La rétention est utilisée pour punir les étrangers

Interview de Patrick Henriot, publiée par Alternatives Économiques

Cette interview de Patrick Henriot, membre du Gisti, réalisée par Céline Mouzon, a été publiée le 23 février 2018 par le site de la revue Alternatives Économiques.

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La prolongation de la rétention inscrite dans le projet de loi asile-immigration présenté le 21 février en Conseil des ministres fonctionne comme un moyen de pénaliser ou de punir les étrangers qu’on veut éloigner, estime Patrick Henriot, membre du Gisti et ex-premier vice-président du TGI de Bobigny à la retraite. Fait sans précédent pour cet ancien secrétaire national du Syndicat de la magistrature, on légalise pour la première fois le placement en rétention de personnes dont il n’est pas établi qu’elles soient en situation irrégulière

Le projet de loi asile-immigration prévoit d’augmenter la durée maximale en rétention d’un étranger en situation irrégulière, de 45 jours, à 90 jours, voire à 135 jours dans certains cas. Qu’est-ce que la rétention ?

La rétention est une privation de liberté à l’encontre d’un étranger qui se trouve en situation irrégulière sur le territoire français. Cette privation de liberté est décidée par l’administration : c’est le point fondamental. En principe, la privation de liberté est décidée par le juge judiciaire, gardien de la liberté individuelle selon la Constitution [1]. Pour la rétention, l’administration se passe de l’autorisation préalable d’un juge. L’autre exemple d’une privation de liberté sans autorisation préalable du juge est l’hospitalisation d’office sous contrainte, l’hospitalisation forcée.

Cette privation de liberté ne peut être que d’une durée limitée. Mais qu’entend-on par là ? L’hospitalisation d’office est valable pendant 15 jours. Lorsque ce délai est atteint, l’administration doit demander à un juge judiciaire d’en valider le principe et éventuellement de la prolonger.

Il en va de même pour les étrangers en rétention. Le délai au terme duquel l’administration doit faire valider sa décision est de 48 heures. Ce délai a fait l’objet de beaucoup de débats, notamment parce qu’en 2011, la loi Besson l’avait étendu à cinq jours, avant que la loi du 7 mars 2016 ne le ramène à 48 heures.

En théorie, la rétention n’est pas une détention. Pourtant, cela y ressemble, ce qu’ont d’ailleurs noté il y a peu plusieurs députés qui ont visité des centres de rétention administrative (CRA)

La rétention est légalisée en 1980 par la loi Bonnet, puis modifiée un an plus tard par la loi Questiaux. Cette légalisation vient encadrer des pratiques qui existaient alors et relevaient de l’arbitraire policier. Il s’agissait de pratiques informelles, voire clandestines. C’est ce qu’a révélé l’affaire d’Arenc, du nom d’un hangar sur le port de Marseille [2] où étaient parqués des étrangers avant leur renvoi. Cette affaire, qui éclate dans les années 1970, voit se mobiliser les associations, comme la Cimade. Elle visibilise la question de l’enfermement des étrangers.

Le régime de la rétention est spécifique : les personnes placées en rétention ne sont pas condamnées, elles ne purgent pas une peine. Elles sont enfermées dans un lieu en attendant que l’administration puisse organiser leur éloignement, c’est-à-dire concrètement obtenir un laisser-passer consulaire du pays dans lequel elle veut les renvoyer, réserver une place sur un vol, etc.

En découlent plusieurs implications. En principe, la rétention ne doit intervenir que s’il n’y a pas d’autre solution, comme l’indique la directive européenne « retour ». Les législations nationales doivent faire prévaloir une autre mesure moins contraignante à chaque fois que cela est possible, faire prévaloir l’assignation à résidence sur la rétention par exemple. La rétention ne doit avoir lieu que s’il y a un risque de fuite avéré ou qu’il n’y a pas ou peu de « garanties de représentation ». Concrètement, un étranger présent depuis de nombreuses années en France, qui a un conjoint, un domicile, des enfants peut-être, présente de fortes garanties de représentation, à l’inverse d’un étranger sans attache familiale, qui est à la rue… Mais cette situation doit s’apprécier au cas par cas.

Et en principe toujours, le régime de la rétention devrait être conçu et géré de manière à ce que ces personnes ne soient privées d’aucun droit autre que la liberté d’aller et venir. Toutes les restrictions aux différents droits et libertés doivent être corrélés à la nécessité de les éloigner. La personne doit pouvoir continuer à s’entretenir avec sa famille, avec l’extérieur, doit pouvoir exercer ses droits, y compris par exemple sa liberté de culte.

Dans la réalité pourtant, il y a très peu de différence entre un séjour carcéral et un centre de rétention.

Quel est le pouvoir du juge judiciaire ? A quoi sert-il ?

Le juge judiciaire doit vérifier la régularité de la procédure, à compter de l’interpellation, et tout au long de la rétention. Il peut faire libérer un étranger par exemple lorsqu’il a été interpelé et placé en rétention dans le cadre d’un contrôle d’identité illégal, encore faut-il que l’illégalité de ce contrôle puisse être prouvée…. Durant la rétention, le juge judiciaire s’assure que les droits dont sont titulaires les étrangers en rétention sont effectifs : le droit de communiquer avec l’extérieur, d’être assisté d’un médecin ou d’un avocat. Il doit aussi vérifier si le recours à la rétention n’est pas abusif ou excessif.

En revanche, le contrôle de la rétention effectué par le juge judiciaire ne peut pas déborder sur le contrôle de la légalité de la mesure d’éloignement : il est en principe de la compétence exclusive du juge administratif ; et même quand ce principe pourrait recevoir des exceptions, la Cour de Cassation sanctionne impitoyablement toute initiative en ce sens.

Depuis 1980, la durée de la rétention n’a cessé d’être allongée, sans pour autant que cela garantisse une quelconque « efficacité » de l’éloignement. Que prévoit ce nouveau texte ?

La durée de la rétention a en effet été à chaque texte de loi allongée un peu plus. Les 45 jours actuels sont déjà le résultat d’une évolution de la législation. Cette fois, le projet de loi prévoit de doubler la durée théorique, de 45 à 90 jours, avec une possibilité d’aller jusqu’à 135 jours. Ces 45 jours supplémentaires (90 + 45) relèveraient de la faculté donnée au juge d’autoriser trois fois de suite une prolongation de la rétention de 15 jours.

Et ce, dans trois hypothèses : premier cas, lorsque la personne qui est en rétention dépose une demande d’asile dans les derniers jours précédant la fin de sa rétention ; cela revient à sanctionner une personne qui demande l’asile.

Deuxième cas, lorsque la personne en rétention a fait obstruction à l’exécution de la mesure d’éloignement. Concrètement, elle refuse d’embarquer dans l’avion et obtient ainsi le report de son éloignement. Le refus d’embarquer est souvent le cas des personnes qui craignent pour leur vie ou leur intégrité physique dans le pays où on veut les renvoyer.

Enfin, troisième cas, lorsque la personne a demandé une protection contre l’éloignement en raison de son état de santé. La prolongation de la rétention dans ce projet de loi fonctionne donc explicitement comme un moyen de pénaliser ou de punir les étrangers qu’on veut éloigner aussi graves que soient les raisons qui s’y opposeraient.

Cela témoigne-t-il d’une suspicion systématique à l’égard des étrangers en situation irrégulière ?

C’est le dénominateur commun de ce projet de loi : nous sommes dans le règne du soupçon, de la suspicion généralisée. Toute personne étrangère qui n’est pas titulaire d’un titre de séjour est suspecte soit de vouloir s’enfuir, soit de vouloir se cacher, soit de faire une demande d’asile uniquement pour éviter l’éloignement, soit de se déclarer malade alors qu’elle serait en bonne santé.

L’une des dispositions emblématiques de cette approche est celle qui prévoit qu’une personne dont l’OQTF [obligation de quitter le territoire français, il s’agit de l’acte par lequel l’administration signifie à l’étranger l’obligation de quitter le territoire, Ndlr] est assortie d’un délai de départ volontaire puisse être assignée à résidence. L’OQTF assortie d’un délai de départ volontaire signifie que l’administration fait confiance à la personne pour organiser son départ dans un temps imparti. A rebours, l’assignation à résidence témoigne d’une suspicion, on assigne à résidence celui qu’on soupçonne de vouloir s’enfuir. C’est contradictoire mais révélateur.

Une proposition de loi vient d’être votée, le 15 février, qui autorise le placement en rétention des « Dublinés » : qu’est-ce que cela signifie ?

Rappelons que les Dublinés sont des demandeurs d’asile qui souhaitent faire une demande en France mais sont entrés par un autre Etat de l’UE, y ont été enregistrés et y ont éventuellement déposé une demande d’asile. Jusqu’à ce texte, la loi (le Ceseda, le code de l’entrée et du séjour des étrangers) ne contenait pas de disposition qui définissait avec assez de précision le risque de fuite au regard du règlement de Dublin.

C’est pourquoi le 27 septembre dernier, la Cour de Cassation, appliquant la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne, avait décidé dans un arrêt important qu’on ne pouvait pas placer en rétention les Dublinés compte tenu de ce silence de la loi. Depuis cet arrêt, le placement en rétention des Dublinés était interdit par principe, et devait être systématiquement annulé par le juge judiciaire dès qu’il était saisi, que ce soit par l’étranger ou par l’administration.

Avec ce nouveau texte, on a étendu aux personnes sous procédure Dublin, en les adaptant, les dispositions qui concernaient déjà les autres personnes susceptibles de faire l’objet d’une mesure d’éloignement, les étrangers en situation irrégulière.

Mais le point important, et très grave, c’est que pour la première fois, on légalise le placement en rétention de personnes dont il n’est pas établi qu’elles soient en situation irrégulière. C’est ce qu’a relevé le Défenseur des droits. On franchit un cap. Dans les autres cas, les personnes en rétention sont des personnes dont la situation irrégulière a été constatée par une décision administrative, au motif qu’elles n’ont pas de titre pour séjourner en France. Un Dubliné qui a laissé ses empreintes en Italie n’est pas en situation irrégulière, il est potentiellement en attente de l’asile. Il vient chercher notre protection, et il ne sera acquis qu’il est en situation irrégulière que s’il est débouté de sa demande. Cela signifie qu’on ne place en rétention que pour faciliter la gestion de la procédure Dublin.

Avec cette extension du recours à la rétention et les dispositions du projet de loi asile et immigration, peut-on parler d’une justice d’exception pour les étrangers ?

Dans son acception maximale, la justice d’exception désigne le recours à des tribunaux d’exception. Là, ce n’est pas le cas. Ce sont des juges de droit commun qui statuent sur l’éloignement et la rétention des étrangers. En revanche, il y a des procédures d’exception, spécifiques à ce contentieux, qui dérogent au contentieux administratif ou judiciaire de droit commun. Le Conseil constitutionnel a validé en 1993 le principe de dispositions spécifiques aux étrangers en matière d’entrée et de séjour en France.

Ces procédures se caractérisent, de fait, par autant de restrictions ou privations d’un certain nombre de droits. Ce sont d’abord des délais de procédure raccourcis. Par exemple, pour contester une mesure d’éloignement, une personne placée en rétention doit saisir le juge administratif dans les 48 heures, là où le droit commun prévoit un délai de deux mois pour contester une décision administrative (par exemple, si la préfecture ferme votre baraque à frites, vous avez deux mois pour contester). Les délais sont parfois si courts qu’ils privent de fait les étrangers de la possibilité d’un recours effectif. Il faut être au courant de ces délais, et avoir les moyens de saisir un avocat. Un rapport parlementaire récent sur l’application de la loi du 7 mars 2016 récapitule toutes les procédures et délais pour les étrangers. C’est d’une complexité ahurissante, ce sont des chausse-trappes épouvantables.

On peut aussi parler de justice d’exception si l’on pense aux conditions dans lesquelles les juges statuent. Le juge administratif est en charge de la grande majorité des contentieux en matière de séjour et d’éloignement. Or très souvent, il s’agit d’un juge unique, par opposition à la collégialité qui est la règle dans l’organisation de la justice. De même, la procédure a le plus souvent lieu sans rapporteur public. Or devant la justice administrative, le rapporteur public, qui est un magistrat, a pour rôle de donner son avis sur l’application des textes dans la procédure en cours. Ses avis sont majoritairement suivis car son travail d’analyse permet d’éviter les erreurs manifestes de droit ou d’appréciation. Ce garde-fou du rapporteur public est quasiment toujours absent dans le contentieux des étrangers. Toutes ces dérogations se sont mises en place progressivement.

Du côté du juge judiciaire, les délais pour statuer sont ultra courts. Cela ressemble donc à une justice d’abattage, à la chaîne.

Dernier point : le projet de loi asile et immigration impose la généralisation des audiences en visio-conférence qui renforce la dimension « justice d’exception ». Jusqu’à présent, la personne pouvait refuser la visio-conférence. Désormais, dans les contentieux de l’asile et de l’éloignement, ce ne sera plus possible. Or la visio-conférence est une grave restriction aux droits de la défense : il est très compliqué de se défendre face à une caméra.


Notes

[1« Nul ne peut être arbitrairement détenu. L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi », affirme l’article 66 de la Constitution.

[2Sur le centre d’Arenc et la rétention administrative, voir https://researchportal.port.ac.uk/portal/files/3439035/Le_centre_d_Arenc_Ed_Naylor.pdf

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Dernier ajout : jeudi 11 avril 2019, 19:00
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