Article extrait du Plein droit n° 97, juin 2013
« Les étrangers attendent la gauche »

Régularisation sur fond de dérégulation

François Brun

GTM-CNRS
La régularisation des personnes immigrées dont la présence sur le territoire est jugée illégale est-elle une mesure de gauche ? On pourrait le penser au regard des circulaires de régularisation publiées depuis 1981, quasi toutes prises sous un gouvernement de gauche. Mais à quel prix pour les immigrés et avec quel contrepoids dans la balance ? Une plus grande fermeté vis-à-vis des entrants ? Une plus grande précarisation des non régularisés dont on profite néanmoins du travail ?

En 1981, quand la gauche accède aux affaires dont elle a été tenue éloignée plus de deux décennies durant, les questions d’immigration n’ont pas été autant qu’aujourd’hui jetées en pâture dans le débat public. Il y a, en bien d’autres domaines, beaucoup à rattraper ; on va changer la vie, rien de moins ! On parle beaucoup nationalisations, âge de la retraite, semaine de congé supplémentaire et réduction de la durée du travail, extension des droits des salariés, décentralisation… ; sur le plan sociétal, autorisation des radios libres et surtout abolition de la peine de mort sont principalement dans la ligne de mire.

De fait, sur les 110 propositions du candidat Mitterrand, trois seulement concernent directement les immigrés. Il est à noter que ceux-ci sont toujours désignés comme travailleurs immigrés (ou étrangers). La proposition qui retient sans doute le plus l’attention est celle qui prévoit de leur accorder… le droit de vote aux municipales après cinq ans de présence sur le territoire ! Tout comme l’octroi du droit d’association qui connaîtra une meilleure fortune, elle figure dans un paragraphe qui promet avant tout « l’égalité des droits des travailleurs immigrés avec les nationaux » (proposition 80). De même, la proposition 79 accole curieusement la promesse que « les refus de délivrance de cartes de séjour devront être motivés » à une phrase indiquant que « les discriminations frappant les travailleurs immigrés seront supprimées ». Mais il n’est pas question de remettre fondamentalement en cause l’orientation prise avec la suspension de l’immigration de travail en 1974, tout juste d’en adapter les modalités. La proposition 81 est à cet égard explicite : « Le plan fixera le nombre annuel de travailleurs étrangers admis en France. L’Office national d’immigration sera démocratisé. La lutte contre les trafics clandestins sera renforcée ». On continuera à entendre longtemps parler de « maîtrise des flux ».

Il faut dire que c’est l’époque où Georges Marchais, secrétaire général du PCF, et à ce titre partie prenante de la réorientation de la politique migratoire, écrivait : « La cote d’alerte est atteinte. […] Il faut arrêter l’immigration, sous peine de jeter de nouveaux travailleurs au chômage. [1] » À droite et à l’extrême droite, on ne se privera pas de le rappeler ultérieurement à l’occasion… en omettant alors de mentionner qu’avoir après dénoncé « l’entrée clandestine organisée de travailleurs dépourvus de droits et soumis à une exploitation honteuse et inhumaine », il ajoutait : « Je précise bien : il faut stopper l’immigration officielle et clandestine.Mais non chasser par la force les travailleurs immigrés déjà présents en France […]. »

C’est pourtant ce principe – refus de « chasser » purement et simplement les travailleurs immigrés – qui justifie la régularisation « massive » engagée en août 1981 [2]. Pour solde de tout compte ?

Compte tenu du fait que près de 90 % des dossiers recevront une réponse positive (131 000 sur 149 000 demandes) et de l’affirmation de la volonté de contrôler les nouvelles entrées, on peut au moins faire semblant de croire que la question des migrants en situation irrégulière est durablement, sinon définitivement, réglée. Il est toutefois clair qu’il ne s’agit que d’une régularisation de travailleurs : ce ne sont d’ailleurs pas les préfectures, mais les directions départementales du travail et de l’emploi qui instruisent les dossiers. Il est expressément demandé d’avoir travaillé depuis un an, mais l’emploi irrégulier est pris en compte, à condition que l’employeur se mette en règle avant la fin de l’année.

Les seuls autres critères sont la disposition d’un logement et l’entrée sur le territoire avant 1981. La présence minimale exigée est ainsi inférieure à un an (!) et les deux tiers des bénéficiaires étaient, au bout du compte, entrés en France au cours des trois années précédentes. Leur profil découlait assez largement de la nature de la régularisation : en ce temps où l’immigration a commencé de se féminiser, mais où l’emploi est encore concentré assez largement dans l’industrie, 82 % étaient des hommes, près de 80 % avaient moins de 32 ans et 60 % étaient célibataires.

Dans les deux décennies qui suivent, la part des immigrés dans la population recensée reste stable ; ce qui ne dit strictement rien sur tous ceux que la politique de contrôle n’aura pas empêché de pénétrer illégalement sur le territoire ou de s’y maintenir à l’expiration de leur titre de séjour. Il faudra attendre 1996 pour que la force du mouvement des sans-papiers témoigne, de façon éclatante, de leur présence.

Exigences de l’opinion

Pour autant, sur fond de montée du Front national, l’immigration ne cesse de faire de plus en plus objet de polémique. Sur ce sujet, la gauche est au mieux sur la défensive. Laurent Fabius ne déplore les mauvaises réponses du parti d’extrême droite que pour mieux concéder que celui-ci pose de « bonnes questions ». Lors d’un entretien, François Mitterrand reprend l’expression « seuil de tolérance » (qu’il récusera plus tard). Michel Rocard prononce sa fameuse phrase sur la « misère du monde », avec les effets dévastateurs que l’on sait, et pas seulement en 1990, avec son complément sur la part qui en revient à la France, mais dès 1989, avec une restriction beaucoup plus modeste : « la France doit rester ce qu’elle est : une terre d’asile politique. Nous sommes signataires de la convention de Genève qui prévoit de donner accueil à tous ceux dont les libertés d’expression ou dont les opinions sont réprimées sur place, mais pas plus. » Et le Premier ministre d’ajouter fièrement : « En 1988, nous avons refoulé à nos frontières 66 000 personnes […] ! À quoi s’ajoute une dizaine de milliers d’expulsions depuis le territoire national. Et je m’attends à ce qu’en 1989 (l’année n’est pas finie) le chiffre soit un peu plus fort [3]. »

L’opération de régularisation de juillet 1991 ne dément pas une politique désormais ajustée aux exigences d’une « opinion » fantasmée. Ne faisant guère contrepoids à l’effet d’annonce d’un ensemble de mesures pour la « maîtrise de l’immigration » (telles que la création du visa de transit aéroportuaire), elle ne concerne que les déboutés du droit d’asile et les conditions en sont draconiennes : il faut notamment s’être vu opposer un refus définitif après, selon les cas, deux ou trois ans de procédure et ne pas avoir quitté la France durant cette procédure. La volonté de rigueur est également exprimée par la multiplicité des motifs d’exclusion du bénéfice de la circulaire. Près de 50 000 dossiers n’en sont pas moins déposés. Mais c’est moins de 15 000 demandeurs qui se voient repêchés avec, pour important critère de sélection, encore l’insertion professionnelle.

Pour saisir les tenants et aboutissants de cette mise à jour, il importe de la replacer plus précisément dans son contexte. Durant la décennie précédente, la tendance est nettement à l’augmentation des demandes d’asile. Le pic est atteint en 1989 avec 61 000 demandes (contre moins de 20 000 en 1981). La demande s’est diversifiée. Les Africains, et plus généralement les ressortissants de pays pauvres pour lesquels la distinction entre raisons économiques et raisons politiques de l’émigration sont le plus souvent difficiles à démêler, sont plus nombreux. Les conditions sont réunies pour l’émergence d’une politique d’asile européenne protectionniste, plus que jamais fondée sur le soupçon. Et dès 1989, le gouvernement Rocard a lancé une réforme de l’Ofpra pour accélérer le traitement des demandes. En 1990, l’office commence à traiter en express ses arriérés (demandes anciennes). Le nombre de demandes traitées triple presque en faisant, en un an, un bond d’un peu plus de 30 000 à près de 90 000. Mais liquider les stocks ne veut pas dire brader le statut de réfugié, bien au contraire : cette même année 1990, le taux des demandes acceptées, qui avoisinait les 80 % en 1981 et n’a cessé de diminuer tout au long de la décennie, tombe à 15 %.

Par ailleurs, les difficultés économiques des pays d’accueil les incitent à restreindre fortement les droits sociaux. Les demandeurs d’asile ne sont, sur ce plan, pas épargnés : alors que, déjà, les critères d’admission dans les centres provisoires d’hébergement sont, faute de places [4], devenus de plus en plus restrictifs, que l’accès aux cours de français a été fortement limité, la « régularisation » de 1991 permet de franchir une étape décisive.

Le 26 septembre, Édith Cresson dans sa présentation d’une circulaire qui ferme, de facto, le marché du travail aux demandeurs d’asile, ne s’en cache pas. Elle indique : « Dans un souci humanitaire, le gouvernement a décidé de régler dans un sens favorable la situation des demandeurs d’asile déboutés qui, du fait des délais antérieurs d’examen de leur demande de statut de réfugié, sont présents en France depuis plusieurs années et y ont réalisé un début d’insertion […]. Dans un contexte où les demandes d’asile sont examinées dans des délais très courts, il est apparu désormais possible de revoir les conditions d’accès au marché du travail des demandeurs d’asile. »

En décembre, une circulaire peaufine le dispositif en instituant les centres d’accueil des demandeurs d’accueil d’asile (Cada), supposés investis, au-delà de l’hébergement, d’une mission d’accompagnement social. Mais le système sera rapidement asphyxié, la plus grande partie des exilés se trouvant condamnés à survivre avec la très modeste allocation temporaire d’attente (11,20 euros par jour au 1er janvier 2013) et renvoyés à l’hébergement d’urgence… ou à la rue (mineurs, qui ne bénéficient pas de l’ATA et ne sont pas pour autant toujours pris concrètement en charge par l’Aide sociale à l’enfance).

En fin de compte, moins de 15 000 titres de séjour pour le dynamitage du droit d’asile, ce n’était pas cher payé en cette année de ratification des accords de Schengen allant de pair avec un durcissement des contrôles visant les extracommunautaires !

Pouvoir d’appréciation

Et pendant ce temps-là, tandis qu’une politique de plus en plus dure de contrôle des « flux » se met progressivement en place aux frontières de l’Europe, de nombreux étrangers extracommunautaires n’en continuent pas moins de passer entre les mailles du filet et de s’installer à leur corps défendant dans une « situation irrégulière ». Le retour de la droite au pouvoir crée les conditions favorables à l’expression publique de leur volonté d’en sortir, mais aussi d’une solidarité, au-delà même des seuls groupes militants. En 1996, le mouvement de ceux que l’on connaîtra désormais comme « les sans-papiers » émerge en tant que composante du mouvement social. L’année suivante, la gauche plurielle qui a repris les rênes, presque par surprise, ne pourra faire moins que de lancer une opération de régularisation de grande ampleur.

La circulaire du 24 juin 1997 donne lieu au dépôt de 143 000 dossiers, chiffre quasi identique à celui de 1981. Mais il n’est question que de procéder au « réexamen de la situation de certaines catégories d’étrangers en situation irrégulière ». Le texte de présentation de la circulaire précise qu’il s’agit essentiellement de « mettre fin à la situation intolérable ou inextricable dans laquelle se trouvent certains étrangers présents sur [le] territoire », en préalable à une refonte en profondeur de la législation. Référence obligée est également faite à la « tradition républicaine d’accueil et de tolérance » de la France. Des critères sont définis, mais le « pouvoir d’appréciation » des préfets est opportunément rappelé.

Le résultat sera donc loin d’être à la hauteur de celui de la « grande régularisation » de 1981 : 80 000 titres seront distribués. Le respect de la vie familiale est le principal critère mis en avant, en réplique aux atteintes flagrantes à ce droit qu’ont notamment représenté les lois Pasqua mais aussi parce que les images de familles entières occupant les églises ont frappé les esprits. Les étrangers sans charge de famille sont les principaux laissés pour compte.

Les 15 années qui suivent sont marquées, surtout après le retour de la droite en 2002, par l’empilement des dispositifs législatifs et réglementaires, tant européens que nationaux ; l’installation permanente dans le paysage politique des collectifs locaux de sans-papiers et l’apparition au premier plan, en 2004, d’un acteur important pour l’image positive des soutiens : RESF ; une circulaire qui, en 2005, permet la régularisation de parents d’enfants scolarisés (moins de 7 000 selon un chiffre prévu et annoncé à l’avance, sur plus de 33 000 demandes) ; le recours à une politique de régularisation « au fil de l’eau » qui, à hauteur de 30 000 titres par an, fait office de soupape (tout en s’inscrivant dans la politique du chiffre engagée à défaut d’être parvenu à instituer officiellement des quotas) ; un recentrage sur l’immigration dite de travail, présentée comme « choisie » en opposition à l’immigration familiale définie comme « subie » ; les premières grèves de travailleurs sans-papiers, avec occupation des lieux de travail ; la légitimation progressive, dans des cercles étendus, des idées des droites extrêmes… Et, au bout du compte, une situation bloquée.

À la marge

Quand la balle revient en 2012 dans le camp de ce qui est encore communément appelé la gauche, personne ne se fait d’illusion. La traditionnelle remise des compteurs à zéro ne prendra pas la forme d’une « régularisation massive » : le nouveau ministre de l’intérieur l’a promis. Après quelques mois d’hésitation sur la place où le curseur devra être arrêté, la circulaire du 28 novembre 2012 reformule à la marge les critères d’admission au séjour. La présentation de la circulaire indique sans ambages, en caractères gras [5], qu’elle «  n’a pas pour but, et c’est sa différence avec celles de 1981 et 1997, d’accroître de manière conséquente le nombre d’étrangers admis au séjour  ». Bien plus, alors que la politique du chiffre est officiellement abandonnée et que la circulaire prétend « définir des critères objectifs et transparents  » (dont, par hypothèse, on ne devrait pas savoir à l’avance ce qu’ils produiront), le ministre, doué d’une forme de voyance, se laisse aller à déclarer à qui veut l’entendre qu’au final, le nombre de titres délivrés demeurera stable. Il est vrai que la circulaire doit également « guider les préfets dans leur pouvoir d’appréciation et ainsi limiter les disparités, souvent perçues comme des injustices ». Il est vrai aussi que « la maîtrise orale élémentaire de la langue française, sans laquelle toute démarche d’insertion et d’intégration est vaine, est également une condition indispensable ». En matière de critère objectif, on avait sûrement déjà trouvé mieux !

Contrairement aux circulaires précédentes, l’équilibre est à peu près respecté entre les apparentes ouvertures au bénéfice des « familles » et des « travailleurs ». Mais, dans le premier cas, le cumul des exigences en matière de durée de présence (et de scolarisation des enfants) laisse un jeu considérable aux préfectures ; quant à la non prise en compte du travail illégal, sauf certification de l’employeur, elle soumet entièrement le sans-papiers au bon vouloir de celui-ci.

En définitive, les campagnes de régularisation successives s’avèrent indissociables des politiques d’ensemble et des conditions économiques et sociales dans le cadre desquelles elles sont menées. Dans la mesure où les étrangers privés de titre de séjour sont toujours des travailleurs, en ce sens qu’ils ont travaillé, qu’ils travaillent et/ou qu’ils veulent travailler, les choix politiques que sous-tendent les modalités de régularisations doivent être rapportés aux conditions d’emploi auxquelles les condamne leur situation irrégulière ou la précarité de leur titre de séjour.

On ne saurait, de ce point de vue, faire abstraction du processus, sur plusieurs décennies, de dérégulation mondialisée dans lequel l’emploi de ces travailleurs surexploitables (et qui le demeurent largement lorsqu’ils se retrouvent dotés d’un titre de séjour précaire) n’est qu’un rouage. Les considérations d’opportunité politique pondèrent tout juste la raison économique, quand elles ne vont pas dans le même sens.

À cet égard, on observera qu’il n’est guère étonnant qu’une circulaire des plus restrictives ait été publiée par un gouvernement pour lequel le fin du fin du dialogue social est représenté par la signature d’un Accord national interprofessionnel (ANI) qui tend, sous couvert de sauvegarde de l’emploi, à démanteler le droit du travail et à promouvoir la flexibilité comme norme ; le tout dans un climat où, politiquement, au-delà de l’habituelle rhétorique républicaine, le discours de fermeté trouve plus que jamais un alibi dans la nécessité de couper l’herbe sous le pied de l’extrême droite.

Les sans-papiers ne vivent pas seulement parmi nous. Ils vivent dans notre temps : celui de la précarisation et de la dilution des règles de plein droit. Sur fond de dérégulation, leur nombre est l’une des rares choses qu’il semblerait important de réguler : pour ne pas paraître déroger aux « valeurs de la République » et à la souveraineté de l’État, mais en s’accommodant fort bien de leur constante et bien utile présence sur le marché du travail.




Notes

[1L’Humanité, 6 janvier 1981.

[2Sur les régularisations successives, voir notamment : Alain Morice et Violaine Carrère, « Régularisation choisie », Plein droit n° 89, juin 2011 ; Claire Rodier, « Les délices du droit régalien », Les faux-semblants de la régularisation, Plein droit n° 38, avril 1998 ; Claire Rodier et Jean-Pierre Alaux, « Ces circulaires qui ne tournent pas rond », Plein droit n° 28, septembre 1995 ; « Une très exceptionnelle régularisation », Plein droit n° 15-16, novembre 1991.

[4Cf. Françoise Sauvagnargues, « Travail social et problématique de l’asile », Plein droit n° 18-19, octobre 1992.

[5Pour l’ensemble de ces citations, nous respectons la typographie du texte de présentation qui est loin d’être neutre (ainsi quand il est question d’« humanité nécessaire ». et de « fermeté indispensable »).


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Dernier ajout : lundi 7 avril 2014, 21:02
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