Travail de mémoire sur la colonisation et la guerre d’Algérie : des actes, pas des mots

Tribune de Jennifer Cambla et Benjamin Francos (Blog Mediapart)

Le Conseil constitutionnel, dans une décision du 8 février 2018, avait censuré la condition de nationalité française imposée pour pouvoir prétendre à une pension en tant que victime civile de la guerre d’Algérie. Le gouvernement a donc supprimé la condition de nationalité mais s’est empressé d’introduire dans la loi une disposition limitant la recevabilité des demandes… à la date de promulgation de cette loi, soit le 14 juillet 2018, annihilant ainsi les effets de la décision du Conseil constitutionnel. Le Conseil d’État, par une décision du 25 septembre, a entériné ce véritable tour de passe-passe en refusant de transmettre au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité. C’est cette manoeuvre que dénonce la tribune rédigée par les avocats qui ont suivi cette affaire, dans laquelle le Gisti était intervenu volontairement.

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Le 24 juillet 2020, Emmanuel Macron confiait à l’historien Benjamin Stora une mission en vue de favoriser « la réconciliation entre les peuples français et algérien ». Cette mission se trouve pourtant d’ores et déjà minée par les choix politiques du gouvernement. Difficile en effet d’avancer sur la question mémorielle lorsque l’on s’évertue à tuer dans l’œuf toute possibilité de reconnaissance du statut de victime.

Le 24 juillet 2020, Emmanuel Macron confiait à l’historien Benjamin Stora une mission sur « la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie », en vue de favoriser « la réconciliation entre les peuples français et algérien ».

Cette mission, que le président de la République présentait comme « le défi mémoriel de son quinquennat » (Le Monde.fr du 25 janvier 2020) se trouve pourtant d’ores et déjà minée par les choix politiques de l’Élysée et de son gouvernement.

À tel point qu’il apparaît aujourd’hui impossible de ne pas voir le caractère purement politique et déclaratif de l’intérêt soudain du pouvoir pour la question de la mémoire entre la France et l’Algérie, pourtant au cœur de notre histoire collective.

Alors qu’Emmanuel Macron se gargarisait d’être le premier courageux à entamer un travail de mémoire sur ce sujet si brûlant, son gouvernement et sa majorité étaient discrètement à l’œuvre pour détruire le peu de dignité qu’avaient pu recouvrer les victimes civiles de la guerre d’Algérie.

Après la déclaration d’indépendance de l’Algérie et une guerre sanglante, une loi devait être votée par le parlement français en 1963 instaurant un droit à pension pour les victimes civiles, non combattantes, qui auraient été blessées du fait d’actes de violence. Le territoire algérien étant français à l’époque, ce droit à pension apparaissait somme toute assez classique, à l’image des dispositifs adoptés concernant d’autres guerres coloniales.

Une différence notable était pourtant instituée, à savoir l’instauration d’une condition de nationalité française au jour de la promulgation de la loi pour les demandeurs. Il fallut attendre deux décisions du Conseil Constitutionnel de 2016 et 2018 pour que la condition de nationalité soit supprimée car ne respectant pas le principe d’égalité.

Ainsi, par une décision historique rendue le 8 février 2018, les sages de Montpensier retenaient, contre l’avis du Gouvernement, le caractère discriminatoire du dispositif en vigueur, soulignant que « le législateur ne pouvait, sans méconnaître le principe d’égalité, établir, au regard de l’objet de la loi, une différence de traitement entre les victimes françaises et celles de nationalité étrangère résidant sur le territoire français au moment du dommage qu’elles ont subis ».

Les espoirs d’une compensation financière et surtout d’une reconnaissance hautement symbolique de leur vécu pour les victimes civiles de la guerre d’Algérie pouvaient renaître.

Espoirs rapidement étouffés par un gouvernement désireux de réduire autant que possible les prétendues conséquences financières de ce camouflet infligé à l’État par sa plus haute Cour. Feignant de s’inscrire dans la chemin égalitaire tracé par le Conseil constitutionnel, le gouvernement profita de l’examen de la loi de programmation militaire 2019-2025 pour introduire une modification du dispositif afin de limiter dans le temps le droit de solliciter une pension d’invalidité en qualité de victime civile de la seule guerre d’Algérie.

Justifié lors des débats parlementaires par « la nécessité de tourner la page de la guerre d’Algérie », le Gouvernement fit donc adopter une nouvelle mouture de l’article L.113-6 du Code des pensions militaires d’invalidité et des victimes de guerre prévoyant expressément la forclusion des demandes formulées après l’entrée en vigueur de la loi. Celle-ci ayant été adoptée le 13 juillet 2018 et publiée le 14 juillet 2018, plus aucune demande de pension d’invalidité n’est recevable depuis le 15 juillet 2018.

Difficile d’avancer sur la question mémorielle lorsque, parallèlement, l’on s’évertue à tuer dans l’œuf toute possibilité de reconnaissance du statut de victime en contournant sans la moindre gêne l’injonction du Conseil constitutionnel au respect du principe d’égalité devant la loi. Cette disposition, qui n’est en réalité rien d’autre qu’une suppression brutale et soudaine du droit à pension, est actuellement contestée devant plusieurs tribunaux administratifs français, et notamment à l’appui d’une nouvelle question prioritaire de constitutionnalité.

Mais parce qu’il faut bien que l’ordre des choses soit préservé, le Conseil d’Etat a refusé le 25 septembre 2020 de saisir le Conseil constitutionnel de cette question, au prix d’un arrêt juridiquement contestable et surtout d’un rendez-vous manqué avec l’Histoire.

Avocats de certaines de ces victimes invisibilisées, nous avons tenté de contacter Benjamin Stora pour l’interroger sur ces questions essentielles.

En vain à ce jour.

Son silence face à nos sollicitations ne peut qu’interroger sur la sincérité de la lettre de mission qui lui a été confiée. D’ailleurs, il n’aura échappé à personne les déclarations du Premier Ministre Jean Castex qui, avec détermination, a cru pouvoir affirmer sur le plateau du journal télévisé le plus regardé de France que nous n’étions pas là pour nous « auto-flageller » et « regretter la colonisation ».

Sauf qu’Abdelkader, Hocine, Nourredine, Aïssa et tant d’autres que nous n’avons jamais rencontrés, vivent quant à eux au quotidien avec la colonisation dans leur chair : une balle perdue, un membre amputé, des séquelles physiques et psychologiques résultant d’actes de tortures sur des populations civiles, autant de cicatrices indélébiles causées par la guerre d’Algérie.

Comment oublier du reste que la plupart des demandeurs à cette pension étaient alors enfants ?

Bien que le combat juridique demeure possible par le recours notamment à la Convention européenne des droits de l’Homme, force est de reconnaître qu’il y a quelque chose de profondément révoltant à voir l’usage politique aujourd’hui fait de la question mémorielle, tantôt repoussoir de l’Autre qui revendiquerait une place trop importante et certainement incommodante dans le récit historique, tantôt coquille vide communicationnelle faute d’être soutenu par des actes cohérents, en tout cas jamais réellement tournée en direction des personnes concernées et dont les histoires, tragiques, continuent d’être niées.

Alors, parce que « les longs souvenirs font les grands peuples » et parce que « la mémoire du passé devient importune lorsque la conscience du présent est honteuse », la question mémorielle entre la France et l’Algérie doit être le point de départ du rétablissement de la dignité de la France par la reconnaissance des victimes de sa guerre coloniale, afin d’avancer vers une possible réconciliation de ce pays avec son histoire.

Jennifer CAMBLA, avocat au Barreau de Paris Benjamin FRANCOS, avocat au Barreau de Toulouse


>>> L’ensemble des pièces du dossier contentieux est consultable ici

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Dernier ajout : lundi 23 novembre 2020, 11:42
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