut légitimement s’interroger sur la validité même de cet article 19 au regard du droit communautaire.
Le litige concernait la législation allemande selon laquelle les ressortissants étrangers dépourvus de carte de séjour sont passibles d’une peine plus lourde (amende d’un maximum de 5 000 DM) que les ressortissants allemands qui n’ont pas de carte nationale d’identité (amende d’un maximum de 1 000 DM).
La Cour de justice a considéré que cette législation, en portant atteinte au principe de proportionnalité, était incompatible avec le droit communautaire ; dans ses conclusions, l’avocat général avait eu une position encore plus tranchée, en se fondant sur l’atteinte à l’interdiction des discriminations liées à la nationalité.
A la lumière de cet arrêt, il semblerait que la législation française soit doublement disproportionnée par rapport à la situation des nationaux, tant du point de vue de la culpabilité que de celui du degré de la peine applicable : la législation française ne comportant aucune obligation de détenir une carte nationale d’identité, les ressortissants communautaires sont exposés au risque d’une peine de principe pour une infraction dont l’équivalent n’existe pas à l’égard des nationaux.
Notes
(1) Pour un exposé des questions traitées, cf. GISTI, Les étrangers et le droit communautaire, mai 1998.
(2) On a vu, à propos du contentieux relatif aux prestations non contributives, à quel point la notion de réciprocité est antinomique avec celle d’égalité de traitement. Cf. Handicapés et retraités étrangers : vers une égalité de traitement ?, CATRED, FNATH, GISTI, ODTI, 1997.
(3) Pour une analyse complète, voir Dictionnaire Permanent « Droit des étrangers », Bulletin n° 52, 1er novembre 1998, sous étude « Ressortissants des Etats membres de la Communauté européenne », n° 27.
(4) H. Gacon, « Un ressortissant communautaire peut-il être en situation irrégulière ? », Actes du colloque Trente ans de libre circulation des travailleurs, 10 octobre 1997, La Documentation française.
(5) D’après les statistiques rendues par le ministère de l’intérieur, il semblerait qu’environ cent quarante arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière soient prononcés chaque année à l’encontre de ressortissants communautaires. Le ministère n’a d’ailleurs pas précisé le nombre d’arrêtés visant des ressortissants d’Etats tiers bénéficiaires du droit communautaire (en tant que membres de la famille, par exemple).
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