Article extrait du Plein droit n° 127, décembre 2020
« Covid partout, justice nulle part »
Régulariser les sans-papiers... dans le monde d’après
Violaine Carrère
Gisti
Alors que la situation des centaines de milliers de personnes sans papiers vivant en France avait complètement été mise sous le boisseau depuis au moins une dizaine d’années [1], se sont multipliés, dès l’arrivée en Europe de la pandémie de Covid-19, tribunes, lettres ouvertes, communiqués et pétitions réclamant leur régularisation [2].
Il est frappant de constater que si ces appels n’ont donné lieu à aucune annonce positive de la part des autorités, ils n’ont pas non plus suscité les foudres, ni même les classiques haussements d’épaules parmi les élu·es ou responsables politiques d’aucun bord. Comme si soudain la légitimité de cette revendication était devenue audible. Ou comme si, au moins, il était apparu à chacun·e difficile, en pleine crise sanitaire et au moment où une attention particulière se portait sur « les obscurs, les sans-grade », de contester sa pertinence…
À les reprendre dans leur chronologie, on observe que les divers textes publiés au cours du printemps 2020 sur le sujet n’ont pas tous la même tonalité, ne portent pas tous exactement la même revendication, et surtout ne s’inscrivent pas tous dans la même temporalité. Tous évoquent le contexte de crise sanitaire, mais tandis que certains en font l’argument pour une mesure provisoire – saluant des décisions prises par le Portugal le 28 mars –, d’autres s’appuient sur ce contexte pour dire qu’il met en évidence une situation de non-droit qu’il va falloir faire cesser à l’avenir, réclamant la délivrance de cartes de résident ou de titres de séjour pérennes pour l’ensemble des sans-papiers.
La décision portugaise a manifestement provoqué un sursaut dans divers cercles en France : une lettre ouverte adressée au Premier ministre le 12 avril par 104 parlementaires s’ouvre ainsi : « C’est une mesure de salubrité publique qui protège tous les habitants du Portugal », y lit-on, l’un des signataires soulignant [3] que « le virus n’a pas de frontière administrative ». Plusieurs communiqués d’associatifs l’évoquent aussi, pour demander au gouvernement français d’avoir le même courage politique que son homologue portugais, et d’exprimer la même « solidarité » envers les plus vulnérables.
Or les mesures promulguées par le gouvernement portugais ne relèvent pas d’un courage politique aussi extraordinaire qu’on a pu le lire dans la presse française ; seules les personnes qui avaient déjà pu déposer une demande de titre de séjour avant que soit décidé le confinement de la population, en mars, étaient censées bénéficier de cette régularisation, et ce jusqu’à un terme a priori fixé au 30 juin. Tant les migrant·es arrivé·es après le début du confinement que les étrangers et étrangères résidant au Portugal sans avoir introduit de demande de titre de séjour ont donc été exclu·es du dispositif. Ce qui a été cité alors comme « un exemple à suivre » n’était en fait qu’une mesure très provisoire, probablement essentiellement motivée par la difficulté de l’administration, dans le contexte de crise sanitaire, à instruire les dossiers en cours. Rien d’autre qu’une décision pragmatique, en somme. Il faut noter que la mesure prise par le Portugal a été reconduite à deux reprises, la deuxième fois jusqu’au 31 mars 2021, ce qui peut laisser espérer aux intéressé·es qu’à ce moment-là, leur ancienneté de séjour régulier leur permettra de se voir délivrer un titre de séjour plus pérenne, tandis qu’en France, le même pragmatisme a seulement conduit à proroger la validité des récépissés et titres de séjour déjà émis, sans ouvrir aucune garantie à un droit au séjour au-delà.
L’argument de préservation de la santé publique, et de nécessité de permettre à celles et ceux qui en seraient privé·es d’avoir un accès effectif aux soins, n’est cependant pas sans fondement. Il est clair que les personnes sans papiers sont, en France comme ailleurs, et en dehors même de la situation de crise sanitaire, des personnes susceptibles de renoncer ou de tarder à faire appel aux services de santé, parce qu’elles ignorent leur droit à être soignées, parce qu’elles n’ont droit qu’à une assurance maladie au rabais, l’aide médicale d’État, dont l’accès ne cesse d’être rendu plus difficile [4], ou encore parce qu’elles craignent, en sortant pour se faire soigner, d’être interpellées, et le cas échéant expulsées du territoire. Pour ces personnes plus que pour l’ensemble de la population, il y a donc bel et bien un risque sanitaire que la mise en œuvre générale d’une procédure simple de régularisation sans condition pallierait.
Entre gratitude et prise de conscience
Mais la question sanitaire n’est pas l’unique argument invoqué par les pétitionnaires et auteurs de textes sur la nécessité de régulariser aujourd’hui les sans-papiers ; la plupart se sont appuyés sur le rôle que celles et ceux-ci jouent dans la vie économique du pays. On trouve recensés, dans ces appels, les métiers qui sont principalement les leurs, activités dont le caractère indispensable a été mis en évidence par le contexte de pandémie et le régime de confinement : la manutention, la préparation de commandes, la livraison, le nettoyage, le ramassage et le tri des déchets, la production agricole, l’aide ménagère, la garde d’enfants, l’accompagnement des personnes âgées ou handicapées… Certains se sont emparés du lexique du président de la République, du « Nous sommes en guerre » aux soldats « de première ligne », ou ont repris son hommage du 13 avril à celles et ceux « que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal ». Les sans-papiers ont ainsi bénéficié de l’attention soudaine que l’ensemble de la société a semblé porter à celles et ceux qui exercent de « petits métiers » dont, d’ordinaire, on ne parle pas.
Sur ce thème, différentes positions se sont dessinées. Certain·es des pétitionnaires ont demandé qu’un effort soit fait à l’égard de cette main-d’œuvre si importante en ces temps de Covid, et que la France, à l’instar du Portugal, attribue des titres de séjour aux sans-papiers pour la période où pèse la menace du virus, afin que leur protection sociale et leurs droits de travailleurs soient assurés. D’autres, envisageant l’après Covid, ont parlé de « la reconnaissance » que l’on devra leur marquer : « Notre nation doit montrer sa gratitude envers les étrangers qui affrontent cette crise avec nous [5] ». Plusieurs ont noté aussi que, dans l’« après », le besoin de cette main-d’œuvre se fera encore sentir, voire davantage qu’auparavant, dans un pays qui aura « besoin [d’elle] pour les secteurs sous tension dans une économie de reconstruction [6] ».
Pour quelques-un·es, enfin, l’épisode de la pandémie est l’occasion de rebattre les cartes. La prise de conscience de la part des sans-papiers dans la vie économique du pays doit servir à opter pour un renouveau politique qui ferait cesser l’injustice dans laquelle ces hommes et ces femmes sont placé·es, vivant en France, y ayant construit leur vie, contribuant à sa richesse, mais maintenu·es dans un statut administratif qui, laissant peser sur elles et eux à tout moment la menace de l’expulsion, les prive de la plupart des droits civiques et sociaux, et les rend particulièrement vulnérables à l’exploitation, aux abus de toute sorte. Ceux-là ont voulu dépasser l’argument utilitariste [7], et ont prôné la régularisation des sans-papiers en invoquant les conditions de vie inhumaines qui sont les leurs, l’exigence de dignité et d’accès aux droits fondamentaux.
S’agissant de leur place dans l’économie, les sans-papiers, en période de crise sanitaire et de confinement, ne se retrouvent pas tous et toutes dans la même situation. Ils et elles occupent d’ordinaire les emplois que les Anglo-Saxons appellent « DDD » (pour dirty, dangerous and difficult [8]) et peuvent être employé·es soit dans des secteurs mis à l’arrêt avec la pandémie comme l’hôtellerie-restauration, ou fortement ralentis comme le bâtiment, soit dans des métiers occasionnant de lourdes prises de risque du fait du virus comme les emplois à domicile, ou ceux du secteur médico-sanitaire, soit dans des métiers dont le besoin a été accru avec le confinement comme la préparation de commandes ou la livraison, ou les travaux de cueillette et ramassage de produits agricoles. De ce fait, tandis que nombre d’entre elles et eux ont été licencié·es du jour au lendemain, le plus souvent sans aucun respect des procédures légales de licenciement, ou simplement empêché·es de travailler, tel·les les intérimaires, d’autres sont surexploité·es et doivent affronter des contrôles policiers sur le respect des règles de confinement dont on sait qu’ils sont beaucoup plus importants dans les quartiers populaires où résident la plupart des sans-papiers, avec l’angoisse d’être interpellé·es et placé·es en rétention.
Pour les sans-papiers, pas de possibilité d’exercer son droit de retrait, pas de chômage partiel, pas de revenu de remplacement, pas ou peu de capacité à faire valoir des droits à une protection dans le travail (respect des distances interpersonnelles, tenues, matériels, produits, etc.). La pandémie, comme cela a été cent fois remarqué, exacerbe les injustices, les abus, la violence de rapports de domination et d’exploitation qui existaient avant l’apparition du virus.
Une occasion en or de repenser le travail
L’épisode Covid-19 mettant en lumière comme jamais des dysfonctionnements, des aberrations du système socio-économique et des inégalités criantes, des voix se sont élevées au printemps 2020 pour dire qu’il faudra demain songer à redonner des moyens à des pans entiers de l’activité du pays, à revaloriser des salaires indécents dans certains secteurs et certaines professions, à relocaliser certaines activités industrielles, à réorganiser des circuits de production et de distribution… Comment ne pas voir dans ce contexte si particulier, en effet, une occasion en or de repenser le travail, d’une manière générale, et donc également et en particulier celui des personnes étrangères ?
La réglementation en vigueur depuis maintenant des décennies prévoit que, pour travailler en France, les personnes de nationalité étrangère non européenne doivent en obtenir l’autorisation. C’est ainsi l’administration qui détermine si oui ou non le pays a besoin des compétences de telle ou telle personne. Pour en décider, les directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte [9]) de métropole et d’outre-mer s’appuient sur des données de Pôle emploi, qui remontent au ministère du travail, évaluant quels métiers et professions sont « en tension » dans telle ou telle zone du territoire. Or, cette façon d’évaluer la plus ou moins grande disponibilité de la main-d’œuvre dont on a besoin dans une région donnée pêche de mille façons, en particulier parce que bien des employeurs ne s’adressent pas à Pôle emploi pour rechercher d’éventuels candidat·es aux postes vacants mais passent par d’autres circuits. On a donc une administration qui prend des décisions quant aux besoins effectifs de main-d’œuvre… quasiment à l’aveugle !
La réalité est que nombre de secteurs d’activité, en France comme dans tous les pays industriellement développés, ne pourraient fonctionner sans le concours des 250 000, 300 000, ou 500 000 personnes [10] dépourvues d’autorisation de travail et de droit au séjour.
Dans la procédure de régularisation, au cas par cas, de personnes sans papier, dite « admission exceptionnelle au séjour », les employeurs peuvent faire valoir qu’ils emploient de fait telle personne et exposer les difficultés qu’ils ont eues à recruter à ce poste. En fait, cette procédure met dans la main des patrons l’accès au droit au séjour pour les travailleurs sans papiers, générant ainsi une relation d’allégeance très contraire à l’esprit du code du travail : comment contester une consigne, revendiquer le respect des règles, lorsque son droit à continuer de résider dans un pays dépend du bon vouloir de son employeur ?
La réglementation sur le travail des étrangers pose aussi l’exigence d’un certain niveau de rémunération – il faut gagner au moins le Smic –, d’une certaine continuité dans l’activité professionnelle. Or les personnes sans papiers, comme les autres, connaissent des accidents de parcours (maladie, chômage, deuils difficiles, etc.), ou décident de tournants dans leurs vies (avoir des enfants, se consacrer à ces enfants, changer d’activité, entreprendre une formation, s’installer dans une autre région, séjourner quelque temps dans un autre pays, etc.). Chacun de ces choix ou de ces événements va être scruté par l’administration préfectorale, les textes mais aussi le pouvoir discrétionnaire des préfets conduisant à considérer ou non comme légitimes les choix personnels des individus dès lors qu’ils sont susceptibles d’autoriser leur séjour en France.
Là réside en fait une profonde inégalité entre les Français·es et les étrangers, particulièrement les ressortissants d’États tiers à l’Europe. Les choix de vie, les accidents de parcours ne privent pas les premier·es du droit de continuer à vivre là où ils ou elles sont né·es ou ont choisi de vivre. Certes, la mesure de leur utilité économique ou sociale et du coût qu’ils ou elles représentent peut conduire à l’exclusion, à la relégation dans des zones ou des quartiers défavorisés, ou au maintien dans la précarité. Mais lorsqu’un·e enfant·e français·e naît, on ne se demande pas d’abord s’il ou elle représente un atout pour la société. Les textes, et divers dispositifs, prévoient qu’il ou elle soit accueilli·e, qu’on lui procure ce dont il ou elle a besoin – ses parents étant assistés dans leur tâche envers elle ou lui – et, plus tard, qu’il ou elle pourra bénéficier d’aides diverses, allocations ou minima sociaux – très insuffisants certes mais tout de même – en cas de difficulté professionnelle, familiale ou de santé. S’agissant des étrangers et étrangères, le verdict d’inutilité économique peut faire décider de les radier de la population, les bannir du territoire.
Quel sens cela a-t-il, au fond, de traiter différemment un·e nouvel·le arrivant·e sur le sol national du fait de la naissance ou du fait de l’exil ? Pourquoi l’intérêt économique ou les compétences d’une personne étrangère devraient être ce qui justifie qu’elle fasse partie ou non de la nation, tandis qu’à celles et ceux qui sont simplement né·es avec la bonne nationalité rien de tel n’est exigé, et l’intérêt de les accueillir est présumé ? En quoi est-il juste que la mesure de l’utilité économique soit ce qui fonde le droit des un·es à vivre en France, tandis que les autres, du seul fait qu’ils ou elles sont né·es ici, n’auront pas à justifier de leur contribution à la richesse nationale, ou pourront se livrer à des activités non reconnues comme rentables ?
L’épisode Covid-19 aura révélé, et c’est peut-être le plus important, la dépendance de chacun et chacune vis-à-vis de tous et toutes, le fait qu’une société est bâtie sur une distribution des rôles dans laquelle chacun est indispensable à tous les autres. Rôle économique, mais aussi social, artistique, intellectuel, affectif, spirituel… Chacun·e est un risque pour les autres, chacun·e est une chance pour tous les autres, chacun·e une charge et chacun·e un atout. Au-delà des différences entre Français et étrangers, les inégalités de revenus, de droits, de chances, cependant, construisent une fiction selon laquelle les un·es auraient plus de valeur que les autres.
Peut-on espérer que la prise de conscience de cette dépendance mutuelle soit davantage qu’un éclair fugace ? Sur cette base pourrait se fonder une politique résolument nouvelle. Non la reproduction des inégalités et l’assignation de chacun·e à la place que sa naissance lui a donné·e mais l’accueil de tous et toutes. Non le droit des États mais le droit des personnes. Droit des personnes à choisir où elles veulent vivre, droit des personnes à fuir des situations insoutenables, droit des personnes à développer leur existence comme bon leur semble, droit des personnes à bénéficier de ressources mutualisées lorsqu’elles en ont besoin.
Tant qu’il paraîtra nécessaire que des documents délivrés par une administration marquent la reconnaissance de ces droits (on peut imaginer un monde où les humains n’auraient plus besoin de papiers…), un titre de séjour doit être délivré à toute personne sur la seule base du constat qu’elle réside ici, qu’elle y construit sa vie et qu’il est donc évident qu’elle y joue un rôle. Pas forcément « productif », au sens où on entend ce terme aujourd’hui, mais un rôle. Indispensable.
Des papiers – tant que les papiers seront considérés comme nécessaires – pour toutes et tous !
Notes
[1] Voir le dossier de Plein droit n° 126
[2] Ces divers appels ont été recensés par le Gisti, de mars à juin 2020, dans un « fil d’actu »
[3] Voir les propos de François-Michel Lambert interviewé par Nejma Brahim, « Du PCF à LREM, des élus demandent une régularisation provisoire des sans-papiers », Mediapart, 8 avril 2020.
[4] Les conditions d’accès à l’aide médicale d’État viennent à nouveau d’être durcies par un décret du 30 octobre 2020, n° 2020-1325.
[5] Tribune signée par Pascal Brice, Yves Gallois, Marilyne Poulain et alii, « Notre nation doit montrer sa gratitude envers les étrangers », Le Monde, 21 avril 2020.
[6] Voir les propos de Hubert Julien-Laferrière, cité par Nejma Brahim, « Du PCF à LREM, des élus demandent une régularisation provisoire des sans-papiers », op. cit.
[7] Voir dans la chronologie les textes de la Fasti, des EGM, du collectif Convergence…
[8] En français : salissants, dangereux et difficiles, ou pénibles.
[9] Administration en charge de la délivrance des autorisations de travail aux personnes étrangères.
[10] Par nature, on ne dispose que d’estimations de ce nombre, d’ailleurs fluctuant au gré des arrivées et des départs, d’accès ou de perte de droit au séjour, et ne correspondant pas à un « stock », comme disent les démographes, constant.
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