Article extrait du Plein droit n° 118, octobre 2018
« Politique migratoire : l’Europe condamnée »

Nous accusons l’UE et les États membres

Le Gisti

Groupe d’information et de soutien des immigré⋅e⋅s
Lors de la session du Tribunal permanent des peuples tenue à Paris, les 4 et 5 janvier 2018, le Gisti avait été chargé de rédiger l’acte d’accusation et d’y représenter le ministère public. L’exercice visait à démontrer que l’Union européenne et les États qui la composent violent de façon manifeste les libertés et droits fondamentaux au nom d’une politique d’immigration et d’asile prétendument maîtrisée et inéluctable, alors qu’elle est pourtant condamnée par nombre de textes internationaux. Nous ne reproduisons ici que les propos introductifs de cette longue accusation, argumentée et illustrée par des éléments factuels récents, ainsi qu’un résumé, en encadré, des principales violations constatées, caractérisant la responsabilité de l’Union et des États membres.

Si la liberté de circulation transfrontalière n’est pas garantie en tant que telle par le droit international conventionnel ou coutumier, les restrictions apportées à l’exercice de cette liberté ne sauraient aboutir à priver d’effet les droits fondamentaux dont les migrants sont titulaires et qui sont bel et bien garantis par des principes généraux ou des règles précises du droit international.

Dans son observation générale n° 15 sur la situation des étrangers au regard du Pacte international relatifs aux droits civils et politiques, le Comité des droits de l’Homme rappelle :

« 7. Les étrangers ont ainsi un droit inhérent à la vie qui est juridiquement protégé, et ne peuvent être privés arbitrairement de la vie. Ils ne doivent pas être soumis à la torture, ni à des traitements ou peines inhumains ou dégradants ; ils ne peuvent pas non plus être réduits en esclavage ou en servitude. Les étrangers ont droit sans réserve à la liberté et à la sécurité de la personne. S’ils sont légalement privés de leur liberté, ils doivent être traités avec humanité et avec le respect de la dignité inhérente à leur personne. […] Ces droits des étrangers ne peuvent faire l’objet que des limitations qui peuvent être légalement imposées conformément au Pacte. »

Et si le Pacte ne reconnaît pas aux étrangers le droit d’entrer sur le territoire d’un État partie ou d’y séjourner, il n’en reste pas moins que : « Dans certaines situations, un étranger peut bénéficier de la protection du Pacte même en ce qui concerne l’entrée ou le séjour : tel est le cas si des considérations relatives à la non-discrimination, à l’interdiction des traitements inhumains et au respect de la vie familiale entrent en jeu. »

Or, précisément, les barrières que les politiques migratoires européenne et nationales fondées sur la fermeture des frontières dressent devant les migrants ne menacent pas seulement leur liberté de circulation mais entraînent la violation d’autres libertés et droits fondamentaux : le droit de chercher asile pour échapper à la persécution, le droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants, la liberté individuelle qui implique le droit de ne pas être arbitrairement détenu ou encore le droit à la vie.

Politique commune

Depuis le traité d’Amsterdam, les compétences de l’Union européenne incluent le contrôle des frontières extérieures ainsi que la mise en place d’une politique commune d’asile et d’immigration.

Dès le sommet de Séville, en juin 2002, les États membres ont décidé d’accorder « une priorité absolue » aux mesures contenues dans le « Plan global de lutte contre l’immigration clandestine ». De fait, la très grande majorité des textes adoptés et des mesures prises par l’Union concernent la lutte contre l’immigration illégale et la politique d’asile, elle-même influencée par l’obsession du contrôle des frontières. Si l’un des objectifs fondamentaux de l’UE – rappelé encore par le traité de Lisbonne signé en 2007 – est d’offrir aux citoyens un espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontières intérieures, ses frontières externes doivent être encore mieux surveillées, conformément à la logique de Schengen. Les migrants, toutes catégories confondues, sont considérés comme la source de risques auxquels il faut parer, ce qui justifie la sévérité des mesures dissuasives ou répressives prises à leur encontre.

Cette politique de contrôle des frontières s’appuie à la fois sur des instruments juridiques – les règlements et directives encadrant la politique des visas ou la politique d’éloignement, les accords de réadmission – et sur des instruments de coopération opérationnelle dont Frontex est la figure emblématique. L’objectif principalement recherché étant de maintenir les migrants à distance, il faut, d’un côté, filtrer en amont l’accès à l’espace européen, notamment grâce à la politique des visas et plus largement à la politique dite de « gestion intégrée des frontières extérieures », de l’autre, mettre en place des dispositifs permettant de renvoyer les personnes qui sont entrées ou se sont maintenues irrégulièrement sur le territoire d’un État membre.

L’orientation hostile de cette politique est d’autant plus manifeste que l’Union refuse obstinément de mettre en application l’instrument dont elle s’est dotée pour, dans certaines circonstances particulières, desserrer partiellement ou temporairement l’étau de la fermeture de ses frontières extérieures. C’est l’objet de la directive 2001/55/CE du Conseil du 20 juillet 2001 « relative à des normes minimales pour l’octroi d’une protection temporaire en cas d’afflux massif de personnes déplacées ». Destinée à assurer une protection immédiate aux personnes déplacées en grand nombre qui ne peuvent rentrer dans leur pays d’origine, elle n’a jamais été mise en œuvre en dépit de l’ampleur de ce que les représentants de l’Union appellent eux-mêmes la « crise migratoire » qui a vu affluer des dizaines de milliers d’exilés aux frontières de l’Europe depuis l’année 2015.

Comme on va le démontrer, cette politique est donc directement à l’origine de nombreuses violations de droits aussi fondamentaux que la liberté individuelle, le droit d’asile, le droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants et même le droit à la vie. Toutes ces violations sont relevées dans le rapport de François Crépeau, rapporteur spécial pour les droits de l’Homme des migrants à l’ONU, remis en avril 2013 (Étude régionale : la gestion des frontières extérieures de l’Union européenne et ses incidences sur les droits de l’homme des migrants, 24 avril 2013 [A/HRC/23/46], § 20) :

« La mort de migrants tentant d’entrer irrégulièrement dans l’Union européenne est un sujet de préoccupation majeure, tout comme les mauvais traitements qui leur sont infligés aux frontières, y compris les pratiques portant atteinte à leur liberté et à leur sécurité, et les régimes de détention qui, de part et d’autre des frontières, ne satisfont pas exactement aux normes minimales relatives aux droits de l’homme. En outre, avant même de franchir les frontières maritimes ou terrestres de l’Union européenne, les migrants sont souvent exposés à des risques graves de mauvais traitements et d’exploitation au cours de leur voyage, notamment de la part des passeurs. »

De même, le rapport relatif à « la mort illégale de réfugiés et de migrants » établi par Agnès Callamard, rapporteuse spéciale du Conseil des droits de l’Homme sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, et transmis le 15 août 2017 à l’Assemblée générale des Nations Unies, porte sur les homicides commis par des acteurs étatiques et non étatiques et dénonce un régime d’impunité quasi généralisé. Il présente des éléments mettant en évidence de multiples manquements des États en matière de respect et de protection du droit à la vie des réfugiés et des migrants, tels que des homicides illégaux, y compris par l’emploi excessif de la force et du fait de politiques et pratiques de dissuasion aggravant le danger de mort. Les autres violations du droit à la vie résultent de politiques d’extraterritorialité revenant à fournir aide et assistance à la privation arbitraire de la vie, de l’incapacité à empêcher les morts évitables et prévisibles et du faible nombre d’enquêtes sur ces morts illégales. La rapporteuse spéciale appelle instamment les États à remédier à cette crise des droits de l’Homme en donnant la priorité à la protection du droit à la vie dans leurs politiques relatives à la migration et aux réfugiés.

On peut ajouter qu’en verrouillant l’accès des migrants à leur territoire, les pays européens empêchent ceux qui ont besoin de protection de fuir leur propre pays et de trouver une terre d’accueil. Faute de voies légales d’accès aux pays de l’Union et confrontés aux législations restreignant leur liberté de circulation, les migrants éprouvent les plus grandes difficultés à quitter leur pays. Lorsqu’ils y parviennent, ils sont souvent interceptés en mer et immédiatement refoulés. Lorsque, enfin, ils atteignent le sol d’un pays européen, ils courent le risque d’être renvoyés vers des pays de transit peu soucieux du respect des droits de l’Homme et du droit d’asile puis, finalement, vers les pays qu’ils avaient justement voulu fuir : en violation, par conséquent, du principe de non-refoulement consacré par plusieurs textes internationaux.

Complicité

Il ne fait aucun doute aujourd’hui que des crimes contre l’humanité sont commis dans plusieurs pays, notamment en Libye. La complicité des dirigeants des États membres et de l’UE devrait pouvoir être recherchée compte tenu de l’aide et du soutien qu’ils apportent en toute connaissance de cause à ceux qui commettent ces crimes (articles 7 et 25 du statut de Rome).

Face à l’ampleur et à la gravité des atteintes portées aux droits des personnes – y compris leur droit à la vie – et aux nombreux éléments qui attestent l’existence d’un lien de causalité étroit avec l’action déployée par l’Union européenne et ses États membres pour mettre en œuvre leurs politiques de contrôle des frontières, les juridictions chargées d’établir et de sanctionner ces atteintes, lorsqu’elles peuvent être saisies, se dérobent à leur mission. Tout se passe comme si, par leur immobilisme, leurs carences ou leur complaisance à l’égard des institutions de l’Union ou des États, ces organes juridictionnels renonçaient à assurer la justiciabilité des droits fondamentaux, assurant ainsi l’impunité de ces institutions et des États. Cette démission s’avère d’autant plus critiquable qu’ils disposent des moyens juridiques et matériels permettant d’accéder aux informations nécessaires pour caractériser les responsabilités respectives de chacun des acteurs de ces politiques. Face à ces défaillances, il appartient au Tribunal des peuples, en se fondant sur les éléments d’information disponibles et en procédant à leur analyse, de mettre ces responsabilités en évidence au regard tant des instruments européens et internationaux mobilisables que du jus cogens (droit coutumier obligatoire).

La responsabilité internationale des États peut être engagée. Il résulte en effet des travaux de la Commission du droit international (CDI) soumis à l’Assemblée générale des Nations Unies que : 1. « Tout fait internationalement illicite de l’État engage sa responsabilité internationale » (art. 1er) et 2. « Il y a fait internationalement illicite de l’État lorsqu’un comportement consistant en une action ou une omission : a) Est attribuable à l’État en vertu du droit international, et b) Constitue une violation d’une obligation internationale de l’État » (art. 2).

Le tribunal devra également constater que l’Union et les États membres doivent être tenus pour internationalement responsables de l’aide et de l’assistance qu’ils apportent aux États qui commettent de tels faits en les incitant, directement ou indirectement, à les commettre par le biais de la politique d’externalisation menée sous la dénomination officielle et euphémisée de « dimension externe de la politique d’immigration et d’asile ».

Les violations des droits fondamentaux qu’il s’agit ici de mettre en évidence apparaissent liées, dans leur ensemble, aux restrictions apportées à la liberté de circulation des migrants.

Lorsqu’ils parviennent sur le territoire de l’Union, les migrants devraient par ailleurs être considérés comme titulaires, sans discrimination aucune, de l’ensemble des droits économiques, sociaux et culturels dont jouissent les nationaux. Dans ce domaine encore, l’observation démontre pourtant que ces droits sont fréquemment méconnus, limités ou violés. Les entraves à l’exercice de ces droits feront l’objet d’un examen spécifiquement consacré à la situation française.

Enfin, la répression visant les personnes qui tentent de venir en aide aux migrants ne peut être dissociée des violations des droits subies par ces derniers puisqu’elle vise à dissuader toute tentative de défendre l’exercice de ces droits. Elle sera en conséquence également visée par le présent acte d’accusation [1].

DES VIOLATIONS CONDAMNÉES PAR LE DROIT INTERNATIONAL

I. Violations des droits fondamentaux résultant des restrictions à la liberté de circulation

1. Violations du droit de quitter son propre pays

Le droit de toute personne de quitter son propre pays, consacré par la Déclaration universelle (art. 13-2) et par le Protocole 4 à la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH), que ce soit pour échapper à des menaces d’atteinte à sa vie ou à son intégrité physique ou pour fuir la misère, est entravé ou limité par des obstacles qui résultent directement des politiques européenne et nationales de fermeture des frontières. On peut pointer ici :

  • des politiques ultra-restrictives de délivrance des visas ;
  • des accords bilatéraux incitant les États tiers à contrôler la sortie du territoire de leurs ressortissants, éventuellement en érigeant en délit la sortie du territoire sans autorisation.

2. Violations du principe de non-refoulement

Ce principe, consacré par la convention de Genève et par la Convention contre la torture, tend à assurer la protection de ceux qui fuient leur pays, pour quelque motif que ce soit. Les violations de ce principe revêtent plusieurs formes :

  • des interceptions d’embarcations de migrants et leur refoulement lors des opérations de surveillance coordonnées par Frontex, agence européenne chargée du contrôle des frontières extérieures de l’UE (opérations de push-back) ;
  • l’accord UE-Turquie du 18 mars 2016 par lequel les signataires organisaient le blocage, en Turquie, des exilés, très nombreux à l’époque à rejoindre l’UE par les îles grecques, et le renvoi systématique en Turquie de ceux qui y parviendraient ;
  • des refoulements vers la Libye par l’Italie en application d’accords ou d’arrangements bilatéraux ;
  • l’expulsion par la Belgique vers le Soudan de ses ressortissants, enfermés et torturés à leur arrivée ;
  • la législation espagnole autorisant le refoulement vers le Maroc (à Ceuta et Melilla) ;
  • le caractère très théorique, en France, de l’interdiction de renvoyer quelqu’un contre son gré avant l’expiration du délai d’un jour franc, les personnes n’étant pas informées correctement de leurs droits. La situation est pire à Mayotte puisque ce délai n’est pas prévu par les textes.

3. Violation de l’obligation de porter secours en mer

Cette obligation est consacrée par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer et la Convention internationale pour la sauvegarde de la vie en mer, dite Convention SOLAS. Constitue un acte illicite au regard du droit international le fait de ne pas porter secours aux personnes en détresse en mer, en temps de paix comme en temps de guerre. Dans ces conditions, les États et l’UE engagent leur responsabilité internationale lorsque leurs agents s’abstiennent de porter secours aux personnes concernées, en toute connaissance de leur situation de détresse.

Or on sait que le nombre de personnes décédées en mer est estimé à plusieurs dizaines de milliers au cours des vingt dernières années et des ONG ont documenté plusieurs situations dans lesquelles ces naufrages se sont produits alors que des navires battant pavillon des États membres étaient en situation de porter secours aux naufragés.

4. Violations du droit d’asile

Prévu et organisé par la Convention de 1951 relative au statut de réfugié, dite convention de Genève, le droit d’asile se trouve réduit comme peau de chagrin car la convention est contournée de multiples façons :

  • politique restrictive de reconnaissance du statut de réfugié : utilisation excessive, voire systématique, de la notion de « demande manifestement infondée » pour justifier des procédures d’examen expéditives ; officialisation de notions comme celles d’« asile interne », de « pays de premier asile », de « pays tiers sûr », de « pays d’origine sûr » qui permettent de refuser le statut de réfugié ; exigences de preuves de plus en plus sévères ;
  • accès entravé à la procédure de demande d’asile ;
  • multiplication des obstacles visant à empêcher l’arrivée des réfugiés aux frontières de l’UE : imposition généralisée du visa, formalité du visa de transit aéroportuaire, mise en place de hotspots aux frontières européennes pour trier les personnes arrivant en Europe selon des critères discriminatoires ;
  • délocalisation de la protection à l’intérieur même du pays d’origine (notion d’« asile interne » fondée sur l’idée que le réfugié peut bénéficier d’une protection suffisante en restant dans une zone située à l’intérieur même de son pays d’origine) ou délocalisation des procédures d’examen des demandes d’asile et de la protection des réfugiés dans les pays tiers (accord UE-Turquie ou processus de Khartoum, qui associe une dizaine de pays d’Afrique, avec pour objectif de tenter de bloquer la route migratoire en provenance de la corne de l’Afrique) ;
  • externalisation de la politique d’asile : délocalisation des contrôles le plus en amont possible des frontières de l’Union ; sous-traitance aux pays tiers des tâches de surveillance et de gestion des flux migratoires, voire de l’accueil des demandeurs d’asile (voir par exemple le processus de Khartoum) ; sanctions contre les transporteurs à qui l’on demande de procéder aux contrôles pour le compte des États, ce qui équivaut à privatiser des fonctions régaliennes ; accords de réadmission passés avec les pays tiers visant à garantir que les étrangers expulsés seront admis sur le territoire du pays vers lequel ils sont renvoyés.

5. Violations du droit à la vie

Le droit à la vie est notamment consacré par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et par la CEDH. Or, les conséquences meurtrières de la politique européenne, dénoncées depuis longtemps par les organisations non gouvernementales (ONG), sont désormais bien connues. Des milliers de migrants trouvent la mort chaque année en tentant de franchir les obstacles dressés sur leur route. Outre les innombrables naufrages en Méditerranée, il en est notamment ainsi dans la région de Calais, où ils sont contraints de prendre de plus en plus de risques pour essayer d’atteindre la Grande-Bretagne. On compte aussi des morts à Vintimille et dans la vallée de la Roya.

6. Violations de l’interdiction des traitements inhumains et dégradants

Les étrangers sont particulièrement exposés à subir les traitements contraires à la dignité humaine pourtant interdits par de très nombreux instruments internationaux : l’enfermement, l’éloignement forcé et plus généralement la vulnérabilité engendrée par la clandestinité ou la crainte de persécutions constituent en effet le terreau où ce type de pratiques prohibées peut facilement prospérer. On peut citer :

  • les traitements inhumains et dégradants liés aux conditions de (non) accueil : « jungles », campements, bidonvilles ; violences contre les migrants à l’occasion des évacuations forcées des campements par la police ;
  • les traitements inhumains et dégradants liés à l’enfermement ou à l’éloignement : humiliations et actes de violence physique infligés aux personnes enfermées en centre de rétention ; moyens de contrainte utilisés au cours des procédures d’éloignement : coups, ligotage, bâillonnement, administration de calmants… ; conditions matérielles du maintien en zone d’attente en France ; conditions matérielles de la détention dans les hotspots grecs et italiens en deçà des standards de dignité ;
  • les éloignements exposant les personnes à des traitements inhumains ou dégradants dans le pays de renvoi (y compris vers un État européen : cf. renvois « Dublin » vers la Grèce, condamnés par la Cour EDH) ;
  • l’éloignement de personnes sans respect du droit à un recours effectif, notamment dans les départements français d’outre-mer ;
  • les mesures d’éloignement susceptibles d’avoir des conséquences graves sur l’état de santé du requérant. Ainsi, en France, lorsqu’une pathologie grave est diagnostiquée dans un centre de rétention, il n’existe pas de procédure garantissant la suspension de l’exécution de la mesure ;
  • la traite des êtres humains : les politiques migratoires européennes laissent la porte grande ouverte à la traite des êtres humains, à la fois pendant le parcours migratoire et une fois les personnes arrivées en Europe. Le droit absolu d’être protégé contre les traitements inhumains ou dégradants, ou contre le travail forcé, la servitude et l’esclavage, n’est pas garanti, non plus que l’accès à la justice des victimes et leur sécurité.

7. Violations du droit à la liberté et à la sûreté par l’enfermement

Alors que plusieurs textes internationaux consacrent ce droit fondamental qu’est la liberté individuelle, autrement dit le droit de ne pas être arbitrairement détenu, la dénégation de la liberté de circulation expose les migrants à des violations de ce droit. Tous les États de l’UE ont aujourd’hui adopté des textes qui permettent de priver de liberté les étrangers pendant une période allant de quelques jours à une durée « indéfinie », que la directive « retour » limite désormais à dix-huit mois. Des cas de détention aux frontières internes non prévus par les textes ont au surplus été documentés et dénoncés en France. Le phénomène est amplifié par l’« externalisation » de la politique européenne d’immigration et d’asile qui débouche sur la création de centres fermés à l’extérieur des frontières de l’UE, voire sur son sol (hotspots en Grèce, en Italie), centres qui ne respectent pas les standards de dignité.

8. Violations de l’interdiction des expulsions collectives

Alors que les expulsions collectives sont interdites par la Charte des droits fondamentaux de l’UE, la Cour européenne des droits de l’Homme a reconnu la violation de cette disposition dans deux arrêts : CEDH, 5 février 2002, Conka c/Belgique, n° 51564/99, et CEDH, 23 février 2012, Hirsi, Jamma et autres c/Italie, n° 27765/09.

La pratique des « charters » vise à réaliser des économies importantes par rapport aux renvois effectués sur les lignes régulières, et, surtout, le procédé induit une série de risques non négligeables de violation des droits fondamentaux. Car, pour remplir un avion, il faut avoir les passagers à disposition, donc les maintenir sous contrôle le temps de l’organisation matérielle du départ. Il faut aussi avoir pu en rassembler un nombre suffisant, ce qui constitue une incitation à effectuer des arrestations dans des quartiers fréquentés par certaines communautés, avec les risques de bavures qu’elles comportent. Enfin, l’urgence et le grand nombre de personnes concernées sont incompatibles avec un examen individualisé de la situation des personnes renvoyées et des risques encourus dans le pays de renvoi.

9. Violations des droits des enfants

Les enfants ont droit à une protection spécifique qui recouvre et renforce tous les aspects des droits fondamentaux. Or, dans les faits, cette protection n’est pas assurée. À titre d’exemple de ces violations :

  • les refus de prise en charge opposés à des mineurs laissés à la rue ;
  • l’enfermement des mineurs dans les zones d’attente ;
  • le placement de mineurs en rétention avec leurs parents en dépit des condamnations de la CEDH ;
  • le refoulement de mineurs aux frontières terrestres ;
  • à Mayotte, les expulsions de mineurs qui ne sont pas accompagnés par un de leurs parents en les rattachant arbitrairement à un adulte.

10. Violations des droits fondamentaux des migrants résultant de la politique d’externalisation

Indépendamment de la responsabilité propre des États et de l’UE pour la commission de faits reconnus illicites par le droit international, leur responsabilité internationale est également engagée lorsqu’ils apportent une aide aux États qui commettent de tels faits – dont certains tombent sous la qualification de crimes contre l’humanité (voir point suivant) – ou les incitent, directement ou indirectement, à les commettre. Certaines des violations des droits fondamentaux répertoriées ci-dessus sont commises par des pays tiers, et non pas directement par les États membres ou l’UE. Elles sont néanmoins la conséquence directe des contraintes imposées à ces pays pour satisfaire les objectifs de la politique européenne d’immigration et d’asile, dont l’externalisation est la pierre angulaire. Ceci est vrai, qu’il s’agisse du droit de quitter son propre pays, du principe de non-refoulement, du droit d’asile, du droit à la vie, de l’interdiction des traitements inhumains et dégradants, de l’enfermement ou des droits des enfants.

Les États et l’UE engagent donc leur responsabilité internationale à ce titre.

11. Complicité de crimes contre l’humanité

L’article 7 du Statut de Rome créant la Cour pénale internationale incrimine l’aide ou l’assistance dans la commission d’une série d’actes criminels « dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque ». Or, est aujourd’hui établie, au-delà de tout doute possible, l’existence d’actes inhumains – privation de liberté, meurtres, viols, réduction en esclavage, disparitions forcées… – commis dans le cadre d’une telle attaque visant spécifiquement et délibérément la population des migrants. Les auteurs en sont à la fois les agents d’États tiers et des membres d’organisations non étatiques – milices ou mafias – qui multiplient les actes détaillés à l’article 7 (maintien en détention, meurtres, viols, disparitions forcées…) en lien direct avec le trafic des migrants.

Les dirigeants de l’Union et des États et leurs agents contribuent à la commission de ces crimes contre l’humanité, en fournissant une aide substantielle et déterminante à ces organisations criminelles, étatiques ou non étatiques, et ceci en connaissance de cause. Ils engagent donc leur responsabilité pénale dans les termes de l’article 25, c. du Statut de Rome.

II. Violations des droits économiques, sociaux et culturels en France

Si le Pacte sur les droits économiques, sociaux et culturels (Pidésc) de 1966 ne mentionne pas de façon spécifique les étrangers, ceux-ci n’en sont pas moins titulaires, au même titre que les nationaux, des droits qu’il énonce.

Le Comité pour les droits économiques, sociaux et culturels (Codésc) l’a réitéré de façon constante dans ses observations générales et ses observations finales sur les rapports périodiques des États, ainsi que dans une déclaration sur « les obligations des États envers les réfugiés et les migrants au regard du Pidésc », publiée le 13 mars 2017. On trouve dans ces différents documents des indications précises sur l’applicabilité des dispositions du Pidésc aux non-ressortissants et les obligations corrélatives des États. Le Codésc rappelle que les droits visés par le Pidésc s’appliquent aussi aux réfugiés, demandeurs d’asile, apatrides, travailleurs migrants et victimes de la traite – et ceci « indépendamment de leurs statut juridique et titres d’identité ». La protection contre la discrimination ne peut être subordonnée à la condition de la régularité du séjour dans le pays d’accueil.

Le Comité a aussi rappelé que certaines obligations avaient un caractère absolu, telles que l’accès à l’eau, l’accès aux médicaments essentiels, l’accès à l’éducation et que les États ne peuvent pas restreindre la jouissance de ces droits en invoquant le manque de ressources, même lorsqu’ils sont confrontés à un flux soudain et quantitativement significatif de réfugiés. En France, la précarisation du droit au séjour, sous l’effet des réformes intervenues depuis 1993, et plus encore depuis 2003, rejaillit négativement sur la jouissance des droits économiques et sociaux qui est généralement subordonnée à la détention d’un titre de séjour, voire à la détention d’un titre de séjour de longue durée. Or ce dernier titre est désormais délivré au compte-gouttes (il représente moins de 10 % de l’ensemble des titres de séjour délivrés, alors qu’il représentait plus de 40 % des titres délivrés vingt ans auparavant).

S’agissant des quelques prestations qui ne sont pas conditionnées à la régularité du séjour, les étrangers, par hypothèse en situation irrégulière, ont souvent du mal à en obtenir le bénéfice, soit parce qu’ils sont démunis face à une administration pas toujours encline à respecter la loi, soit parce qu’ils hésitent à s’adresser aux services publics, par crainte d’être dénoncés à la police et reconduits à la frontière. Au nombre des violations de ces droits, citons :

  • les entraves au droit à l’emploi ;
  • les entraves au droit de jouir de conditions de travail justes et favorables ;
  • les entraves au droit à l’accès à la protection sociale ;
  • les entraves à l’accès aux soins ;
  • les entraves au droit à l’éducation ;
  • les entraves au droit à un logement suffisant.

III. Violations des droits des défenseurs des droits

Ces droits ont été reconnus par la Déclaration sur le droit et la responsabilité des individus, groupes et organes de la société de promouvoir et protéger les droits de l’Homme et les libertés fondamentales universellement reconnus, adoptée le 9 décembre 1998 par l’Assemblée générale des Nations Unies.

Avec l’instauration, en France, de l’état d’urgence, et dans le contexte appelé « crise migratoire », on assiste à une recrudescence de poursuites visant à empêcher l’expression de la solidarité envers migrants, réfugiés, Roms, sans-papiers… La panoplie des délits au prétexte desquels des personnes ayant manifesté leur solidarité à l’égard de personnes étrangères sont intimidées et souvent poursuivies et condamnées – parfois au nom de la « lutte contre les passeurs » – s’est étendue. Ces entraves aux actions de solidarité existent dans d’autres pays européens : en Italie, en Belgique ou au-delà, au Maroc par exemple.

Acte d’accusation complet, TPP 2018




Notes

[1Pour en savoir plus, se reporter à l’acte d’accusation complet.


Article extrait du n°118

→ Commander la publication papier ou l'ebook
S'abonner

[retour en haut de page]

Dernier ajout : jeudi 25 avril 2019, 13:01
URL de cette page : www.gisti.org/article6008