Article extrait du Plein droit n° 133, juin 2022
« Mineurs mal accompagnés »

Réparer les mineurs

Solène Plana & Hinde Maghnouji

Juriste ; Psychologue clinicienne et anthropologue
Cette contribution, fruit d’un dialogue entre une juriste et une psychologue, questionne et rend compte de l’interconnexion de ces deux disciplines dans le cadre de la prise en charge de mineures et mineurs étrangers isolés dans un service d’hébergement du Val-de-Marne. Ces professionnelles proposent d’analyser l’interdépendance entre les aspects administratifs et la santé mentale de ces jeunes, en partant des parcours de trois d’entre eux qu’elles ont été amenées à accompagner.

Les mineurs non accompagnés (MNA) sont à la jonction des dispositions relatives à la protection de l’enfance et du droit des étrangers. Alors que le droit des étrangers repose sur une distinction entre les nationaux et « les autres » [1], la protection de l’enfance revendique une position universaliste qui ne discrimine pas les enfants en fonction de leur nationalité. Au niveau du Conseil européen, les mineurs non accompagnés sont définis comme « tous les nationaux de pays tiers de moins de 18 ans qui entrent dans le territoire des États membres sans être accompagnés d’un adulte qui soit responsable d’eux par effet de la loi ou de fait ». La notion d’isolement est définie par une absence de représentant légal sur le territoire. L’obligation de protection de tous les mineurs et la politique des départements en termes de gestion des flux migratoires entraînent des injonctions paradoxales, qui mettent à mal la prise en charge de ces jeunes. Un conflit d’intérêts entre la mission de protection de l’enfance, d’une part, et des enjeux économiques, d’autre part, peut se manifester par une posture ambivalente des services sociaux. D’un point de vue psychologique, ces mineurs étrangers ou ces étrangers mineurs, restent des sujets complexes pris en étau entre plusieurs dimensions qui s’entrechoquent et qui en font des sujets pluriels.

Akim : souffrance et mise à la rue d’un « mijeur »

Akim est un jeune originaire de Guinée-Conakry, arrivé en Espagne dans des conditions particulièrement tragiques. Survivant au naufrage de son embarcation de fortune entre le Maroc et l’Espagne, il est sans cesse assailli par des images de noyades et les cris de détresse de ses compagnons de traversée. Ce jeune n’a pas quinze ans lorsqu’il fait l’objet d’une mise à l’abri de quatre jours, le temps d’évaluer sa minorité et son isolement. Évalué majeur à ce stade, il est ensuite reconnu mineur par le juge des enfants et fait l’objet d’un placement à l’Aide sociale à l’enfance (ASE). L’ASE conteste cette décision et la cour d’appel décide finalement d’une main levée et donc d’une fin de prise en charge.

Akim s’accroche à sa scolarité et à son suivi psychologique, aidé en cela par l’ensemble de l’équipe pédagogique de son lycée qui se mobilise autour de sa situation. Ceci va lui permettre de « tenir » pendant cette période précaire de « mijorité [2] ». Force est de constater que cette situation ambivalente empêche le jeune d’avoir accès à une place claire et distincte. Il se trouve dans une situation « hors cadre » avec l’impossibilité d’exister et de faire reconnaître son état civil, partie intégrante de son identité. Alors qu’il est déjà très fragilisé par les violences qui ont émaillé son parcours migratoire, les conséquences psychologiques de cette fin de prise en charge vont complexifier son tableau clinique. Il présente un état de stress post-traumatique auquel vont s’ajouter une expérience de rejet et une négation de son identité.

Le temps où il se retrouve à la rue va très clairement l’exposer à de nouveaux dangers et dégrader une situation clinique déjà très fragile. Indépendamment du traumatisme provoqué par les violences de la traversée, il y a indubitablement une relation d’interdépendance entre l’aspect psychologique et la situation administrative. Une prise en charge précaire ou une absence de prise en charge empêchent une potentielle stabilisation psychologique et même un travail clinique.

Dans le cas d’Akim, l’avocat en charge du suivi du dossier saisit de nouveau le juge des enfants. Ce dernier ordonne alors un placement provisoire, le confiant à l’ASE du Val-du-Marne pour une période de six mois, le temps que ses documents d’état civil soient expertisés par le bureau de la fraude documentaire. Pendant cette période de placement, son état nécessite une hospitalisation à la suite de laquelle il intègre notre structure à l’été 2020.

Akim présente alors une détresse psychique massive avec une poursuite de ses cauchemars traumatiques ainsi que des reviviscences importantes. À l’approche de l’échéance de la mesure de placement et de l’audience devant le juge des enfants, on observe une aggravation du tableau clinique et une tendance à l’isolement. Il évoque très clairement la peur de retourner à la rue et de devoir revivre ces mois sombres, marqués par une insécurité psychique et physique permanente.

Lorsque le juge des enfants finit par prononcer un placement jusqu’à sa majorité, on observe une amélioration ponctuelle de l’état d’Akim. Cependant cela ne produit pas d’effet miraculeux mais plutôt un déplacement de la plainte sur d’autres aspects administratifs. Malgré la normalisation de sa situation administrative, la levée de placement dont il a fait l’objet semble avoir inscrit Akim dans une angoisse au long cours cristallisant un état de détresse important. Sa précarité administrative pendant près d’un an a vraisemblablement laissé une trace psychique que nous devons prendre en considération pour construire une prise en charge adaptée et « étayante [3] ». Le travail réalisé par l’équipe éducative, psychologique, juridique et scolaire permet de penser comme de panser et de mettre en place un espace sécurisant. La situation d’Akim nous invite à sortir d’une approche unilatérale qui ne privilégierait qu’une seule dimension alors qu’il s’agit d’un problème multifactoriel demandant aux professionnels de travailler en étroite collaboration.

Sur le terrain, nous avons pu constater une corrélation entre la précarité administrative et les souffrances psychiques des jeunes. L’ASE et les différents professionnels amenés à travailler avec eux mettent trop souvent l’accent sur les traumatismes vécus dans le pays d’origine ou pendant le parcours migratoire, négligeant les conséquences des violences politiques et institutionnelles qui ont lieu sur les territoires français et européen. Le travail que nous menons avec ce public fait apparaître de façon indéniable que l’accompagnement psychologique est directement impacté par d’éventuelles défaillances de la prise en charge administrative. Nous constatons, par ailleurs, une tendance à déplacer sur le plan intrapsychique une question d’ordre institutionnel, voire politique. D’une certaine manière, nous cherchons à « soigner » les symptômes sans réaliser qu’ils sont aussi une manifestation des manquements dans la prise en charge, ainsi que de la maltraitance institutionnelle.

Abdel : l’état civil, une faille psycho-juridique

Abdel est né à Oujda, au Maroc, en 2004, d’un père marocain et d’une mère algérienne. À la séparation de ses parents, alors qu’il a environ trois ou quatre ans, sa mère retourne en Algérie et s’installe à Oran avec lui. Abdel grandit dans cette ville, mais à l’âge de douze ans, il fuit le domicile à la suite de conflits intrafamiliaux et se retrouve à Alger dans une situation d’errance. Dans la capitale, il subvient à ses besoins, vit de squat en squat et de petits travaux journaliers. Abdel se retrouve, après trois ans d’errance, dans une double difficulté : à l’impossibilité de retrouver le foyer familial répond une impossibilité de se construire dans la société algérienne. Abdel veut « avoir une vie » et, n’y trouvant pas sa place, il quitte l’Algérie, car rien n’y semble possible. Il évoque une difficulté à se relier à son histoire familiale, à ses racines et une impossibilité à se projeter, à grandir et à exister. En Algérie, Abdel est comme suspendu, sans passé ni avenir. L’exil semble être la seule issue pour ne pas succomber à la pulsion de mort. Dans cette situation, le départ est une façon de survivre en cherchant un nouveau lieu, car « l’existence de l’homme est d’abord consacrée à constituer son espace, sa famille, son lieu de vie, et à forger les mythes de son origine, à fonder ce qui lui donne abri contre l’errance et l’oubli [4] ». Cependant, pour Abdel, le passé ne passe pas. Exister et se construire une place nécessite de trouver un environnement étayant afin d’être un sujet de droit (exister légalement) et un sujet psychique. Partir ne suffit pas.

Arrivé en France à l’été 2021, Abdel se voit confié à l’ASE du Val-de-Marne et intègre notre dispositif quelques mois plus tard. Comme l’ensemble des jeunes, Abdel est reçu par la juriste chargée d’évaluer sa situation administrative et ses perspectives d’accès au séjour. Cet entretien est crucial, car il permet d’organiser les différentes démarches que les jeunes vont devoir accomplir durant leur prise en charge. Certains jeunes sortent de ce rendez-vous soulagés, déterminés ou stressés ; Abdel, lui, s’effondre littéralement pendant l’entretien. La question de la reconstitution de l’état civil le renvoie à son identité et à sa rupture familiale. Il se retrouve violemment confronté à son passé au travers de sa situation administrative, car il n’est pas en mesure de faire parvenir un document d’état civil.

À partir de cet entretien, la juriste comprend que le processus de régularisation est mis à mal pour des raisons intrinsèquement liées à l’histoire familiale de ce garçon. Contacter un membre de sa famille pour obtenir un document d’état civil lui est impossible. Le seul fait d’évoquer cette démarche le renvoie à l’abandon de son père et au rejet de sa mère. Rappelons ici la place prédominante du père dans la société algérienne. Il s’agit d’une figure pivot indispensable pour toute démarche administrative des enfants. Dans le cas d’Abdel, la difficulté est double, car le père est marocain (étranger) et absent de sa vie. Il n’a aucune possibilité de le solliciter.

Abdel, comme tous les autres jeunes, dispose d’un espace clinique avec la psychologue du service. Dans le cadre du travail psycho-juridique que nous mettons en place, un certain nombre d’informations peuvent être partagées entre les deux professionnels, sous réserve que le jeune ait préalablement consenti à la levée de la confidentialité.

Une demande d’asile pour le jeune est alors envisagée conjointement. La psychologue identifie pendant les entretiens une histoire familiale violente, qui conduit Abdel à fuir pour protéger son intégrité physique et psychique. Les entretiens cliniques sont extrêmement sensibles ; ils laissent émerger des indices qui vont dans le sens d’une exposition à un environnement prostitutionnel dès le plus jeune âge. L’idée de déposer une demande d’asile afin de se reconstruire une identité par un autre biais, le confronte à une difficulté supplémentaire : celle de devoir se raconter, mais surtout de renier son « algérianité » et de couper définitivement le lien avec la mère patrie, ce territoire algérien qui le relie à lui-même. L’asile doit être distingué de l’exil qui, pour Abdel, serait un renoncement à son identité et le rendrait définitivement orphelin de sang et de sol. Si, dans un premier temps, il adhère à la proposition, très rapidement, Abdel revient sur sa décision sans donner davantage d’explication. Il sera majeur en septembre prochain et risque de ne pas être régularisé.

Sophie : l’asile, de l’effraction psychique à la mise en récit de soi

Sophie est née à Kinshasa, en République démocratique du Congo, d’un père d’ethnie yansi. Elle quitte son pays à l’âge de quinze ans afin de fuir le kintwidi, un mariage forcé entre les personnes d’une même lignée parentale. Dans son cas, il s’agit d’un oncle paternel. Soutenue par sa mère et sa tante maternelle qui refusent ce mariage, Sophie quitte le pays pour la Turquie et, après un premier échec, elle réussit à atteindre la Grèce par la mer. Avec l’aide d’un passeur, elle rejoint la France par avion.

Sophie a seize ans lorsqu’elle est prise en charge par l’ASE. Elle est hébergée dans un premier temps en foyer et intègre notre structure en juin 2020, à presque dix-sept ans.

Au début de son accompagnement et, dans le cadre des entretiens prévus, elle rencontre la juriste puis la psychologue à plusieurs reprises. À la lecture de son rapport d’évaluation de minorité et d’isolement [5], une demande d’asile pourrait être envisagée, mais trop peu d’éléments sont alors en notre possession pour entamer cette démarche.

L’entretien d’évaluation de la juriste est souvent un moment délicat, car le ou la jeune projette beaucoup (trop) de pouvoir sur le professionnel qui aurait la capacité de lui obtenir des documents administratifs. La juriste doit donc prendre la mesure du pouvoir qu’elle détient aux yeux de ces jeunes mais aussi défaire cette représentation et elle-même y renoncer. En effet, afin d’éviter l’autoritarisme et donc la soumission, nous devons, en tant que professionnels, nous « frustrer » de ce que Daniel Marcelli appelle la « jouissance du pouvoir [6] ». Les parcours de vie de ces jeunes restent majoritairement traversés par des moments douloureux et une simple question sur l’état civil peut les confronter à des épisodes tragiques. Il s’agit alors de rester le plus factuel possible pour éviter de basculer du côté de la fascination morbide au nom de l’accès aux « papiers ».

Dans le laps de temps qui sépare son arrivée dans notre structure et le dépôt de sa demande d’asile, en décembre 2020, Sophie rencontre régulièrement la juriste et la psychologue. La juriste lui présente la procédure de demande d’asile et lui explique qu’elle pourrait entrer dans le cadre d’une protection internationale. Sans complètement rejeter cette idée, Sophie la met à distance dans un premier temps. Le fait de devoir verbaliser son histoire devant la juriste et l’officier de protection lui semble insurmontable à ce stade de la prise en charge. En revanche, elle se saisit complètement de l’accompagnement clinique avec la psychologue. Au cours des nombreux entretiens, elle revient en détail sur les éléments de son parcours de vie, ce qui lui permet la mise en récit de son histoire. Ce travail favorise une distance avec les éléments traumatiques, indispensable pour pouvoir ensuite les verbaliser dans le cadre d’une demande d’asile.

La prise en charge des mineures et des mineurs non accompagnés est au carrefour de plusieurs champs disciplinaires. Les dimensions juridiques, éducatives ou encore psychologiques s’articulent pour donner à voir et à penser les différentes facettes du phénomène. Le travail de terrain met en lumière l’étroite relation qui existe entre la situation administrative et la dimension psychique des individus. Avoir ou ne pas avoir de « papiers » détermine un destin autant sur le plan administratif que psychique. Si la violence du trajet est peu contestée, nous avons à questionner celle induite, une fois arrivé sur le territoire français, par les prises en charge et leurs failles. Un accompagnement défaillant peut entraîner des conséquences psychiques graves et impacter lourdement l’existence même du jeune.

Quant à l’exil, il redistribue les cartes de la stabilité et crée un mouvement de balancier perpétuel entre un passé douloureux et un futur incertain. Lorsque le jeune a été en errance physique, mentale et administrative, les conséquences de son exil peuvent parfois nous confronter, professionnelles du droit et de la santé psychique, à toute une série d’impasses. Par ailleurs, dans l’accompagnement de ces jeunes, le travail conjoint entre juristes et psychologues est fondamental, notamment dans le cadre d’une demande d’asile. Les entretiens cliniques permettent de transformer un parcours personnel violent en un récit de vie.

La prise en charge de ces jeunes appartient aux missions de l’action sociale qui, elle-même, relève du « care », c’est-à-dire de l’action de prendre soin et de réparer. Le travail clinique et l’accompagnement juridique constituent deux formes de réparation du sujet dont l’objectif est de soutenir l’identité psychique et administrative afin de permettre une réinscription sur un nouveau territoire.




Notes

[1Abdelmalek Sayad, « Immigration et “pensée d’État” », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, vol. 126, septembre 1999.

[2Dans le jargon associatif sont appelés « mijeurs », les jeunes se déclarant mineurs mais non reconnus comme tels par l’ASE et/ou le juge des enfants.

[3En psychologie, l’étayage est une aide apportée au sujet par un individu, une institution, un groupe, qui vise à guider, soutenir et renforcer le développement de ce sujet.

[4Atmane Aggoun, « Espace familial, exil et retours d’exil », Hommes et Migrations, n° 1236, mars-avril 2002.

[5L’évaluation de la minorité et de l’isolement consiste à vérifier qu’un jeune qui se présente à l’ASE est un mineur ne disposant pas de représentant de l’autorité parentale.

[6Daniel Marcelli, Il est permis d’obéir : l’obéissance n’est pas la soumission, Albin Michel, 2009.


Article extrait du n°133

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Dernier ajout : mardi 15 novembre 2022, 22:54
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