Article extrait du Plein droit n° 139, décembre 2023
« Racismes »
La fiction de la frontière : le cas de Mayotte
Daniel Gros
Membre du Gisti
Les questions relatives aux problématiques de la frontière, et à la construction mentale d’une altérité ex nihilo qu’elle induit, dévoilent les thèmes de la racisation et de la dévalorisation. De part et d’autre de la ligne de démarcation, des dynamiques de distinction se mettent en mouvement selon une « logique de la pensée populaire [1] » facilement identifiable.
L’édification d’une frontière conduit d’abord à la naturaliser en l’inscrivant dans une histoire ancestrale qu’il s’agit de recomposer ; elle invite ensuite à inventer des différences culturelles entre les populations qu’elle sépare, différences magnifiées ou discréditées selon la position des locuteurs en tant que sujets ou objets du discours. Ces effets s’observent a contrario dès que la frontière s’ouvre : la construction de l’Europe, par exemple, avait pour ambition de neutraliser les risques de conflit et de former une communauté et une identité européennes. Selon qu’elle relie ou refoule, la frontière ne raconte pas le même récit, la même fiction : il y a loin du discours historique au roman national, de la quête du commun à celle des différences.
Ainsi la frontière séparant Mayotte des Comores causa-t-elle des secousses profondes dans chacune des îles de l’archipel, Mayotte incluse.
La frontière instaurée en 1975 – en violation des réglementations internationales –, entre Mayotte, conservée par la France, et les Comores, accédant à l’indépendance, n’affecte pas, dans un premier temps, les circulations traditionnelles sur cette partie de l’océan indien. Il faudra attendre 20 ans pour qu’à la faveur du « visa Balladur », toute entrée des habitants des autres îles soit soumise à demande de visa auprès du consulat de France aux Comores ; la rareté des délivrances indique qu’il s’agit moins de contrôler les déplacements que de les empêcher. Les entrées se réalisent dès lors de manière clandestine sur les fameux kwassa-kwassa, simples embarcations de pêcheurs, surchargées et périlleuses. Ainsi fut créée, à Mayotte, la classification d’étranger en situation irrégulière (ESI). L’hypothèse selon laquelle les risques inhérents à la traversée entravent les mobilités et incitent les voyageurs à se fixer sur l’île française se confirmerait elle aussi. Nicolas Roinsard affirmait ainsi, en septembre 2022 : « À l’époque de l’instauration du visa Balladur, en 1995, il y avait 15% d’étrangers à Mayotte, aujourd’hui on est à 48% [2] ».
La fiction de l’étranger
À la faveur d’une opération militaro-policière, lancée le 24 avril 2023 et nommée « Wuambushu », les mécanismes de séparation et de racisation des populations rejetées se dévoilent sur les réseaux sociaux et sur les sites internet des différents médias. Les zélateurs de « Mayotte française » se lâchent sans retenue. Les discours pro-Français se profilent toujours comme des discours racistes ; tout indique que les locuteurs revendiquent moins en faveur du développement de Mayotte que dans le but de stigmatiser les populations étrangères accusées de l’empêcher. Ces discours sont tenus par les membres de divers collectifs de citoyens prétendant agir pour les intérêts de l’île et par tous les politiciens contraints de leur prêter allégeance, de peur de mettre en péril leur carrière, leur candidature, leur élection.
Les deux député·es de Mayotte [3], par exemple, furent très sollicité·es dans les médias métropolitains durant les premières semaines de l’opération « Wuambushu », pilotée par le ministère de l’intérieur qui visait, dans un délai de deux mois, à chasser 10 000 Comoriens, détruire 1 000 maisons en tôle et lutter contre une délinquance juvénile spontanément imputée aux enfants d’étrangers. Leurs incessantes interventions publiques mobilisent tous les fantasmes articulant « francité » et « mahorité » contre racisation et déshumanisation des voisins.
Estelle Youssouffa a fait ses armes au sein d’un Collectif des citoyens de Mayotte dont elle fut la présidente ; ce groupe d’activistes se fit remarquer en bloquant le bureau des étrangers de la préfecture de juillet à octobre 2018 et les locaux de la Cimade de décembre 2021 à mai 2022. Ces exactions ne furent jamais dénoncées ni empêchées par les autorités françaises. Le même groupuscule a fermé, durant mai 2023, l’accès à tous les hôpitaux et dispensaires de l’île sous le prétexte que les soins y seraient réservés aux Comoriens. Pendant les mois de juillet et d’août, il a assiégé le bureau des étrangers de la préfecture empêchant toute obtention et tout renouvellement de titre de séjour. Ainsi, tous les jours, faute d’accéder au service, de nouvelles personnes se sont ajoutées à la cohorte des ESI et sont, dès lors, menacées d’expulsion ; les salariés perdent leur travail, les familles leurs droits à la sécurité sociale, etc.
Le 25 avril 2023, sur les ondes de Sud Radio, face à Jean-Jacques Bourdin, Youssouffa rappelle qu’elle s’exprime le jour de l’« anniversaire de Mayotte française » car, dit-elle, le même jour de l’année 1841, « le sultan Andriantsoly a vendu Mayotte au commandant Passot, et le contrat entre Mayotte et la France était de nous protéger de nos voisins comoriens. C’est une vieille histoire et en fait, aujourd’hui, c’est juste un énième épisode avec le chantage des Comores, État effondré qui dépend totalement de la France et qui fait son chantage dont Mayotte est l’objet ».
Ce ressentiment reprend la fable d’une hostilité légendaire entre les îles de l’archipel des Comores : un antagonisme ancestral entre Mayotte et les Comores, assorti d’une demande de protection à la France vieille de deux siècles. L’élue réactive le mythe fondateur de l’appartenance de Mayotte à la France. Sauf que cela repose sur une mystification : en fait, Andriantsoly vend Mayotte à la France contre une rente pour lui et sa famille ainsi qu’une protection militaire [4]. La population en tire un seul bénéfice : « Toutes les propriétés sont inviolables ; ainsi les terres cultivées, soit par les Sakalaves [les Malgaches, gens du sultan], soit par les autres habitants de l’île de Mayotte, continuent à leur appartenir [5] ». La population de l’époque ne dépassant pas les quelques milliers d’habitants [6], le foncier occupé ne représentait qu’une partie négligeable des terres disponibles qui seront cédées aux colons lors de la brève épopée sucrière.
Une fois démystifiée, l’histoire raconte les tribulations d’un sultan en déroute, fuyant les menaces qu’il a lui-même provoquées et appelant la France à la rescousse pour sauver sa peau. Elle raconte aussi que les habitants inspirent peu la sollicitude du tyran qui « favorise les Sakalaves, tandis que les autres habitants de l’île sont voués à être vendus comme esclaves à Nosy-Bé et au Mozambique [7] ». Un sultan, somme toute vénal, qui vend ce qui ne lui appartient pas.
Ce récit mobilise certains éléments propres à sacraliser les engagements des parties : par une inversion insolite, le contrat de vente consacre les obligations d’une transaction jamais acquittée, dont l’apothéose se réalise dans la départementalisation en 2011, qui apparaît plus comme un cul-de-sac que l’aboutissement d’une admission dans la communauté nationale. Car la question de la place des Mahorais dans la nation ne fut jamais clairement posée : ces derniers demeurent tiraillés entre une « mahorité » qui les rapproche des voisins comoriens et une « francité » qui, par l’injonction à l’assimilation qu’elle contient, les oppose aux habitants des autres îles comme à eux-mêmes.
Hélas ! Pareil embarras reste forclos : dans la mesure où les questions du rapport à la société française et aux populations voisines relèvent de la joute politique dont les Comoriens font les frais, est exclu du débat tout élément favorable à des personnes qu’il importe d’éloigner de peur de menacer une relation à la France pourtant boiteuse.
C’est pourquoi les élus de Mayotte, et les habitants qu’ils entraînent dans leur propagande, ne peuvent admettre publiquement les relations ancestrales qui lient l’ensemble de l’archipel. L’autre député, Mansour Kamardine, le revendique sur les ondes métropolitaines : « Les Mahorais n’ont jamais été Comoriens, les Mahorais ne seront pas Comoriens. Ils ne sont pas Comoriens parce qu’il n’a jamais existé un peuple comorien [8] ». Sans doute cela suffit-il à légitimer la violence exercée à l’encontre des populations étrangères.
La fiction des différences
Mettre à distance les îles voisines de l’archipel à travers le récit d’antagonismes ancestraux passe aussi par l’escamotage du sultan Andriantsoly, pourtant célébré à Mamoudzou comme l’initiateur de Mayotte française par un mausolée à sa gloire : « Je voudrais rappeler, dit-il, qu’il n’y a jamais eu de sultan à Mayotte ». Les différentes îles de l’archipel des Comores, « c’était des entités qui se battaient, les sultans batailleurs […]. Dans la mesure où chacun était en guerre pour coloniser l’autre, nous, nous avons vendu notre territoire à la France pour avoir la paix, pour la sécurité et, aujourd’hui encore, nous réclamons de la France la sécurité [9] ».
Exit donc le sultan. Restent Mayotte française et l’hostilité des îles voisines. Sans intérêt non plus les effets de la colonisation française sur le destin des Comores : au contraire, par sa présence, la France a protégé Mayotte d’une colonisation par les autres îles. Chez les deux députés, l’événement fondateur s’inscrit dans la vente de Mayotte à la France en échange de la paix et de la sécurité. La mystification focalise toute pensée sur la menace que représenteraient, aujourd’hui comme hier, les Comores. L’une et l’autre racontent la même histoire fantasmée avec les mêmes éléments. Kamardine en appelle à une théorie du complot face à un journaliste choqué par l’outrance : « Il y a une volonté de colonisation par les Comores et l’on voit, par exemple, le gouverneur d’Anjouan qui appelle tout le monde à prendre des bateaux, à aller sur Mayotte pour envahir Mayotte. Quand il y a eu l’instauration du visa en 1994, il y avait simplement une volonté des Mahorais qui ne supportaient plus l’invasion barbare qui venait à Mayotte [10]. » Il répète les mêmes arguments face à J.-J. Bourdin sur Sud Radio : « On est un département français qui est au bord de la guerre civile parce qu’on nous envoie des hordes de barbares qui menacent la population de mort, menacent les élus, saccagent des maisons privées, brûlent des bâtiments publics, essaient d’incendier les établissements scolaires. […] À chaque fois qu’il y a des tentatives de destruction des bidonvilles, c’est Mayotte qui est mis à feu et à sang. »
L’emploi du terme « barbare », pour qualifier les habitants des îles voisines, permet d’occulter les brutalités qui leur sont infligées sur l’île française par des habitants radicalisés et les gouvernements successifs, depuis le référendum d’autodétermination de 1974. L’élément de la vente de Mayotte à la France par un sultan « alcoolique notoire, réputé pour être un tyran usé et méprisé de ses sujets [11] », consacre comme ennemie naturelle chacune des autres îles et place toutes les relations avec les Comores sous un biais belliciste.
Instituer les îles voisines en entités hostiles permet aux élus de prononcer des discours de haine, incluant l’appel au meurtre. Le 24 avril 2023, le vice-président du Conseil départemental se lâche et prononce ces mots qui en disent long sur la déliquescence de la raison chez les élites : « Moi, je refuse d’abord qu’on emploie ces termes-là, “jeunes” ou “gamins” ; ces délinquants, ces voyous, ces terroristes, il faut à un moment, il faut peut-être en tuer, je pèse mes mots, il faut peut-être en tuer [12]. » Quant à Kamardine, il se plaint que les Mahorais doivent faire « face à des migrants qui arrivent sur notre territoire, poussés par leur gouvernement. […] On nous impose une population qui n’adhère pas aux principes de la République, qui monopolise et qui sature tous nos services publics [13] ». Dans la mesure où est convoquée une théorie du complot accusant les autorités comoriennes d’organiser l’invasion et l’insécurité de Mayotte, il devient logique que celle-ci organise sa défense en déclarant les hostilités à l’encontre de migrants « envahisseurs ».
La présence à Mayotte de natifs des autres îles de l’archipel est alors perçue comme le résultat d’une stratégie d’« occupation » et de domination démographique par l’effet d’une « colonisation » massive. Et, comme en écho, l’élu surenchérit en brandissant la menace d’un « grand remplacement », théorie empruntée à l’extrême-droite par le parti auquel il appartient : « À Mayotte, 80% de nos salles de classes sont peuplées d’enfants comoriens, singulièrement anjouanais, et ça continue encore. Aujourd’hui, les Mahorais sont le seul territoire [sic] au monde où les nationaux sont moins importants que les étrangers. […] Quand vous avez une forte population d’origine étrangère, comme c’est le cas à Mayotte, une majorité qui s’impose, [elle] impose sa langue, [elle] impose sa culture et, d’un coup, c’est l’identité mahoraise qui recule. Et c’est inacceptable [14] ».
Ces propos, pour le moins inexacts puisque les populations désignées partagent la même langue, la même culture et la même religion musulmane, se jouent de la difficulté à laquelle sont confrontés tous les Mahorais depuis la départementalisation : comment conserver sa spécificité traditionnelle malgré l’assimilation forcée aux coutumes juridiques et culturelles françaises ? Kamardine feint de nier les parentés qui unissent les quatre îles. Tout se passe comme si, pour forcer la France à conserver Mayotte en son sein, les Mahorais se trouvaient condamnés à s’opposer à qui leur ressemble en se revendiquant d’une nation qui impulse le reniement de soi.
Dans ces discours transpire la haine de voisins d’autant plus menaçants qu’ils sont proches à tous égards. Les étrangères et les étrangers, stigmatisés en barbares, délinquants, voyous, sont obstinément déshumanisés. De la sorte, tous les aspects de la gestion politique de l’île lointaine ne sont que des déclinaisons locales d’une politique anti-migratoire qui ne laisse rien passer à l’échelle nationale. Dorénavant, aucun natif des îles voisines de l’archipel des Comores n’est le bienvenu à Mayotte.
La connivence des administrations avec les collectifs qui s’approprient la France pour dégrader les principes fondamentaux de la République, n’est plus à démontrer. Déjà, en 2016, après les opérations de décasage qui avaient enflammé les villages du sud et du nord de l’île, sous le regard passif des forces de police, le préfet avait entrepris la destruction du bidonville de Tanafou [15], dans le sud de Mamoudzou, signifiant ainsi aux Mahorais que l’État acceptait la méthode et s’engageait à prendre le relais.
Depuis, le 23 novembre 2018, le gouvernement a promulgué la loi Élan, portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique, dont l’article 197 donne la possibilité aux préfets de Mayotte et de Guyane de faire évacuer puis détruire, sur simple arrêté, les quartiers pauvres, composés de maisons bâties à partir de matériaux légers de récupération et de tôles, sous prétexte d’insalubrité. Plus que jamais à Mayotte comme ailleurs, les populations déshéritées semblent résolument délaissées par l’État, qui les harcèle et cherche par tout moyen à les exclure du droit commun. Étrangers et Français pauvres partagent à présent le même destin social.
La fiction de la frontière prescrit nécessairement des tris entre individus, selon les origines supposées des populations stigmatisées. Les opérateurs de classement, le plus souvent chevillés sur les positions financières des individus et des familles, entraînent des mécanismes de marginalisation et de racisation des pauvres. Ceux-ci représentent 80 % de la population à Mayotte dont il faut rappeler que le niveau du revenu mensuel médian n’excède pas les 260 € ; et, quelle que soit leur nationalité, ils forment un même peuple peu sensible au discours des élites. Ils interagissent dans tous les aspects de la vie quotidienne d’autant plus impérativement que seule l’entraide adoucit la misère qui les étreint.
La frontière traverse les familles, les quartiers, les êtres eux-mêmes. Et le gouvernement, dans une surenchère sans fin, poursuit les solidarités sous couvert de lutte contre le travail informel, suspecte les mariages mixtes et les paternités, dénonce les nationalités indues en modifiant le droit du sol et traque toute altérité.
Notes
[1] Uli Windisch, Xénophobie. Logique de la pensée populaire. L’Âge d’homme, 1978.
[2] Mayotte la 1re, « Mayotte : le sociologue Nicolas Roinsard revisite les effets de la départementalisation », 2 septembre 2022. Voir aussi : Catherine Benoît, « Ne pas voir Mayotte mais mourir », Plein droit, n° 137, 2023.
[3] Estelle Youssouffa a rejoint le groupe Libertés, indépendants, outre-mer et territoires (Liot) et revendique son indépendance ; Mansour Kamardine est plus contraint par son appartenance au parti Les Républicains. L’une et l’autre tiennent des discours très proches concernant l’histoire de Mayotte et les voisins des Comores, ce qui atteste leur adhésion à un système de pensée largement partagé parmi les élites.
[4] Pour un bref rappel de cette histoire truquée, voir : Remi Carayol et al., « À Mayotte, le déni n’est pas la solution », Plein droit, n° 120, 2019.
[5] Askandari Allaoui, L’évolution du marché foncier à Mayotte, L’Harmattan, 2006, p. 33.
[6] À la fin de 1843, la population de Mayotte était ainsi composée : « Sakalaves, 600 ; Arabes, 700 ; Mahorais, 500 ; Esclaves, 1 500 ; total, 3 300. » (Mayotte et la canne à sucre au 19e siècle, Direction territoriale des affaires culturelles de Mayotte, 1996).
[7] Nicolas Roinsard, Une situation postcoloniale, Mayotte ou le gouvernement par les marges, CNRS Éditions, 2022, p. 50.
[8] France Culture, « Qu’est-ce que l’identité mahoraise ? », Le Temps du débat, 4 mai 2023.
[9] Ibid.
[10] Ibid.
[11] Nicolas Roinsard, op. cit., p. 51.
[12] Salime Mdere sur Mayotte la 1re, Zakweli, 4 avril 2023.
[13] Voir note 8.
[14] Idem.
[15] « Mamoudzou - Le grand bidonville de Tanafou rasé par les forces de l’ordre, des centaines de personnes “décasées” », Imaz Presse Réunion, 3 juin 2016.
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